A. La critique de l’organisation antérieure

Conformément à l’orientation générale des réformes de 1985, cette critique a été présentée à la fois sur le plan de l’organisation documentaire et sur le plan institutionnel. Du point de vue documentaire, c’est évidemment le manque de coordination entre les bibliothèques universitaires « officielles » et les bibliothèques spécialisées des universités qui a été considéré comme la question centrale.

Un document publié en annexe à deux circulaires du 31 octobre 1985 et présenté comme l’exposé des motifs du décret du 4 juillet 1985 sur les services de la documentation des établissements d’enseignement supérieur permet de connaître la position officielle de l’administration chargée des bibliothèques universitaires. Cette position apparaît comme très proche de celle qui avait été présentée dans le rapport des inspections générales de 1980.

‘« On est donc conduit à souligner le caractère global de l’organisation documentaire. Son efficacité est beaucoup plus grande si elle concerne l’ensemble des documents acquis et coordonne toutes les ressources documentaires de l’établissement. En ce qui concerne les universités, le décret du 23 décembre 1970 sur le service commun des bibliothèques, quoique modifié et complété par le décret du 26 mars 1976, avait négligé cet aspect important du problème pratique à résoudre, en créant un service commun qui s’occupait seulement d’une partie des documents... D’où une gestion morcelée, dont les résultats ne pouvaient être que partiels et parfois décevants, les bibliothèques d’institut et d’U.E.R. ne cessant de se multiplier et de se développer de façon totalement irrationnelle et coûteuse. » 688

Il est peut-être naturel qu’une administration centrale ait accordé une importance déterminante à la rédaction d’un texte réglementaire dans le développement d’une situation donnée. Nous savons cependant que les causes de cette situation étaient beaucoup plus complexes, et remontaient bien au-delà de 1970. Le caractère partiel de l’analyse proposée apparaît mieux si l’on se demande en quoi une rédaction différente du décret du 23 décembre 1970 aurait pu, à elle seule, modifier l’organisation documentaire des universités. De même que la réforme des bibliothèques universitaires en 1961-1962 n’avait pu prendre pour objet que les bibliothèques universitaires « officielles », même si elle avait aussi formé le projet de réduire l’importance des bibliothèques spécialisées des universités, la rédaction du décret du 23 décembre 1970 était restée marquée par le fait que la direction qui l’avait préparée n’avait autorité que sur la partie officielle du dispositif documentaire des universités.

Dans un article très favorable à la création des services communs de la documentation, publié quelques mois seulement après les textes qu’il commente, H. Comte a présenté une critique de l’organisation bibliothéconomique antérieure fondée sur un arrière-plan historique plus complet.

H. Comte suppose qu’il a existé, pendant plusieurs décennies après la création des bibliothèques universitaires, un monopole de ces bibliothèques sur la documentation universitaire. La création des bibliothèques universitaires aurait donc fait disparaître non seulement les bibliothèques des facultés (ce qui est établi), mais aussi les bibliothèques spécialisées qui existaient alors dans les instituts et les laboratoires des facultés. Notant que l’unité de gestion de la documentation dans les universités a constitué, à toutes les époques, un objectif difficile à atteindre, H. Comte affirme cependant que cette unité aurait été réalisée à la suite de la création des bibliothèques universitaires.689

Cette situation de monopole aurait commencé à s’affaiblir dès l’entre-deux-guerres, et la situation se serait ensuite progressivement détériorée, jusqu’au constat d’une situation critique dont la prise de conscience remontait, selon l’auteur, à 1965. Cette dégradation aurait été due à la réduction des ressources financières des bibliothèques universitaires, et à leur incapacité à répondre à la totalité des demandes qui leur étaient présentées. En raison de ces défaillances, des services documentaires concurrents auraient commencé à apparaître, et auraient pris deux formes principales : celle de bibliothèques de spécialité dans les laboratoires et les instituts, et celle de bibliothèques de proximité constituées auprès de facultés et plus tard d’unités d’enseignement et de recherche (U.E.R.). A la complémentarité relative des débuts, aurait succédé une situation de confusion de plus en plus grande des missions, des responsabilités et des financements. 690

En cohérence avec cette reconstitution, H. Comte a vu dans la création des services communs de la documentation, dont l’un des objectifs était l’unification du système documentaire des universités, une tentative de restauration de l’unité perdue, et a même discerné un parallélisme entre la première tentative de réunion des bibliothèques des facultés en 1855 et les réformes de 1985. 691

