La correspondance ou les confessions de Vauvenargues

En 1857, Sainte-Beuve consacre trois articles de ses Causeries du lundi 83 à la récente publication de la correspondance de Vauvenargues par D.L. Gilbert 84. Il se réjouit de ‘« l’accroissement de notions’ » qu’elle apporte sur Vauvenargues 85. Comme l’ensemble de l’Essai sur quelques Caractères, elle est devenue une source de renseignements biographiques que la critique exploite dans le dessein d’établir le portrait moral de Vauvenargues. En 1929, Sybil Norman consacre sa thèse à cette correspondance pour tenter de « se rendre compte si le moraliste connu en littérature et le Vauvenargues que connaissaient ses amis, se ressemblaient » 86. Depuis, d’autres chercheurs ont mis au jour des lettres inédites. Georges Saintville a constitué un dossier sur Vauvenargues, officier de l’armée du roi, dans lequel sont incluses des lettres de l’écrivain, du ministre Amelot et du duc de Biron 87. Le critique a également publié des Lettres inédites de Vauvenargues et de son frère cadet adressées à différents correspondants. Georges Saintville regrette de ne pas posséder de lettres échangées entre les deux frères

‘« qui peindrai[ent] sur le vif les sentiments familiaux chez les Clapiers, et nous dirai[ent] un aspect, au moins, de cette atmosphère morale et sentimentale où grandit le moraliste »88.’

En 1975, Henri Mydlarski communique aux lecteurs de la Revue d’histoire littéraire de la France des lettres de la tante de Vauvenargues à son frère :

‘« On ignorait tout, jusqu’alors, de ce que devaient être entre eux leurs rapports à tous, ces rapports qui peuvent expliquer, façonner, à l’occasion, un esprit ou, plus simplement, faire mieux comprendre une lecture. Car parmi les écrits de Vauvenargues bien des pages appellent interprétation. Aujourd’hui s’ouvre donc un dossier de témoignages, dossier bien mince, il est vrai, mais qui, pour la première fois, nous dit un aspect, au moins, de l’atmosphère morale et sentimentale où grandit Vauvenargues » 89.’

Henri Mydlarski rejoint ici deux idées précédemment évoquées : certains textes de Vauvenargues ont valeur de témoignage sur la personnalité de l’écrivain ; le contexte familial a une incidence sur l’oeuvre du moraliste. La correspondance permet donc d’attester ou de nuancer ce que nous décelons sur l’écrivain à la lecture de son oeuvre et elle permet d’expliquer certaines de ses pensées à la lumière de sa vie. Dans le cas présent, les lettres de la tante de Vauvenargues témoignent de l’austérité d’un père, dont le moraliste se plaignait, ainsi que de la piété qui régnait dans la famille. Ces informations serviront à étayer les thèses de la critique sur les rapports de Vauvenargues avec les siens ou sur l’évolution de ses sentiments religieux. La correspondance, par les révélations qu’elle apporte sur la personne, permet de connaître l’homme qui se trouve derrière l’écrivain.

Suivant cette idée, Paul Souchon affirme que ‘« la véritable biographie de Vauvenargues, c’est-à-dire l’histoire de son âme, était, pour la plus grande partie, dans cette correspondance »’ 90. L’histoire de la vie intérieure de Vauvenargues peut être saisie grâce à l’intimité et à la familiarité de la correspondance. L’histoire d’un homme n’est pas inscrite dans les événements qui jalonnent sa vie mais dans ses pensées, ses sentiments, ses préoccupations, qui permettent de comprendre la motivation de ses actes et, pour un écrivain, la genèse de son oeuvre. Ce rapport entre l’oeuvre et la vie intérieure de l’écrivain suscite l’intérêt de certains commentateurs comme Barbey d’Aurevilly :

‘« Quand on a que le livre d’un homme, on n’a guère que la lettre morte de son talent et de son âme, mais quand on étudie l’un et l’autre à la lumière d’une correspondance ou d’une autobiographie, on en tient réellement la lettre vivante, et la critique peut hardiment se prononcer »91.’

Barbey d’Aurevilly conçoit la critique comme le jugement du talent de l’auteur à la lumière de ses confidences ou de ses motivations. Il recherche l’âme de l’écrivain afin de faire vivre l’oeuvre qui, par conséquent, ne l’intéresse que dans ses rapports avec la psychologie et les déterminations de son auteur. Sainte-Beuve juge que les lettres, adressées par Vauvenargues au marquis de Mirabeau, ‘« sont mieux que des pages d’écrivain’ », car elles ‘« manifestent l’âme même de l’homme, l’âme virile dans sa richesse première et à l’heure de son entrée en maturité »’ 92 ; ‘« elles nous peignent celui même qui les écrit »’ 93. Ces lettres ont pour intérêt de nous révéler l’homme dans toute sa complexité, avant qu’il ait entrepris d’assumer le rôle reconnu de moraliste. Sainte-Beuve s’intéresse à la réalité profonde de l’homme qui se révèle dans l’intimité. Dans ce qu’il destine à la publication, l’écrivain établit un choix, organise ses idées ; dans l’intimité de la correspondance, l’homme parle de lui-même en abordant les sujets qui le touchent. Ces lettres, destinées à Mirabeau, sont celles d’un jeune homme qu’on oblige à se dévoiler, à parler de lui-même : elles nous montrent ce jeune marquis étudiant sa propre personnalité, analysant ses forces et ses faiblesses, sondant sa conscience afin de dire qui il est et ce à quoi il aspire.

