Conclusion

Au moment de conclure ce travail, il apparaît qu’il a peut-être soulevé autant de questions qu’il a permis d’apporter de réponses. C’est probablement en partie la conséquence de la volonté d’aborder l’histoire des bibliothèques universitaires en la rapprochant de celle des universités et de l’enseignement supérieur. Nous nous proposons d’exposer ce qui a été établi, et de revenir sur plusieurs thèmes liés aux circonstances de la création et aux principales orientations de l’évolution des bibliothèques universitaires françaises de province, en évoquant quelques questions qui pourraient faire l’objet de recherches ultérieures.

Ce qui a été établi peut être résumé comme suit.

Les motivations de l’Etat pour créer et développer les bibliothèques universitaires dans la seconde moitié du XIXe siècle ont été complexes, et peuvent être regroupées en deux catégories : la volonté de doter l’enseignement supérieur et la recherche universitaires de l’un des équipements qui (au même titre que les laboratoires, par exemple) leur faisaient défaut, mais aussi la volonté de préfigurer, par la réunion des bibliothèques des facultés, l’union de ces facultés en universités. Cette deuxième catégorie de motivations permet d’expliquer que la création sous ce nom des bibliothèques universitaires en 1879 ait précédé de dix-sept ans la création des universités en 1896.

Il a existé depuis l’origine, à côté des bibliothèques universitaires, des bibliothèques spécialisées relevant non des facultés (du moins dans l’immédiat, car il est possible que de véritables bibliothèques de facultés aient été reconstituées par la suite), mais d’unités plus petites que les facultés : instituts (dont l’existence est bien antérieure au décret du 31 juillet 1920 qui leur a donné une forme officielle), laboratoires, observatoires, chaires, etc. Ces bibliothèques spécialisées ont pu continuer à exister après la création des bibliothèques universitaires ; elles ont aussi pu être créées par la suite. Les modalités de ces créations sont toujours demeurées entièrement libres, et ont été facilitées par le fait que les facultés étaient dotées de la personnalité civile et pouvaient recevoir des dons et des legs. Pendant longtemps, jusqu’après la fin de la seconde guerre mondiale, l’existence de ces bibliothèques spécialisées semble bien avoir été considérée comme une chose normale par les bibliothécaires des bibliothèques universitaires, et une complémentarité informelle ou reposant sur des accords locaux de coopération s’est fréquemment instituée entre ces deux éléments du dispositif documentaire des universités, qui présentaient des caractéristiques inverses : centralisation de l’organisation administrative, concentration et caractère encyclopédique des collections pour les bibliothèques universitaires ; organisation décentralisée, déconcentration et spécialisation des collections pour les bibliothèques spécialisées. Contrairement à ce qui a été souvent avancé, nous sommes donc en mesure d’affirmer que les bibliothèques spécialisées des universités ne se sont pas reconstituées après une première période d’unification complète de toutes les bibliothèques des universités, mais qu’elles ont toujours accompagné les bibliothèques universitaires depuis la création de ces dernières. La dualité du dispositif documentaire des universités françaises doit donc être considérée comme un phénomène structurel, qui a persisté pendant toute la durée de l’histoire des bibliothèques universitaires.

Plusieurs éléments ont contribué à faire des bibliothèques universitaires de province des services dans lesquels les fonctions scientifiques ont été reléguées au second plan, car la priorité a toujours été donnée dans leur organisation à des fonctions de caractère technique. Ce caractère a résulté d’un ensemble de mesures cohérentes, prises au moment de la création des bibliothèques universitaires : la rupture du lien institutionnel entre les bibliothèques universitaires et les facultés, dans lesquelles s’effectuaient l’élaboration et la transmission des savoirs spécialisés ; le recrutement par l’Etat et la formation généraliste (sans relation avec une ou des disciplines déterminées) qui était dispensée aux bibliothécaires des bibliothèques universitaires ; l’insistance sur le respect de normes techniques et, corrélativement, l’absence de recommandations autres que très générales dans le domaine des acquisitions ; le mode de classement des documents qui ne tenait aucun compte de leur contenu ; l’interdiction enfin de répartir le budget des bibliothèques universitaires par facultés. Toutes ces dispositions peuvent être interprétées comme des manifestations de la volonté d’effacer jusqu’au souvenir des bibliothèques des facultés et de leur orientation spécialisée. La volonté de concentrer en un même bâtiment l’ensemble des collections et des services des bibliothèques universitaires a eu aussi pour conséquence le caractère encyclopédique de leurs collections, autre caractère important qui les a distinguées à la fois des anciennes bibliothèques des facultés et des bibliothèques spécialisées, et dont la rémanence à titre de principe n’a pas été diminuée par la réalisation imparfaite de l’objectif de concentration ni par la création ultérieure de sections séparées de médecine et de pharmacie.

Les bibliothèques universitaires de province ont hérité de leur origine l’ensemble de ces caractères. Cela les a conduites à une situation subalterne (celle de « services négligés », a écrit Pierre Lelièvre) dans les universités. Mais la seconde guerre mondiale et la nouvelle organisation administrative qui s’est mise en place après 1945 ont introduit un facteur de discontinuité tel que la nouvelle direction des bibliothèques a pu avoir l’impression que la nature et l’organisation des bibliothèques universitaires pouvaient être entièrement transformées, et qu’une politique volontariste pouvait leur conférer des caractères opposés à ceux qu’elles avaient présentés depuis leur origine. De là est née la volonté de conférer à ces bibliothèques une fonction scientifique, et l’objectif corrélatif de réduire l’importance des bibliothèques spécialisées des universités. L’un et l’autre de ces objectifs reposaient sur une conception extensive du rôle des bibliothèques universitaires, selon laquelle celles-ci auraient pu, à elles seules, assurer la quasi-totalité des fonctions qui reposaient sur une pluralité de bibliothèques dont la coordination avait toujours eu, au mieux, un caractère informel ou local.

Des deux objectifs qui ont alors été assignés aux bibliothèques universitaires - augmenter la surface de leurs bâtiments et conquérir une position scientifique dans les universités - seul le premier a été atteint. Il est même possible de dire que la réalisation de ce premier objectif a empêché d’atteindre le second, puisque le coût de l’entretien des nouveaux bâtiments qui, dans l’organisation budgétaire alors en vigueur, était entièrement à la charge des bibliothèques universitaires, les a empêché d’utiliser pour les acquisitions une part de plus en plus importante de leurs ressources. Elles se sont ainsi trouvées hors d’état de soutenir les objectifs ambitieux de développement scientifique qui leur avaient été assignés, et n’ont pas été en mesure de limiter le rôle des bibliothèques spécialisées des universités. Il est possible et même probable que les insuffisances de l’organisation documentaire mise en place à partir du début des années 1960 aient aussi contribué, à un moindre degré que les dépenses liées à l’entretien des locaux, à aggraver la crise des moyens que les bibliothèques universitaires ont connue à partir de 1970.