Vauvenargues philosophe

Les éditions de l’oeuvre de Vauvenargues au dix-huitième siècle n’ont pas eu beaucoup de retentissement. La postérité déplora ce manque d’intérêt de la part des intellectuels de l’époque pour la morale de ce sage. Quelques articles signalent toutefois la parution de l’ouvrage sur un ton élogieux : « Ce livre respire partout l’amour de la Vertu et le mépris du vice et fait autant d’honneur au coeur qu’à l’esprit de l’Auteur »142. L’écrivain est présenté comme un ‘« philosophe éclairé qui a médité et approfondi et dont l’esprit est capable de grandes vues ’»143 ; ‘« C’est un [...] esprit qui moralise, qui instruit les autres en se développant à lui-même ses propres sentiments ’»144. En informant le lecteur que le jeune moraliste souffre de cécité, les Mémoires de Trévoux établissent une comparaison avec Malebranche ; comme lui, qui méditait loin de la lumière du jour, Vauvenargues devrait pouvoir se consacrer à la réflexion :

‘« nous pouvons bien espérer encore de notre Auteur quelque ouvrage de morale, fruit précieux d’un temps destiné désormais à la tranquillité de la philosophie et à la Religion »145.’

Ces articles définissent la philosophie de Vauvenargues comme une recherche de la sagesse par l’examen du bien et du mal, fondée sur l’expérience personnelle de l’auteur, et respectueuse des préceptes du christianisme. Une telle perspective mène à la « tranquillité » car le penseur n’a pas à entrer dans un débat d’idées mais à instruire par l’étude de soi et dans le respect de la religion. Ces articles louent la sagesse d’un auteur qui malgré sa jeunesse, se consacre à la retraite et à la méditation. Or cette idée d’un Vauvenargues à la sagesse précoce est reprise par les encyclopédistes afin de servir leur propre cause.

Quelques articles de l’Encyclopédie développent des thèmes secondaires qui n’intéressent souvent que les biographes de Vauvenargues. Ils y décèlent des confessions de l’auteur sur l’amour, l’amitié et les rapports familiaux. Seul le texte « De l’amour-propre et de l’amour de nous-même »146 entre dans les préoccupations idéologiques des philosophes ou encore quelques réflexions comme « La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu, c’est-à-dire comme une chose qu’ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer ni aimer » ; cette sentence ouvre l’article sur « L’Amour des sciences et des lettres » de l’Encyclopédie et est susceptible d’interpeller le lecteur par son caractère provocateur. Dans « De l’amour-propre et de l’amour de nous-même », Vauvenargues opère une distinction qui lui permet de s’opposer à la conception de l’homme de La Rochefoucauld et de réhabiliter la nature humaine. Jean-Jacques Rousseau se serait également inspiré de ce texte de Vauvenargues. Jean Deprun relève la note XV du Discours sur l’origine de l’inégalité dans laquelle le philosophe expose cette conception des deux amours 147. Le critique précise que Jean-Jacques Rousseau a recopié le texte intégral de Vauvenargues dans son Cahier de brouillons, notes et extraits. Le philosophe était donc intéressé par cette conception des deux amours développée par Vauvenargues, qui, en réhabilitant l’amour de soi-même, aide l’homme à vivre en société grâce à l’idée qu’il est capable de s’ouvrir aux autres et d’accomplir un dépassement de soi. Chicaneau de Neuvillé utilise aussi ce texte dans son Dictionnaire philosophique ou introduction à la connaissance de l’homme mais, au contraire de l’Encyclopédie et de Jean-Jacques Rousseau, il reconnaît sa dette 148. A la suite d’une critique des Mémoires de Trévoux contre un article reprenant des extraits de l’oeuvre de Vauvenargues, d’Alembert sera amené à reconnaître sa dette, du moins pour le texte concerné. Le philosophe rappelle alors aux auteurs du journal qu’ils avaient fait l’éloge de la pensée de Vauvenargues lors de la publication de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain 149. Grâce à sa réputation de penseur modéré et respectueux des valeurs établies, comme celles de la religion, Vauvenargues sert de garant aux philosophes ; il permet de fléchir la critique qui avait approuvé son oeuvre.

‘« Vauvenargues n’est pas un dialecticien puissant, l’initiateur d’une philosophie nouvelle ; en révélant que certaines phrases de l’abbé Yvon sur l’amour-propre, dans l’Encyclopédie, étaient de Vauvenargues, d’Alembert pensait désarmer les critiques, Vauvenargues n’étant pas un écrivain subversif »150.’

