Aspects de l’évolution des bibliothèques universitaires

Vue en perspective au cours de la période de 1855 à 1985, l’évolution des bibliothèques universitaires de province semble se dérouler sur trois plans : de la concentration à la déconcentration ; du caractère encyclopédique à la spécialisation des collections ; de l’organisation administrative centralisée à la décentralisation.

Si l’on se représente ces évolutions sur un axe chronologique, on constate la simultanéité des étapes qui ont jalonné les processus de déconcentration et de spécialisation. La situation de départ, dans laquelle n’existaient que des bibliothèques de facultés, était marquée à la fois par la déconcentration (une bibliothèque dans les locaux de chaque faculté) et par la spécialisation (collections correspondant aux enseignements et aux recherches d’une seule faculté). En 1855 a été posé le principe de la concentration de ces bibliothèques, qui a eu pour conséquence le caractère encyclopédique de leurs collections. La situation réelle, toutefois, a évolué plus lentement, en partie à cause des résistances que nous avons précédemment évoquées. Le principe de concentration des bibliothèques des facultés a été généralisé en 1879, mais n’a jamais pu être totalement réalisé. La situation qui existait vers 1905 a été modifiée lentement à partir du début des années 1930, par la création de sections de médecine et de pharmacie. La déconcentration a progressé plus rapidement à partir des années 1950, puis est devenue un principe d’organisation qui a été appliqué massivement au début des années 1960. Dans toutes ces évolutions, on peut constater la simultanéité du niveau de concentration avec celui du caractère encyclopédique des collections ou, inversement, du degré de déconcentration avec le niveau de spécialisation des collections. On peut en conclure que le caractère encyclopédique des collections des bibliothèques universitaires a été la conséquence de leur réunion en un même bâtiment ; inversement, le caractère spécialisé de ces mêmes collections a toujours été lié à leur répartition dans des bâtiments distincts. Il n’y a donc pas eu d’évolution autonome vers la spécialisation des collections, et celle-ci a conservé au cours du temps un caractère opportuniste. D’une manière plus exacte, on peut dire qu’il n’est pas possible de distinguer l’évolution des bibliothèques universitaires dans le sens de la déconcentration et dans le sens de la spécialisation, mais on a toutes les raisons de penser que dans ces évolutions combinées, ce sont les conditions d’installation de ces bibliothèques dans un ou plusieurs bâtiments qui ont joué un rôle déterminant. En témoigne notamment le fait qu’une politique de recrutement et de formation faisant une place à la spécialisation n’a jamais pu être mise en place, même si elle a été envisagée de façon éphémère au début des années 1960.

Si l’on considère l’écart entre les bibliothèques universitaires concentrées ou déconcentrées et les bibliothèques spécialisées des universités, on constate que tant que des bibliothèques de facultés ont existé ou ont été tolérées (jusqu’en 1879), la relative spécialisation de ces bibliothèques les rapprochait des bibliothèques spécialisées, mais qu’une dualité du dispositif documentaire des facultés existait déjà dès cette époque. Ces deux catégories de bibliothèques relevaient alors de l’autorité des doyens des facultés, ce qui permet de supposer qu’une forme de coordination a pu exister entre elles. La création de bibliothèques universitaires dont l’organisation des collections répondait en principe à un schéma concentré et encyclopédique en 1879 a fortement accru l’écart avec les bibliothèques spécialisées ; en outre, l’autorité dont relevaient ces deux types de bibliothèques a alors cessé d’être la même. A partir du début des années 1960, l’organisation en sections des bibliothèques universitaires, dont la définition rappelle celle des bibliothèques des facultés antérieures à 1879, les a de nouveau rapprochées des bibliothèques spécialisées des universités, mais dans une situation différente de celle qui prévalait avant 1879 puisque ces deux catégories de bibliothèques relevaient toujours d’autorités distinctes.

Cette question conduit à s’interroger sur les relations qui ont existé entre ce qui nous apparaît comme les deux modes principaux d’évolution des bibliothèques universitaires de province : d’un modèle d’organisation unitaire ou concentré à un modèle d’organisation déconcentré, et d’une forme d’organisation administrative centralisée à la décentralisation intervenue en 1985.

