« Clazomène, ou la vertu malheureuse »

La critique, dans sa recherche de témoignages sur la vie du moraliste, exploite son Essai sur quelques caractères et sa correspondance, éditée par D.L. Gilbert, dans son édition de 1857. Selon l’idée que, dès son enfance, Vauvenargues a pris l’habitude de « se concentrer dans une vie intérieure », nous considérons que ses écrits contiennent assurément des confidences voilées 64. Ainsi nous nous persuadons que les caractères, qui peignent les comportements et dressent des profils psychologiques, contiennent la biographie intime de Vauvenargues. La diversité des caractères étudiés cache les réflexions de l’auteur sur sa propre personne et sur les différents types sociaux. Ces portraits sont définis par Paul Souchon comme des « mémoires déguisés auxquels nous pouvons nous fier, car leur sincérité est évidente »65. Certains textes renvoient à l’existence et à la pensée du moraliste ; d’autres, à travers les descriptions de personnages que Vauvenargues admire ou abhorre, révèlent ses goûts, son caractère ou encore son comportement en société.

‘« Comme son esprit est peu porté à la satire Vauvenargues s’engage davantage dans les portraits positifs où il se peint lui-même tel qu’il se voit ou se voudrait : c’est Egée, le ‘bon esprit’, c’est-à-dire l’homme qui a le sens de la vraie grandeur et auquel la grandiloquence n’en impose point ; c’est Clazomène, modèle de la ‘vertu malheureuse’ [...]. A défaut de l’héroïsme des champs de bataille Clazomène - Vauvenargues a découvert celui de la vie quotidienne, et c’est sur un défi aux mesquineries de la destinée que se termine ce texte – confidence »66.’

Pourtant, loin de revendiquer cette atmosphère intimiste que nous voyons dans les Caractères, Vauvenargues a pour ambition de peindre des types universels :

‘« L’auteur a préféré rendre, autant qu’il a pu, ce qui convient, en général, à tous les hommes, plutôt que ce qui est particulier à quelques conditions »67.’

Vauvenargues, tout en rendant hommage au génie de Théophraste et de La Bruyère, précise qu’à la différence de ses prédécesseurs il ne veut pas pratiquer l’exagération comique qui ne prend pas en compte la « force » et la « grandeur » des hommes 68. Il veut autant dénoncer les vices des hommes que louer leur vertu. Ce programme s’inscrit dans l’ensemble d’une oeuvre qui cherche à rendre sa dignité à l’homme.

La critique s’accorde à voir en « Clazomène » un « chef-d’oeuvre d’autobiographie et d’émotion »69. Ce caractère constitue le premier chapitre de l’étude de Gérard Bauer intitulé « L’Homme »70. Nous avons donc une totale analogie entre l’auteur et son personnage. Henry Bonnier rapporte les propos de D.L. Gilbert qui définit « Clazomène » comme»71 ; cette histoire n’est autre que celle ‘« l’histoire éloquente d’une vie entière, en quelques lignes’ de son auteur. Nous retrouvons en effet, dans ce caractère, les étapes successives de la vie de Vauvenargues. Ce personnage subit, avec résignation, des malheurs non mérités. Tels « les fruits de l’année [qui] sèchent dans leur fleur »72, Clazomène est un ambitieux, aux vertus prometteuses, qui n’a pas pu réaliser ses projets. Mais les misères de cet homme n’affaiblissent pas sa force morale :

‘ ‘« Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage »73.’ ’

Clazomène, doué d’un caractère et d’une volonté exceptionnels, passe pour une victime du destin. Comme son auteur, ce personnage, méconnu des siens, subissant de nombreuses disgrâces, n’a pas abandonner sa volonté de vivre. Clazomène, comme Vauvenargues, fait preuve d’une sage résignation ce qui fait écrire à Prévost-Paradol que ce texte est ‘« le plus beau des portraits où lui-même s’est peint »’ ; il représente ‘« un des cris de douleur les plus éloquents que l’ambition trompée et la rigueur du sort aient jamais’ arrachés au coeur de l’homme »74. Ce texte répond donc au mythe du Vauvenargues stoïcien : il y exprime sa douleur mais aussi son courage et sa force malgré un destin cruel.

Un ensemble de portraits, dans lesquels la critique décèle des confidences de Vauvenargues, représente des personnages qui font preuve d’humanité, de fraternité et de libéralité. Ils sont à l’écoute des autres car ils connaissent les hommes et savent prévenir leurs intentions 75. Dans « Cléon » et « Phérécide », Vauvenargues procéderait à une critique de son propre comportement et à une analyse de son caractère : l’ambition de ces deux personnages a nourri leurs rêves chimériques ; dans leur fierté, ils ont cru pouvoir se réaliser au seul moyen de leur mérite. Mais l’auteur, désabusé, conclut :

‘« c’est une illusion de la jeunesse de croire qu’on peut tout par ses forces et ses lumières, et de vouloir s’élever par son industrie, ou par des chemins que le seul mérite ne peut ouvrir aux hommes sans fortune »76.’

