Introduction

‘ « Et moi, je mets un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci : être lu en 1935 ».
Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre XXIII’

Tel que Stendhal, le marquis de Vauvenargues aurait pu confier son oeuvre à la postérité : durant sa courte vie, il n’a pas connu la gloire à laquelle il aspirait ; déçu par l’armée et de santé fragile, il démissionne en 1744, malade, il doit renoncer à une carrière diplomatique et son ouvrage, l’Introduction à la connaissance de l'esprit humain suivie de Réflexions et Maximes, paru en 1746, ne suscite pas d’enthousiasme parmi ses contemporains, malgré l’appui de Voltaire. Lorsqu’il meurt en 1747, le jeune moraliste est donc peu connu. Toutefois la postérité va s’emparer de l’oeuvre et la sauver de l’oubli auquel l’accueil de ses contemporains la destinait. En effet, si l’Introduction reste une oeuvre secondaire dans l’histoire littéraire, le grand nombre d’études qui lui sont consacrées témoigne d’un intérêt constant de la critique pour la vie, la personnalité et la pensée de Vauvenargues ; l’homme intéresse autant que l’ouvrage.

L’écrivain et son oeuvre ont été longtemps distingués du siècle auquel ils appartiennent par l’idée qu’ils représentent une voie à part et offrent un espace littéraire privilégié qui ne doit pas être mêlé aux débats d’idées et aux perspectives littéraires du dix-huitième siècle. Alors qu’en 1746 la philosophie prend son essor à travers des genres nouveaux, l’oeuvre vauvenarguienne emprunte les formes du siècle précédent et multiplie les références aux penseurs classiques (que l’on envisage cette influence en faveur de ces penseurs ou en réaction contre eux). Le jeune moraliste est donc étudié dans ses rapports avec la tradition classique dans laquelle il est intégré. Mais à l’analyse des textes nous constatons que cette influence est doublée d’une distance critique ; en définitive, Vauvenargues partage des idées essentielles aux Lumières. Cette situation crée des ambiguïtés et la possibilité d’une double approche de l’oeuvre que la critique exploite afin de nourrir un mythe de Vauvenargues, c’est-à-dire une représentation idéalisée du moraliste, souvent simplifiée, qui témoigne de leur appréciation des Lumières et des événements révolutionnaires, perçus comme le produit des philosophes avant d’être envisagé comme un aboutissement d’une évolution sociale et culturelle. Les études sur Vauvenargues ont donc été souvent au centre d’un débat où sont mis en question l’entreprise philosophique et les événements révolutionnaires. Notre objectif sera de saisir la formation de ce mythe et ses éléments constitutifs ; l’étude de son évolution et de ses caractéristiques permettra de comprendre les relations que la postérité entretient avec le dix-huitième siècle. Pour estimer combien l’oeuvre à été subordonnée aux préoccupations de la critique il convient de prendre connaissance des approches modernes qui démontrent l’intérêt de cet ouvrage lorsqu’il est étudié dans son contexte et dans ses rapports avec la philosophie contemporaine. Pour faire une telle lecture, il est nécessaire de se dégager du mythe et d’en déterminer ainsi les limites. Or l’entreprise est difficile : le mythe conditionne la majorité des études du dix-neuvième et du vingtième siècle jusqu’aux années 1950 et tend à se substituer à la réalité de l’oeuvre et de l’écrivain par la répétition de lieux communs auxquels même les éléments nouveaux (inédits, correspondance) sont assujettis. L’écueil est donc double : ne pas associer abusivement toute étude à la construction mythique et ne pas banaliser les éléments qui relèvent du mythe par leur fréquence. Pour saisir les mobiles des jugements de la critique qui a participé à la construction mythique, il faut donc en saisir les éléments constitutifs afin de s’en dégager et de situer Vauvenargues dans le contexte intellectuel qui est le sien.

L’ensemble de l’oeuvre, auquel ont été ajoutés les textes retranchés, les inédits et la correspondance, a été utilisé pour l’élaboration du mythe. Aussi travaillerons-nous sur la totalité des textes connus regroupés dans l’édition Bonnier de 1968, dernière publication des Oeuvres complètes 1. Pour l’établissement des textes, Henri Bonnier s’appuie sur l’édition Gilbert qui date de 1857. Cette édition a été élaborée d’après le texte de 1747 auquel s’ajoutent des inédits, la correspondance, les textes posthumes et ceux retranchés par l’auteur. L’ordre de présentation de l’édition de 1857 a été bousculé afin de mettre en évidence la formation et l’évolution de l’écrivain. Les implications de ce choix d’Henri Bonnier seront étudiées lors de l’analyse des constituants du mythe. Afin de suivre l’évolution de cette légende et des perspectives adoptées par la critique, nous serons amenée à envisager l’ensemble de la postérité de Vauvenargues, de la réception que lui réservent ses contemporains aux études les plus récentes ; cet ensemble regroupe les analyses de critiques réputés, tels que Sainte-Beuve ou Gustave Lanson, comme les notes personnelles d’auteurs moins connus.

Pour mener à bien cette étude, nous cernerons le mythe de Vauvenargues, sa naissance et son évolution, ses conséquences pour la compréhension de l’oeuvre et la perception de l’auteur, et ses limites avec la dénonciation progressive, et relativement récente, de la critique. Ces caractéristiques déterminées, une étude des enjeux permettrait de dégager les mobiles de la critique et donnerait sens à ses jugements. L’intérêt du mythe tient en effet dans ce qu’implique cette représentation idéalisée de l’écrivain et ce qui intervient dans l’appréciation de la critique. Mais au-delà de cette polémique, le mythe répond à des besoins, à des préoccupations essentielles à des groupes plus ou moins conséquents qui en exploitent un aspect particulier ou permettent, parfois, de s’en dégager par un intérêt pour le texte en tant que référent propre. Ces mobiles de la critique jouent avec les frontières du mythe et constituent les fondements idéologiques qui lui donnent vie mais qui participent aussi à son déclin.

Notes
1.

Oeuvres Complètes de Vauvenargues, préface et notes de Henry Bonnier, Paris, Hachette, 1968, deux volumes. En 1994, Jean Dagen a édité un manuscrit de Vauvenargues intitulé Fragments sur Montaigne. Les textes qu’il contient n’ont pas servi à l’élaboration du mythe. Toutefois quelques citations en sont extraites afin d’appuyer certaines pensées du moraliste.