‘« Nous avons désormais en Vauvenargues un sujet plus compliqué qu’on ne l’imaginait, un sujet plus mélangé et plus humain, et moins pareil (au moral) à une belle statue d’éphèbe. Cela ne saurait déplaire à ceux qui s’ennuyaient déjà de l’entendre toujours louer comme Aristide. Aristide lui-même, si on lit sa vie dans Plutarque, n’est pas si simple et si pur qu’on se le figure de loin. Cela revient à dire que les hommes sont des hommes, et que les meilleurs sont les moins imparfaits : chez ceux-ci les hautes parties se maintiennent supérieures et subsistent ; mais les accidents de tous les jours les déconcertent plus d’une fois et les font ondoyer, comme dirait Montaigne »94.’

Certaines lettres nous révèlent en effet un Vauvenargues impulsif, soucieux, endetté, vivant « au jour la journée »95. Mais, si elles témoignent de ses faiblesses, elles nous le rendent aussi plus humain et plus proche. Finalement, la publication de ces lettres est loin de nuire à Vauvenargues : elle montre qu’il a su mettre son expérience au service des autres en admettant et en analysant ses propres défauts ; grâce à cette faculté d’autocritique, il reste parmi les êtres les « moins imparfaits », capables de prodiguer leurs conseils.

Il faut remarquer que, dès les articles de Sainte-Beuve, l’étude de cette correspondance sert deux perspectives : on recherche certes à saisir la personnalité de Vauvenargues, mais on privilégie aussi l’analyse de quelques lettres afin de valider l’idée que l’on se faisait du moraliste. Ainsi la critique tente de déterminer si l’homme est digne de l’idée qu’elle s’est constituée à son sujet à travers l’étude de son oeuvre et les quelques éléments biographiques qu’elle possède. La correspondance entre le marquis de Mirabeau et Vauvenargues met en lumière l’évolution psychologique de ce dernier. Mirabeau amène Vauvenargues à se dévoiler progressivement et à lui faire reconnaître, malgré ses préjugés, son aptitude à la réflexion philosophique. Le marquis de Mirabeau

‘« eut assez de perspicacité pour deviner quel être d’exception il cachait, et suffisamment de persuasion pour forcer « le prisonnier royal », dont parle Vigny, jusque dans son « cachot de pierre », l’obligeant ainsi à remplir sa vie, à lui donner une signification, à chercher à l’accorder à un destin »96.’

C’est en partie sous l’influence du marquis de Mirabeau que Vauvenargues décide de se consacrer à la littérature et à l’étude des hommes. Il a aussi le mérite de nous faire découvrir un Vauvenargues amoureux de la liberté, de la gloire et de l’action. Cet échange épistolaire entre les deux jeunes nobles nous révèle l’essence de la morale de Vauvenargues qui avoue que « toute [sa] philosophie a sa source dans [son] coeur » et affirme sa confiance dans les sentiments 97. Il nous apprend aussi que le moraliste, malgré sa confiance dans l’instinct de l’homme, demande à la raison de corriger la nature 98. Ce principe sera repris dans plusieurs textes et maximes. Sa morale naît donc d’un travail sur soi réalisé avec le concours de la raison. Ces informations confirment l’idée de sagesse précoce que la critique avait prêtée au moraliste. Il faut toutefois prendre en considération les lettres destinées à Saint-Vincens 99 qui nous présentent un Vauvenargues endetté, inquiet de ne pas pouvoir trouver l’argent nécessaire à la réalisation de ses projets et soucieux de ménager son ami : un homme agité, préoccupé, qui revient sur ses propos. Mais, au contraire, l’étude de la correspondance, faite par exemple par Sainte-Beuve, confirme l’idée de sagesse que Fortia d’Urban, ou bien Suard, attachaient déjà à Vauvenargues : en effet la publication des lettres du moraliste nous montre que cette « philosophie naturelle » naît dans le coeur d’un jeune homme aux préoccupations sérieuses, enthousiasmé dès son adolescence pour les lectures de Plutarque, ou se souciant, à l’âge de vingt cinq ans, de l’éducation morale du jeune chevalier dont il a la responsabilité. Quant aux dettes contractées par Vauvenargues, elles sont justifiées par la critique qui dénonce, à la suite du moraliste, l’austérité d’un père et les moeurs des officiers qui tentaient de reproduire la vie parisienne en garnison. Les biographes de Vauvenargues évoquent aussi sa libéralité, sa volonté de venir en aide aux plus malheureux. On rejoint là les textes sur l’armée, les considérations sur le rôle paternel et certains portraits comme ceux de « Varus » et de « Thyeste »100.