Vauvenargues cherche les causes des échecs de sa vie. Notons que le portrait même du père du moraliste est repéré dans le texte « Anselme » qui représente un père autoritaire fermé aux sympathies de son fils pour la littérature.

Enfin la critique s’intéresse à une série de caractères consacrés à des officiers. Vauvenargues dénonce leur cupidité et leur impertinence. Ils sont des hommes dangereux pour le peuple et pour les hommes droits qu’ils se plaisent à fourvoyer 77. Ces portraits renvoient à l’expérience militaire de Vauvenargues et à d’autres textes ou lettres dans lesquels il dénonce la corruption de l’armée et de ses officiers. Cet ensemble de documents sur un même thème constitue, par sa cohérence et ses rapports avec l’existence du moraliste, une source biographique jugée incontestable par la critique.

Au contraire « Turnus » semble représenter l’idéal de Vauvenargues 78 : cet homme, ambitieux et volontaire, fait preuve de sociabilité et de sagesse. Altruiste, généreuse, cette « âme si belle trouve un charme à satisfaire son génie bienfaisant et accessible »79. Ainsi Turnus met en application le principe de l’amour de nous-même, si cher à Vauvenargues, qui le distingue foncièrement des moralistes du siècle précédent. Faut-il voir en Turnus l’homme que Vauvenargues aurait voulu être si le destin lui avait été plus favorable ? Assimiler l’écrivain à quelques-uns de ses caractères permet de privilégier certains aspects de sa personnalité, de montrer ce qu’il aurait pu réaliser et, enfin, de prouver sa profonde connaissance des hommes et de lui-même. Grâce à ce procédé d’assimilation, la critique fait de l’existence de Vauvenargues une tragédie : il est victime d’un destin injuste qui paralyse une âme héroïque et vertueuse.

Nous avons vu que ce désir de trouver la personnalité et la vie de Vauvenargues dans son oeuvre est en contradiction avec l’ambition de l’auteur qui voulait représenter la condition universelle de l’homme. Jean Dagen explique cette omniprésence de l’écrivain dans l’oeuvre par l’objectif que celui-ci poursuit. A la différence de La Bruyère, il refuse de montrer les faiblesses humaines, de «se faire chroniqueur des maux du temps »80 ; il souhaite étudier l’homme pour lui permettre de se connaître lui-même et de reprendre confiance en ses facultés mais il veut aussi assurer ses analyses par « des certitudes personnelles »81. Son expérience, ses sentiments, ses espoirs mais aussi ses souffrances et ses désillusions sont donnés en exemple à des fins moralisantes. L’oeuvre de Vauvenargues s’empreint de « lyrisme moral »82. Ainsi, malgré ce souci d’universalité, la voix intime de l’écrivain vibre dans ses caractères ce qui est d’ailleurs une tendance générale à l’oeuvre. Cette part d’autobiographie, décelable dans les portraits, pourrait s’expliquer par la constante dualité entre rêves et réalité qui a marqué la vie de cet homme et que la critique tente de mettre en évidence. En créant ces caractères, Vauvenargues évoque l’existence dont il rêvait et qu’il n’a pas pu réaliser. Ainsi l’écrivain, grâce à son art, peut élever le moi à la hauteur des rêves de l’homme ; par la littérature l’homme crée son idéal : aussi peut-on encore parler de « pis-aller » quant à la période où Vauvenargues se consacre au métier d’écrivain ?

Notes
64.

Ph. Nel, « Vauvenargues », Bulletin des amis du vieux Toulon, p. 18.

65.

Vauvenargues, philosophe de la gloire, chapitre XXVIII.

66.

Jean Ehrard, Littérature française, Le dix-huitième siècle, t. I, p. 135.

67.

« Préface » de l’Essai sur quelques caractères, édition Bonnier, p. 287.

68.

Ibid., p. 287.

69.

Paul Souchon, ouvr. cité, p. 190.

70.

Les moralistes français.

71.

Edition Bonnier, p. 291, note 1.

72.

« Clazomène », édition Bonnier, p. 290.

73.

« Clazomène », édition Bonnier, p. 290.

74.

Prévost-Paradol, Les moralistes français, p. 234.

75.

Voir les caractères de « Thyeste », « Varus » et « L’esprit de manège ».

76.

« Phérécide », édition Bonnier, p. 291.

77.

Voir « Thersite », « Pison » & « Lentulus ».

78.

Edition Bonnier, pp. 323-325.

79.

Ibid., p. 325.

80.

« Vauvenargues et La Bruyère », C.A.I.E.F., p. 351.

81.

Ibid.

82.

Jean Dagen, « Vauvenargues », Dictionnaire universel des littératures.