Les motivations de la création des bibliothèques universitaires

On peut avoir l’impression, en retraçant ainsi à grands traits l’histoire de l’organisation des bibliothèques universitaires françaises de province, que celles-ci ont payé très chèrement le fait d’avoir été séparées des institutions (les facultés) dans lesquelles s’effectuait le travail d’élaboration et de transmission des connaissances, et placées dans la situation de services communs aux différentes facultés, sous l’autorité des recteurs d’académie. Ce constat nous amène à revenir, sans épuiser la question, sur les circonstances dans lesquelles ces bibliothèques universitaires ont été créées.

Parmi les deux motivations que nous avons identifiées à l’origine de la volonté des gouvernements de la seconde moitié du XIXe siècle de développer les bibliothèques universitaires, l’une - créer l’un des moyens nécessaires au développement de l’enseignement supérieur et de la recherche - a été très généralement perçue et saluée. L’autre, de caractère institutionnel - préfigurer, par la réunion des bibliothèques des facultés, l’union à venir des facultés en universités - n’a pas été identifiée, probablement parce que l’histoire des bibliothèques universitaires n’a pas été assez mise en relation avec celle des universités et de l’enseignement supérieur. C’est cette seconde motivation qui explique le décalage important dans le temps entre la création officielle des bibliothèques universitaires (1879) et celle des universités (1896).

Cette seconde motivation a consisté à utiliser la création des bibliothèques universitaires en vue d’un objectif qui les dépassait de beaucoup, et en les exposant aux risques d’une stratégie dont le succès n’était pas garanti. Cette stratégie a consisté d’abord à détacher des facultés les bibliothèques de ces facultés. Cette entreprise a dû affronter des résistances, qui se sont traduites soit par l’inertie aussi longtemps que les dispositions en vigueur l’ont permis, soit par des protestations verbales, soit encore, et pour longtemps, par le désintérêt à l’égard d’une institution ressentie comme étrangère. En agissant ainsi, les gouvernements successifs du Second Empire puis de la Troisième République ont pris un risque très important. Ils ont aboli le lien organique qui existait entre les bibliothèques universitaires et les institutions dispensatrices du savoir. Cette rupture n’aurait pu avoir qu’un caractère provisoire si l’objectif de constituer des universités qui fussent, selon l’expression du temps, « de véritables foyers de recherche » avait été atteint. On peut se demander, dans l’hypothèse où de telles universités auraient été créées, si la décision préalable de placer les bibliothèques universitaires unifiées sous l’autorité du représentant du pouvoir central était bien cohérente avec cet objectif. En effet, l’administration des bibliothèques universitaires aurait alors dû être remise aux nouvelles autorités universitaires, et cette démarche n’impliquait pas nécessairement, bien au contraire, le détour par la centralisation qui avait été opéré. Mais en réalité, les universités de 1896 n’ont été créées que par le changement de nom du « corps de facultés » institué en 1885. Ces universités à la française, très éloignées du modèle allemand ou britannique, n’ont été conçues que comme une superstructure de caractère principalement administratif, dans laquelle les bibliothèques universitaires sont restées durablement isolées des facultés. Il est donc possible d’affirmer que la création des bibliothèques universitaires françaises de province a répondu en partie à un objectif de préfiguration d’un vaste projet (celui de la constitution de véritables universités) qui n’a pas été réalisé. Les bibliothèques universitaires se sont donc trouvées exposées aux conséquences de cet échec : devenues étrangères aux facultés, elles ont été gérées comme des services communs dont les facultés ont eu tendance à se désintéresser. La définition principalement technique de leurs missions a été renforcée par cet isolement. Après1903, l’Etat a cessé de subventionner directement les bibliothèques universitaires. Ce désengagement financier, intervenant sept ans après la création des universités, n’a pas encore reçu d’interprétation. Il a en tout cas marqué le début d’une période au cours de laquelle la volonté politique qui avait été à l’origine de la création des bibliothèques universitaires a cessé de se manifester, et ce changement d’orientation pourrait être en rapport avec l’échec de la création d’universités en 1896. L’échec du projet de la création de « véritables universités » en France a donc eu aussi pour conséquence l’échec de la création de « véritables bibliothèques universitaires », et il n’est pas surprenant que la même distance ait existé durablement entre universités allemandes et universités françaises et entre bibliothèques universitaires allemandes et bibliothèques universitaires françaises, quelle qu’ait pu être la force d’attraction de « l’impossible modèle allemand », selon l’expression de Christophe Charle.

Les circonstances dans lesquelles les bibliothèques universitaires françaises de province ont été créées à la fin du XIXe siècle, conjuguées à l’échec de la création d’universités, nous semblent donc avoir joué un rôle capital dans la genèse des caractères de ces bibliothèques jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Deux autres questions retiennent en outre l’intérêt : les principales orientations de l’évolution des bibliothèques universitaires françaises de province, et les relations entre certaines de ces orientations.