Ainsi grâce à un système « d’échos », de renvois entre les lettres et les textes, la critique confirme ses jugements établis sur Vauvenargues d’après son oeuvre et sa vie. Sybil Norman, à l’étude de cette correspondance, constate que le moi profond de Vauvenargues correspond à l’idée que nous nous faisons de l’écrivain :

‘« J’ai reconnu que le moraliste et l’auteur des lettres se confondent, se complètent ; que la lecture des lettres aide à mieux comprendre, à mieux apprécier les oeuvres proprement dites »101.’

Cette complémentarité rend le moraliste plus humain. Vauvenargues est finalement

‘« un homme sans cesse à la recherche de lui-même, c’est-à-dire de ce qu’il a de commun avec les autres, et que [...], le premier, [il] sut mettre au jour »102

La critique rend cette morale accessible en l’envisageant comme une analyse du fonds commun des hommes, établie d’après une recherche de l’auteur sur lui-même. La correspondance, et surtout les lettres échangées avec le marquis de Mirabeau, démontrent que la pensée de Vauvenargues se fonde sur la modification, sur l’évolution, du moi. Cette pensée serait une ascèse que tout homme, à l’image du moraliste, peut pratiquer.

La correspondance atteste que la pensée de Vauvenargues naît du coeur et de l’expérience d’un homme dont l’esprit de sagesse est reconnu ; elle établit le fait que l’être profond est digne du moraliste. Si l’intimité de l’homme confirme les mythes constitués autour de l’écrivain, un rapport de confiance peut s’instaurer entre le moraliste et son objet d’étude : le lecteur.

La profonde contradiction entre la vie de Vauvenargues et son caractère ambitieux prête au mythe : le moraliste subit de nombreux malheurs mais il les affronte avec courage ; il conserve un optimisme et un humanisme qui incitent respect et admiration. Ainsi la critique construit une personnalité à la lecture de rares témoignages, de la correspondance, et de textes considérés comme confidences. La compréhension de la pensée de l’écrivain est influencée par la légende qui entoure sa vie et sa personnalité ce qui livre son oeuvre à l’arbitraire puisque son interprétation dépend du jugement porté sur l’auteur même par la postérité. L’oeuvre est donc ouverte à toute interprétation subjective dépendante de l’aspect de l’individualité du moraliste qui est privilégié. Cette circularité établie entre l’oeuvre et la personnalité de Vauvenargues semble conforter la critique dans ses jugements sur l’un et sur l’autre aux dépens de l’apport réel de sa pensée.

Notes
83.

Tome XIV : « Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens », 24 août 1857; « Vauvenargues et le marquis de Mirabeau », 31 août 1857 ; « Toujours Vauvenargues et Mirabeau »,7 septembre 1857.

84.

Oeuvres complètes de Vauvenargues, 1857.

85.

Causeries du Lundi, tome XIV, p. 3.

86.

Vauvenargues d’après sa correspondance, « Préface », p. 7.

87.

Quelques notes sur Vauvenargues.

88.

« Introduction », Lettres inédites de Vauvenargues et de son frère cadet, p. 7.

89.

« Lettres inédites d’une tante de Vauvenargues », R.H.L.F., p. 613.

90.

Vauvenargues, philosophe de la gloire, p. 148.

91.

Dix-neuvième siècle, les oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », p. 206.

92.

Causeries du Lundi, 31 août 1857, tome XIV, p. 36.

93.

Causeries du Lundi, 7 septembre 1857, tome XIV, p. 38.

94.

Causeries du Lundi, 24 août 1857, tome XIV, p. 12.

95.

Lettre du marquis de Mirabeau à Vauvenargues, 7 février 1739, édition Bonnier, p. 509.

96.

« Préface », édition Bonnier, p. 30.

97.

Lettre de Vauvenargues au Marquis de Mirabeau, 1er mars 1739, édition Bonnier, p. 511.

98.

Lettre de Vauvenargues au marquis de Mirabeau, 3 mars 1740, édition Bonnier, p. 550-553.

99.

Jules-François-Paul Fauris de Saint-Vincens (1718-1798) est conseiller à la Chambre des Comptes de Provence puis président à mortier du parlement d’Aix. Passionné par les antiquités il créa à Aix un cabinet et fut élu membre associé de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Ami de Vauvenargues, il fut pour lui un lien avec la Provence. Leur correspondance nous révèle les difficultés financières du moraliste et l’aide que son ami lui procurait pour y pallier.

100.

Edition Bonnier, p. 302 et 313.

101.

Vauvenargues d’après sa correspondance, p. 7.

102.

« Préface », édition Bonnier, p. 59.