Conclusion

Deux évolutions peuvent être identifiées à l’origine de la création des services communs de la documentation. L’une, de nature bibliothéconomique, a eu pour but de rapprocher les bibliothèques universitaires et les bibliothèques spécialisées des universités. L’autre, de caractère institutionnel, a cherché à intégrer les bibliothèques universitaires dans les universités.

Les situations que ces évolutions ont essayé de modifier avaient l’une et l’autre une origine ancienne. Sur le plan institutionnel, l’indépendance des bibliothèques universitaires par rapport aux universités était la conséquence du fait que ces bibliothèques avaient été constituées par la réunion des bibliothèques de facultés et placées sous l’autorité des recteurs. Malgré leur caractère théorique de services communs aux différentes facultés, elles avaient gardé de cette origine le caractère de services dont les liens organiques avec les facultés étaient inexistants, alors que leurs liens avec l’université avaient essentiellement un caractère administratif. Ce caractère de service extérieur ou dérogatoire avait persisté, avec quelques aménagements, après la création d’universités autonomes en 1968.

Il est plus difficile de caractériser la situation des bibliothèques universitaires par rapport aux bibliothèques spécialisées des universités, en raison du silence réglementaire dans lequel ces dernières ont toujours existé. Mais l’on peut à bon droit présumer que le caractère complémentaire de ces deux catégories de bibliothèques a été une réalité et a été perçu de la fin du XIXe siècle jusque vers le début des années 1950. La situation aurait ensuite évolué en raison de la croissance des effectifs universitaires, qui rendait plus difficile les modes informels de concertation selon lesquels cette complémentarité avait été gérée jusqu’alors. La stratégie de rivalité avec les bibliothèques spécialisées des universités, choisie par la direction des bibliothèques au moment de la réforme des bibliothèques universitaires en 1961-1962, pourrait avoir été la conséquence de l’oubli de cette complémentarité ancienne, comme de la volonté de modifier cette situation dans un sens plus favorable aux bibliothèques universitaires.

Ces deux évolutions ont suivi des rythmes différents. L’évolution institutionnelle a été la plus rapide, puisque dix-sept ans seulement après la création d’universités autonomes, les bibliothèques universitaires ont été explicitement et sans doute définitivement placées sous le contrôle des universités. L’organisation documentaire suit un rythme d’évolution beaucoup plus lent, et cette évolution est peut-être plus apparente que réelle. Comme nous l’avons vu, l’unification du système documentaire des universités a été conçue par la réforme de 1985 comme une perspective à long terme, dépendant entièrement de décisions locales. Au demeurant, cette unification a eu, en ce qui concerne les bibliothèques dites associées, un caractère plus formel que réel. Si, comme nous le pensons, la complémentarité entre des bibliothèques à spécialisation large et relativement concentrées et des bibliothèques plus spécialisées et plus dispersées constitue une constante de l’organisation documentaire des universités françaises, on peut considérer que cette complémentarité, qui a longtemps existé à l’état informel, a été maintenue dans le cadre institutionnel nouveau des services communs de la documentation.

La situation des bibliothèques universitaires françaises de province entre 1964 et 1985 peut être analysée comme une situation de crise, qui a comporté plusieurs aspects. On peut distinguer une crise institutionnelle, une crise scientifique, une crise de l’organisation bibliothéconomique et une crise des moyens. L’explication fréquemment avancée, selon laquelle cette situation de crise aurait eu pour cause déterminante l’insuffisance des moyens en crédits et en personnel, nous apparaît, au terme de cette quatrième partie, comme une explication insuffisante.