On puise dans les textes du moraliste qui sert de prête-nom, mais l’apport et les caractéristiques de sa pensée ne sont pas étudiés en eux-mêmes. L’ouvrage de Vauvenargues a peu retenu l’attention des philosophes, mais sa personnalité, sa renommée, peuvent leur être utiles ; il est dans leur intérêt de s’associer un jeune penseur qui se singularise par sa tolérance, son humanisme et une sagesse pieuse. Mais, alors que les encyclopédistes utilisent quelques extraits de l’oeuvre du moraliste, certains philosophes adjoignent abusivement son nom à des textes ou des idées afin de l’impliquer à leur propre cause.

Nous avons vu que Marmontel et Voltaire comparaient Vauvenargues à Socrate. Cette association n’a rien de compromettant mais elle a toutefois pour conséquence d’orienter l’idée que l’on se fait du moraliste. Or, c’est justement cette image qui va permettre aux encyclopédistes d’insérer des pensées de Vauvenargues dans quelques articles même si elles comportent parfois un caractère séditieux. Voltaire fera lui-même appel au souvenir de Vauvenargues lorsqu’il voudra proposer un exemple de tolérance et de modération pour appuyer ses idées contre le fanatisme religieux 151. Pour connaître les propres sentiments religieux du moraliste il est important de savoir comment il a réagi à l’approche de la mort. Dans une note de « L’Epître à M. de Voltaire », consacrée à Vauvenargues, Marmontel précise qu’il « est mort avec la constance et les sentiments d’un Chrétien philosophe dans le sein de la paix et dans les bras de ses amis »152. Cette note a suscité de nombreuses interprétations par son ambiguïté. Faut-il rapprocher ce commentaire de Marmontel d’une lettre de Voltaire adressée à Villevieille dans laquelle il est dit que Vauvenargues, qui avait la foi, aurait condamné les « atrocités religieuses qu’on commet dans un siècle qui n’était pas digne de lui »153 ? Ces deux témoignages semblent s’accorder sur l’esprit de tolérance et de sérénité qui caractérise la personnalité de Vauvenargues. Cette idée, exploitée à travers les rares témoignages de ses contemporains, appuie les discours de ceux qui l’utilisent et favorise leur propre image.

Lors de la publication de la troisième édition de l’oeuvre, le Journal encyclopédique consacre un article à Vauvenargues à la fois pour célébrer le jeune moraliste en tant que précurseur de philosophes comme Condillac et Rousseau, spécialisés dans « la science de l’homme », et pour montrer le caractère désuet de son ouvrage 154. L’auteur de l’article précise en effet que nous trouvons dans l’oeuvre de Vauvenargues

‘« le germe des principes qu’ils [les métaphysiciens et moralistes nommés] ont mis dans leur plus grand jour, et d’excellentes idées qu’ils ont développées »155. ’ ‘Mais « ses réflexions, aussi neuves que profondes, quand la première édition de son livre parut, ne peuvent avoir aujourd’hui le piquant de la nouveauté, quoiqu’elles en aient le mérite »156.’

La forme adoptée par Vauvenargues, empruntée au siècle précédent, ne plaît plus au dix-huitième, ce qui rend la lecture d’un tel ouvrage pesante. Ainsi son oeuvre, intégrée dans son temps par ses propres contemporains qui se reconnaissent dans la morale fondée sur la nature de l’homme, a été rapidement dépassée. Moins de quarante ans après la première publication, l’ouvrage, démodé, est condamné à l’oubli : les formes ont évolué et les thèses qui apparaissent dans l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain ont été exploitées et étayées. 

C’est Condorcet qui va fortement impliquer le moraliste dans le combat philosophique. Il cherche à expliquer la présence de la  « Méditation sur la Foi » et de la « Prière » en faisant de ces textes un défi à la religion. Vauvenargues les aurait composés après avoir affirmé qu’il est possible de parler de religion sans y croire. Ces textes sont là pour le prouver et afin de faire passer quelques maximes audacieuses contenues dans l’oeuvre 157. Déjà les Lettres d’un théologien à l’auteur du dictionnaire développaient cette idée :

‘« Vous saviez sans doute que les morceaux de dévotion qui terminent son ouvrage ont été faits par gageure. Les imprimeurs les imprimèrent pour faire passer le reste. Frère Berthier ou son devancier y furent pris. Ils assurèrent que le livre respirait la religion »158.’