Ces conceptions nous semblent criticables à plusieurs égards. On peut remarquer au passage que le schéma d’évolution proposé reproduit une structure mythique bien connue, celle d’une période originelle caractérisée par un ordre parfait (monopole documentaire des bibliothèques universitaires), suivie d’une longue période de dégradation et de confusion (apparition et développement de services concurrents) qui, à son tour, ouvre la voie à une tentative de restauration dont le but est le retour à la situation originelle. Du point de vue stylistique, l’existence de ce schéma se manifeste par l’emploi spontané de l’expression d’« âge d’or », qui se réfère au mythe hésiodique des cinq âges de l’humanité. La présente sous-jacente de cette structure n’est sans doute pas étrangère à la force de persuasion de cette reconstitution, dont le caractère hypothétique ne fait cependant pas de doute. 692

D’une manière plus précise, il faut remarquer que rien ne permet d’affirmer que la création des bibliothèques universitaires aurait entraîné la disparition des bibliothèques spécialisées d’instituts et de laboratoires qui existaient alors dans les universités. La seule suppression dont on puisse être sûr qu’elle a résulté de la création des bibliothèques universitaires est celle des bibliothèques des facultés. Par la suite, l’existence des bibliothèques universitaires n’a jamais empêché la création ou le développement des bibliothèques spécialisées, et cela dès les années 1880. En revanche, il existe des témoignages et des indices qui permettent d’affirmer que des bibliothèques spécialisées ont coexisté avec les bibliothèques universitaires depuis l’origine de celles-ci, dans une sorte de complémentarité informelle. Il n’est donc pas du tout établi qu’à un moment quelconque de leur histoire les bibliothèques universitaires aient joui d’une situation de monopole à l’intérieur des universités.

Les indices et les témoignages qui permettent d’affirmer l’existence de bibliothèques spécialisées à côté des bibliothèques universitaires ne sont pas très nombreux mais ne peuvent pas échapper à une enquête attentive. Leur relative rareté tient surtout à ce que la création et le fonctionnement de ces bibliothèques ont toujours relevé exclusivement d’initiatives locales et d’événements comme des dons ou des legs, et n’ont presque jamais laissé de traces dans des documents officiels. Les rares exceptions à cette règle ont d’ailleurs parfois été à l’origine de confusions. Ainsi, le décret du 31 juillet 1920 relatif à la constitution des universités a prévu la création d’instituts d’universités et d’instituts de facultés. On en a parfois déduit à tort que ces instituts (et donc leurs bibliothèques) n’avaient pas pu exister avant cette date. Or on sait que le décret du 31 juillet 1920 n’a fait qu’officialiser une situation qui existait précédemment. De même, la circulaire du 10 janvier 1923, qui contient des instructions succinctes relatives aux bibliothèques des laboratoires, a pu être interprétée comme si elle avait autorisé officiellement la création de ces bibliothèques, alors que leur existence antérieure est bien attestée. Il se pourrait aussi que ces dates de 1920 et de 1923 soient à l’origine de l’idée selon laquelle les bibliothèques universitaires auraient commencé à être concurrencées par des bibliothèques spécialisées après la première guerre mondiale. Notre interprétation s’écarte de ces conceptions, puisque nous estimons qu’il n’a jamais existé de monopole des bibliothèques universitaires, et que la coexistence de ces bibliothèques avec des bibliothèques spécialisées et le caractère informel de leurs relations sont des caractères constants de l’organisation documentaire des universités françaises. 693