En 1855 d’abord, puis d’une manière plus déterminée en 1879, l’Etat a imposé simultanément la centralisation des bibliothèques universitaires sous l’autorité des recteurs et la concentration de leurs collections en un seul local. Si la concentration est restée un principe qui n’a pas été partout réalisé en raison de situations locales, aucune exception n’a été faite du point de vue de la centralisation. On peut se demander si, au moment où ces décisions ont été prises, en partie en vue de préfigurer l’union des facultés d’un même lieu en universités, il avait été envisagé de remettre ultérieurement la gestion des bibliothèques universitaires aux universités dont l’Etat souhaitait la création. Quoi qu’il en soit, la centralisation des bibliothèques universitaires sous l’autorité des recteurs est demeurée la règle de 1879 à 1968, et ce mode de gestion a certainement contribué à l’isolement des bibliothèques universitaires par rapport aux facultés, avec lesquelles elles n’entretenaient pas de lien organique. La relation entre centralisation et concentration des collections dans cette première phase peut être interprétée ainsi : l’objectif principal a pu être la centralisation des bibliothèques universitaires, qui permettait de détacher les facultés de leur bibliothèque. L’exigence simultanée de concentration des collections s’expliquerait à la fois pour des raisons d’économie et pour un motif de caractère politique, créer matériellement (et non seulement institutionnellement) un « service commun » au développement duquel les différentes facultés pourraient collaborer. Il nous est apparu que la suppression autoritaire des bibliothèques des facultés a été ressentie par certaines d’entre elles comme une dépossession, et n’était donc probablement pas le meilleur moyen de les inciter à mettre leurs intérêts documentaires en commun. On peut en voir un indice dans le fait que, peut-être avec l’accord tacite de l’Etat, ces facultés ont continué à entretenir leurs bibliothèques spécialisées et ont gardé la possibilité d’en constituer de nouvelles. Dans la première phase de l’évolution des bibliothèques universitaires françaises de province, l’exigence de centralisation semble donc avoir été première, et avoir comporté comme conséquence un mode d’organisation concentré des collections et des services.

L’évolution qui s’est produite au cours des années 1960 à 1985 peut être caractérisée de la façon suivante. On a assisté d’abord à un mouvement de déconcentration, aussi bien des locaux d’enseignement et de recherche que des bibliothèques universitaires. Ce mouvement s’est d’abord produit sans changement des structures administratives (universités centralisées, dont le conseil était placé sous la présidence du recteur de l’académie ; bibliothèques universitaires placées sous l’autorité du recteur). A moins de dix ans de distance, ce mouvement de déconcentration a été suivi, après une période de troubles qui a fait vaciller les autorités universitaires mais aussi politiques du pays, par la création d’universités autonomes, placées sous l’autorité d’un président élu, c’est-à-dire d’une autorité décentralisée. Il est alors apparu que la crise de croissance de l’université, que l’on avait d’abord cru pouvoir gérer par de simples mesures quantitatives, avait aussi eu pour conséquences des réformes structurelles de grande ampleur. Dans le cas particulier des bibliothèques universitaires, l’évolution a été plus graduelle, puisque le décret du 23 décembre 1970 qui les a organisées a maintenu une forme atténuée de centralisation. On peut y voir une conséquence du fait que la centralisation administrative des bibliothèques universitaires était un mode d’organisation très ancien, qui avait d’ailleurs été renforcé par la création de la direction des bibliothèques en 1945. Dans cette évolution, on ne peut pas dire que la déconcentration ait produit directement la décentralisation administrative, mais plutôt observer que l’une et l’autre de ces évolutions ont probablement été le résultat d’une crise des structures, dont la cause déterminante a été le changement de dimensions de l’enseignement supérieur, changement dont l’ampleur est liée à celle de la croissance des effectifs d’étudiants, qui ont été multipliés par plus de trois entre 1945 et 1965. Après avoir réagi à cette croissance par de simples mesures d’adaptation quantitatives, le « système universitaire » s’est trouvé contraint de procéder à des modifications profondes de ses structures et de son organisation administrative, en particulier par l’adoption d’une organisation décentralisée. En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, la première forme de décentralisation qu’elles ont connue entre 1970 et 1984 les a en partie préservées des conséquences de l’autonomie des universités, alors que la nouvelle réforme intervenue en 1985 les a placées sans ambiguïté dans le champ de cette autonomie. Après cent trente ans de gestion administrative centralisée, les bibliothèques universitaires sont donc devenues des composantes des services communs de la documentation, dans lesquels se trouve réalisée potentiellement l’unification de toutes les bibliothèques des universités. Si l’on observe que, dans les villes de province où ont été créées plusieurs universités, ces universités sont souvent issues d’une ou de deux facultés qui existaient avant 1968, on peut avoir l’impression d’un retour plus complet encore qu’au début des années 1960 à la formule des bibliothèques de facultés. En 1960, le rapprochement des sections des bibliothèques universitaires avec les facultés avait gardé, par la volonté de la direction des bibliothèques, un caractère exclusivement topographique. La possibilité pour les doyens des facultés d’exercer leur autorité sur la section de la bibliothèque universitaire placée auprès de leur faculté n’avait alors été évoquée que pour être immédiatement repoussée. Les réticences à ce sujet, qui se s’étaient encore manifestées après la création d’universités autonomes en 1968, dans la rédaction du décret du 23 décembre 1970, ont complètement disparu avec la création des services communs de la documentation en 1985. La logique selon laquelle la fonction de documentation doit être liée de près aux fonctions d’enseignement supérieur et de recherche et par conséquent relever des mêmes autorités a donc fini par l’emporter.