Sur le plan institutionnel, plusieurs étapes peuvent être distinguées. Dans la situation de départ, avant les réformes de 1961-1962, les bibliothèques universitaires de province étaient des services communs aux différentes facultés, mais des « services négligés », selon le diagnostic posé par Pierre Lelièvre en 1955. Leur administration avait toujours eu un caractère centralisé, puisqu’elles avaient été depuis l’origine placées sous l’autorité du recteur de l’académie. Cette centralisation s’est trouvée renforcée par la création de la direction des bibliothèques en 1945. La politique de déconcentration totale des collections et des services des bibliothèques universitaires conduite à partir de 1961 n’a pas été accompagnée par des mesures tendant à atténuer cette centralisation traditionnelle, mais par le maintien et la réaffirmation des dispositions en vigueur. Sept ans après le lancement de cette politique, la création d’universités autonomes par la loi du 12 novembre 1968 a obligé à une première adaptation de l’organisation administrative des bibliothèques universitaires. Cette adaptation a été marquée par le souci de préserver l’indépendance traditionnelle des bibliothèques universitaires à l’égard des nouvelles universités (décret du 23 décembre 1970). Le caractère inadapté de ces dispositions à la nouvelle organisation universitaire est apparu rapidement, et a rendu nécessaire des mesures d’adaptation partielle, puis des études et des propositions dont le point d’aboutissement a été le décret du 4 juillet 1985. Ce texte a mis fin à plus d’un siècle de gestion centralisée ou semi-centralisée des bibliothèques universitaires, et marque le début d’une nouvelle période de l’histoire de la documentation universitaire.

La crise scientifique est fréquemment passée inaperçue. Elle a aussi une origine lointaine et des causes plus immédiates. La question de fond est liée à l’organisation administrative et bibliothéconomique des bibliothèques universitaires de province. Celles-ci n’ont pas entretenu de lien organique avec les facultés, dans lesquelles s’effectuait le travail d’enseignement et de recherche, mais ont été rattachées aux universités, conçues comme des superstructures légères de caractère principalement administratif. On se souvient que l’unité des bibliothèques universitaires a été voulue par les gouvernements successifs de la Troisième République pour rapprocher les facultés, et préfigurer leur réunion en universités. Mais quand cette réunion a été effectuée en 1896, les facultés sont restées l’organe dominant. Cet échec de la constitution de véritables universités nous semble avoir pesé lourdement sur le devenir des bibliothèques universitaires. Celles-ci sont devenues des services séparés des institutions d’enseignement et de recherche, et leur organisation a pris de ce fait un caractère principalement technique et administratif. L’ambition de redonner un rôle scientifique aux bibliothèques universitaires à partir de 1961 doit être appréciée à la lumière de cette réalité. Elle apparaît alors comme une entreprise utopique, dont l’objectif était de transformer complètement ou même d’inverser la réalité de ces bibliothèques. Pour acquérir quelque crédibilité, elle aurait dû être accompagnée d’une réflexion de fond sur la question de la spécialisation des bibliothèques universitaires, et de mesures tendant à réformer les modalités de recrutement et de formation du personnel scientifique. Aucune de ces conditions n’a été réalisée, et ne pouvait probablement l’être en raison de contraintes comme celle de la diversité des bibliothèques (publiques et universitaires) à laquelle le recrutement et la formation devaient être adaptés.

La crise de l’organisation bibliothéconomique présente elle-même deux aspects. Il s’agit d’abord de la volonté de ne pas coopérer avec les bibliothèques spécialisées des universités, et de faire assumer par les bibliothèques universitaires rénovées une partie des fonctions de ces bibliothèques. Cet objectif nous est apparu directement lié à celui de donner aux bibliothèques universitaires une fonction scientifique en les faisant évoluer vers une certaine forme de spécialisation, au demeurant plus apparente que réelle. La situation de concurrence qui avait ainsi été délibérément recherchée a rapidement tourné à la confusion des bibliothèques universitaires. La stratégie choisie en 1961 a connu un échec complet, qui a conduit, entre 1975 et 1985, à une révision fondamentale de l’un des aspects de la réforme des bibliothèques universitaires de 1961-1962.