Si le monopole des bibliothèques universitaires n’a pas existé, il n’a pu être ni perdu, ni restauré. Il s’est cependant, selon toute probabilité, produit des évolutions dans la situation respective des bibliothèques universitaires et des bibliothèques spécialisées des universités. Les évolutions objectives, comme le développement supposé ou réel des bibliothèques spécialisées, ne peuvent pas être reconstituées à partir des données lacunaires dont nous disposons. Mais des évolutions subjectives dans l’attitude des professionnels des bibliothèques universitaires à l’égard des bibliothèques spécialisées peuvent être reconstituées avec vraisemblance. Nous pensons qu’une attitude de tolérance, fondée sur la conscience de la complémentarité, même inorganisée, des différentes bibliothèques de l’université, a longtemps prévalu. Un élément nouveau est apparu avec la création d’une administration chargée des bibliothèques universitaires en 1945. Cette administration a élaboré une doctrine de l’organisation documentaire des universités, selon laquelle les bibliothèques universitaires devaient jouer un rôle plus important et se substituer en partie aux bibliothèques spécialisées des universités. Elle n’a cependant jamais pris une position qui puisse être interprétée dans un sens favorable au monopole des bibliothèques universitaires. Nous avons critiqué, dans les mesures organisationnelles mises en place en 1961-1962, l’absence de politique de coopération avec les bibliothèques spécialisées des universités et la stratégie de rivalité entre ces bibliothèques et les bibliothèques universitaires qui avait été choisie par la direction des bibliothèques. Il nous est apparu aussi que la direction des bibliothèques avait longtemps espéré (de 1961 à 1965 au moins) que la direction de l’enseignement supérieur l’aiderait en prenant des mesures de rationalisation de l’organisation de la fonction documentaire dans les universités. Les réformateurs des années 1960 ont donc bien eu conscience du fait que la réforme des bibliothèques universitaires ne représentait qu’une partie d’une réforme plus globale, mais dont l’ampleur dépassait les compétences de la seule direction des bibliothèques. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, il nous semble que le choix d’une politique qui tendait à réduire le rôle des bibliothèques spécialisées des universités peut être critiqué pour son caractère ambitieux, voire irréaliste, plutôt que pour sa timidité. Si la direction des bibliothèques n’a jamais reconnu publiquement le caractère complémentaire des bibliothèques universitaires et des bibliothèques spécialisées des universités, elle a cependant admis avec un certain réalisme que les bibliothèques spécialisées avaient leur place dans le dispositif documentaire global des universités, et a plutôt cherché à limiter l’importance de bibliothèques semi-spécialisées destinées aux étudiants. Quant à la création en 1985 des services communs de la documentation conçus comme des structures permettant l’unification du dispositif documentaire des universités, nous ne l’interprétons pas comme un retour à l’origine des conceptions sur lesquelles les bibliothèques universitaires avaient été fondées, mais comme une innovation en réponse à une situation nouvelle sur le plan documentaire et sur le plan institutionnel. C’est d’ailleurs parce que ces mesures ont constitué une innovation majeure qu’il est possible de considérer que l’histoire des bibliothèques universitaires françaises s’est achevée en 1985. 694

Sur le plan institutionnel, l’intégration insuffisante des bibliothèques universitaires dans les universités a formé la base des critiques, conformément à une tendance dont les premières manifestations peuvent être datées de 1974 et qui avaient été développées dans des rapports officiels de 1980 et 1982.

Ainsi, l’exposé des motifs du décret du 4 juillet 1985 a noté que le cadre réglementaire du décret du 23 décembre 1970 avait fait des bibliothèques universitaires des services qui dépendaient beaucoup plus de l’administration centrale que des autorités responsables de leur propre université. Mais c’est surtout l’article déjà cité de H. Comte qui a approfondi ce point de vue.

La création des bibliothèques universitaires avait eu, parmi ses motivations, une attitude de défiance à l’égard du particularisme des facultés. On pourrait ajouter qu’à l’époque de cette création, il n’existait pas encore d’universités en France. Il en est résulté une organisation étroitement centralisée, dans laquelle les autorités universitaires n’ont été associées que d’une manière assez formelle au fonctionnement des bibliothèques universitaires. Ces dernières ont donc ‘« été organisées non comme des services des universités, mais comme des services de l’Etat dans les universités »’. Ces conceptions ont été pour l’essentiel maintenues dans l’organisation prévue par le décret du 23 décembre 1970. 695

Ces analyses de l’organisation administrative des bibliothèques universitaires ne nous paraissent pas contestables. Le caractère généralement ressenti comme extérieur aux universités des bibliothèques universitaires avait des origines institutionnelles très anciennes, et n’avait pas été fondamentalement modifié par les dispositions adoptées après la création d’universités autonomes en 1968. A cet égard, les réformes de 1985 ont créé une situation entièrement nouvelle, en incluant les bibliothèques universitaires dans le champ de l’autonomie universitaire à l’écart duquel elles avaient été maintenues jusqu’alors.

Notes
688.

« Exposé des motifs du décret [du 4 juillet 1985] sur les services de la documentation des établissements d’enseignement supérieur relevant du ministère de l’éducation nationale », Bulletin des bibliothèques de France, t. 30, n° 5, 1985, p. 442.