Les deux mouvements opposés de concentration et de déconcentration des collections et des services des bibliothèques universitaires de province ont eu l’un et l’autre des motivations extérieures à l’organisation de ces bibliothèques. Le mouvement de concentration, qui a eu pour conséquence directe le caractère encyclopédique des collections, nous est apparu comme une conséquence de la centralisation des bibliothèques universitaires de province sous l’autorité des recteurs, et comme une mesure d’organisation cohérente avec un ensemble d’autres décisions, dont le point commun a été la rupture entre ces bibliothèques et les savoirs spécialisés. Ces bibliothèques ont gardé de cette origine le caractère de services dans lesquels les fonctions techniques ont été privilégiées, au détriment des fonctions scientifiques.

Le mouvement de déconcentration des collections et des services a connu différentes étapes, mais c’est au début des années 1960 qu’il s’est accéléré et qu’il est devenu proprement une doctrine de l’organisation des bibliothèques universitaires de province. Ce mouvement a eu essentiellement un caractère opportuniste d’adaptation à la nouvelle répartition des locaux des facultés et des unversités. Il a permis d’accroître dans des proportions importantes les surfaces bâties des bibliothèques universitaires, mais n’a pas été accompagné par des mesures d’organisation adaptées à la répartition des collections et des services dans plusieurs bâtiments. Il a ainsi affaibli l’unité des bibliothèques universitaires que l’on avait voulu préserver, et a certainement accru dans des proportions importantes le poids des charges de fonctionnement, au détriment des acquisitions que l’on avait voulu développer. Il nous est apparu que ce mouvement de déconcentration massive avait présenté de nombreuses insuffisances dans sa conception, et que celle-ci avait notamment été marquée par l’impréparation, par l’insuffisance des études et des essais, et par un climat de précipitation nuisible à la qualité des réalisations.

Nous sommes donc éloigné de ceux qui considèrent que les difficultés que cette réforme de l’organisation des bibliothèques universitaires de province a connues sont imputables au premier chef à l’insuffisance des moyens dont ces bibliothèques ont pu disposer. Il est indéniable que les moyens ont été très insuffisants, mais il était probablement peu réaliste de supposer qu’une organisation aussi coûteuse que celle qui a été mise en place aurait pu être financée sans difficulté, et que les coûts très élevés de l’entretien des nouveaux bâtiments n’auraient pas de conséquences défavorables sur le niveau des acquisitions.

Sur le plan de la méthode, on peut conclure que bien des caractères des bibliothèques universitaires françaises de province ont eu leur origine dans l’histoire de ces bibliothèques, et notamment dans les circonstances de leur création et dans certaines étapes de leur organisation administrative ; et que cette histoire peut d’autant mieux être comprise qu’elle est replacée dans le cadre plus général de l’histoire des universités et de l’enseignement supérieur. Cette perspective, utilisée dans le cadre du présent travail, nous a semblée féconde ; nous pensons qu’elle est susceptible d’être appliquée à bien d’autres questions que la forme d’organisation que nous avions choisi d’étudier.