Un autre aspect de la crise de l’organisation bibliothéconomique est moins apparent. Il résulte des décisions qui ont conduit a organiser les services techniques ou intérieurs des bibliothèques universitaires déconcentrées dans chacune des sections. Il nous est apparu que cette organisation bibliothéconomique, qui reprenait sans adaptation des usages hérités du passé, avait eu pour résultat paradoxal la mise en cause de l’unité des bibliothèques universitaires. Il a certainement eu aussi pour effet d’aggraver la crise des moyens, en augmentant les coûts de fonctionnement des bibliothèques universitaires déconcentrées.

La crise des moyens est, parmi les différents aspects de cette crise globale, celui qui a le plus retenu l’attention. Dans ce cas aussi, il nous semble que des causes lointaines ont joint leurs effets à des difficultés plus immédiates. Il est possible que depuis l’origine, les bibliothèques universitaires aient utilisé une partie de leurs resources financières pour couvrir des dépenses non-documentaires. Des témoignages de cette utilisation existent depuis 1920, et laissent supposer qu’il en a toujours été ainsi. Dans ces dépenses non-documentaires, celles qui étaient liées à des charges immobilières ont très longtemps été d’un montant modeste, correspondant à la fois à l’occupation de locaux insuffisants, et à la prise en charge de tout ou partie des dépenses d’entretien de ces locaux par d’autres budgets. La politique de construction des années 1960 et 1970 s’est caractérisée par l’édification de nombreux bâtiments indépendants pour les bibliothèques universitaires. Dans l’organisation budgétaire qui prévalait alors, la charge de l’entretien de ces bâtiments devait nécessairement peser sur les ressources financières des bibliothèques universitaires. Or cette charge était incomparablement plus lourde que celle qui résultait de l’occupation de bâtiments anciens, et l’accroissement très important des surfaces pouvait laisser prévoir qu’elle atteindrait des montants très élevés, aux dépens des dépenses de caractère documentaire. Il existait donc potentiellement une certaine incompatibilité entre cette politique des constructions et la volonté de donner un développement important aux collections des bibliothèques universitaires. Cette contradiction a effectivement eu pour effet que pour entretenir leurs locaux, les bibliothèques universitaires de province se sont trouvées contraintes de renoncer à de très nombreuses acquisitions, compromettant ainsi leurs chances de constituer des collections abondantes et d’un niveau scientifique élevé.

Ces différents aspects ont interagi entre eux. L’affirmation de l’indépendance des bibliothèques universitaires, héritage d’un long passé, nous semble ainsi liée à la fois aux difficultés de leur adaptation institutionnelle, à l’incapacité de promouvoir une politique de coopération avec les bibliothèques spécialisées des universités, et au fait que les bibliothèques universitaires ont dû assumer seules les charges financières de l’entretien de leurs locaux jusqu’en 1982.

La part qui revient, dans cette crise aux multiples aspects, aux décisions prises en 1961-1962 est difficile à apprécier. Sur le plan institutionnel, la réaffirmation en 1962 de l’indépendance des bibliothèques universitaires par rapport aux facultés n’a fait que prolonger une tendance ancienne. Au demeurant, rien ou presque ne pouvait laisser prévoir que le système des facultés, d’une ancienneté vénérable, se trouverait remis en cause quelques années plus tard. Les décisions les plus inadaptées sont certainement celles qui concernent l’organisation bibliothéconomique des bibliothèques universitaires déconcentrées : stratégie de concurrence à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités, et organisation inadéquate des services intérieurs ou techniques. L’objectif de conférer aux bibliothèques universitaires une fonction scientifique qu’elle n’avaient jamais eue doit être considéré comme irréaliste. Enfin, la politique des constructions était à la fois nécessaire et dangereuse, car elle était susceptible de conduire, dans l’organisation budgétaire existante, à un alourdissement insupportable des charges d’entretien des locaux et à un appauvrissement des collections des bibliothèques universitaires, qui risquait de remettre en cause jusqu’à leur finalité.