689.

H. Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 378-379. Cette conception d’un monopole documentaire des bibliothèques universitaires est exprimée à plusieurs reprises : « Excepté le cas particulier de Paris, les bibliothèques universitaires françaises sont nées de la réunion des bibliothèques de faculté et ont ainsi, des décennies durant, réalisé l’unité de gestion de la documentation scientifique des universités », p. 378 ; « le monopole des débuts », « un monopole documentaire très solide, dans le cadre des bibliothèques universitaires », « le monopole documentaire des bibliothèques universitaires », et « ...les bibliothèques universitaires ont pu monopoliser sans aucun partage la gestion des ressources documentaires des universités », p. 379.

690.

H. Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 379-381. Cette dégradation progressive est présentée sous le titre « le déclin du monopole ». La reconstitution de l’évolution du système documentaire des universités françaises dans l’article de H. Comte est plus affirmative que celle que l’on trouve dans d’autres documents, par exemple D. Pallier, « Une Histoire récente » dans Les Bibliothèques dans l’université, sous la direction de D. Renoult (Paris, 1994), p. 15-17, ou Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 75 : « On ne saurait affirmer que l’institution [la bibliothèque universitaire] fit disparaître alors les bibliothèques [spécialisées] existantes mais elle en freina certainement le développement ». A vrai dire, même cette dernière affirmation ne peut pas être prouvée.

691.

Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 378-379. Des conceptions proches de celles de cet article en ce qui concerne l’évolution des bibliothèques universitaires ont aussi été exprimées par H. Comte, « Bibliothèques d’universités, les défis d’une mutation », op. cit., p. 16-21.

692.

« Il serait vain et assurément arbitraire de dater précisément les premières lézardes qui affectent le système que l’on vient de décrire. Ce dernier, assurément, connaît son âge d’or entre les années 1880 et la première guerre mondiale. » H. Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 379. Cf. Hésiode, Les Travaux et les jours. Analyse du mythe des cinq âges de l’humanité dans M. Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 1, De l’âge de la pierre aux mystères d’Eleusis (Paris, 1984), p. 267-268.

693.

Décret du 31 juillet 1920 relatif à la constitution des universités, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 2440, 4 septembre 1920 ; circulaire du 10 août 1920 relative à l’exécution du décret du 31 juillet 1920 sur la constitution des universités, ibid. ; circulaire du 10 janvier 1923, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 2506, 15 février 1923. Ces documents (à l’exception de la circulaire du 10 août 1920) sont mentionnés, sans les interprétations critiquées ci-dessus, dans D. Pallier, « Une Histoire récente », op. cit., p. 17.

694.

Le raisonnement suivi par H. Comte établit une relation de cause à effet entre la perte de pouvoir d’achat des bibliothèques universitaires après 1914 et l’apparition de bibliothèques spécialiséesdans les universités. L’histoire du financement des bibliothèques universitaires n’est connue que dans ses grandes lignes. Elle ne peut pas se fonder uniquement sur l’évolution de la valeur réelle du droit de bibliothèque, dont les fluctuations ont été étudiées par H. Comte dans un autre ouvrage. Le rapprochement de faits comme l’apparition de l’inflation après la première guerre mondiale, les conséquences de cette inflation sur la valeur réelle du droit de bibliothèque et la publication de textes réglementaires ou officiels relatifs aux instituts des facultés et des universités ou aux bibliothèques de laboratoires autour de 1920 ne suffit pas pour établir que les bibliothèques d’instituts et de laboratoires n’auraient pas existé avant cette date et que leur existence serait due principalement à la diminution des ressources financières des bibliothèques universitaires. Sur l’évolution de la valeur réelle du droit de bibliothèque entre 1874 et 1976, cf. H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France, op. cit., p. 226 et p. 228 ; le graphique de la p. 228 montre que la valeur initiale (10 F de 1873) a été dépassée de façon éphémère à trois reprises à la suite de rélèvements intervenus entre 1930 et 1945. Sur l’évolution des ressources globales des bibliothèques universitaires entre 1919 et 1950 environ, cf. H. Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 380.

695.

« Exposé des motifs du décret [du 4 juillet 1985] sur les services de la documentation des établissements d’enseignement supérieur relevant du ministère de l’éducation nationale », op. cit., p. 442 ; H. Comte, « La Réforme du système documentaire des universités », op. cit., p. 384.