Condorcet veut démontrer que Vauvenargues n’est pas chrétien et qu’il est, au contraire, capable de défier l’Eglise. Les journaux qui avaient approuvé l’oeuvre de Vauvenargues, considérant qu’elle respectait la morale chrétienne, ont été dupés et sont ainsi tournés en dérision. Et, si Vauvenargues a réussi à les abuser, qui peut alors garantir de la sincérité des discours religieux ? Mais il ne suffit pas de montrer que Vauvenargues n’était pas chrétien pour l’associer pleinement à l’esprit philosophique ; Condorcet, à travers les remarques qu’il prête à son théologien, montre que les fondements de sa morale reposent sur une définition sociale du bien et du mal.

‘« Le chapitre du ‘Bien et du Mal Moral’ est un des ouvrages les plus horribles que je connaisse : on y trouve l’idée hardie d’élever une morale philosophique, indépendante de tout système, comme de toute révélation »159.’

Le vice et la vertu ne sont plus envisagés selon l’enseignement du christianisme mais selon les intérêts d’un groupe social ce qui implique définitivement Vauvenargues dans le combat des Lumières.

Naigeon associe aussi le nom du moraliste à des revendications des philosophes en lui attribuant le texte « De la suffisance de la religion naturelle » ; il en fait un partisan du déisme 160.

Critique du dogme, religion naturelle et conception sociale de la morale, Vauvenargues est tout à fait impliqué dans le parti philosophique. Les dehors de sagesse ou de modération du jeune moraliste prouvent que ces idées sont le fruit d’une profonde réflexion.

Le peu de retentissement de l’oeuvre de Vauvenargues et le mode de vie qu’il avait adopté, loin de la société mondaine, semblent être un avantage pour ses contemporains : cela leur permet d’utiliser ses textes, sa pensée et sa personnalité selon ce qui les intéresse. Une même image du moraliste, celle de la sagesse et de la modération, peut servir aux philosophes et à leurs adversaires. L’ambiguïté de certains textes et la présence de quelques écrits, engageant les idées religieuses du moraliste, permettent différentes interprétations de l’oeuvre ; d’où la nécessité de transmettre des témoignages sur la vie de l’écrivain pour tenter d’expliquer ces contradictions et pour, enfin, utiliser l’auteur dans le cadre de la bataille des Lumières. C’est, en définitive, la personnalité de Vauvenargues qui intéresse les philosophes au dix-huitième siècle.

Notes
142.

Mercure de France, mars 1746, pp. 130-133.

143.

Ibid.

144.

Mémoires de Trévoux, mai 1746, p. 1139. Pour Arnoux Straudo (La Fortune de Pascal en France au dix-huitième siècle, p. 150), l’avis favorable des Mémoires de Trévoux sur l’oeuvre de Vauvenargues serait en partie motivé par les nombreuses mentions de Pascal dans l’Introduction à la connaissance de l'esprit humain.

145.

Mémoires de Trévoux, janvier 1747, pp. 74-85.

146.

Edition Bonnier, p. 227.

147.

« Vauvenargues et l’amour de soi », Annales de la faculté d’Aix, p. 291.

148.

« Vauvenargues et l’amour de soi », Annales de la Faculté d’Aix, p. 291.

149.

Voir tome III, « Avertissement des éditeurs », p. I et « Errata pour les deux premiers volumes », pp. XV-XVI, nouvelle impression en fac-similé de la première édition de 1751-1780, 1966.

150.

Henri Coulet, « Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F. , p. 179.

151.

Lettre à Villevieille, 18 juillet 1766, Best. D, 12547 ; voir Henri Coulet, ibid., pp.177-178, à propos d’une comparaison entre le chevalier de la Barre et Vauvenargues.

152.

« Epître à Monsieur de Voltaire », Denis le tyran, édition des Oeuvres complètes de Vauvenargues par Suard, 1806, p. 354.

153.

Lettre à Villevieille du 18 juillet 1866, Best. D, 12547.

154.

Tome V, 1781, p. 3.

155.

Ibid., pp. 3-4.

156.

Ibid., p. 9.

157.

Voir édition Bonnier, note 1, p. 146.

158.

1774. (Voir Pierre Dubaele, chapitre 1, partie 5, « Les avocats de Vauvenargues », Vauvenargues, l’officier moraliste.)

159.

Ibid.

160.

Inclus dans Recueil philosophique ou mélange de pièces sur la religion et la morale par différents auteurs, Londres, 1770 ; nous avons vu que ce texte serait en réalité de Diderot.