Les juges de Vauvenargues

La plupart des écrivains ou critiques qui se sont intéressés à Vauvenargues ont affirmé leur sympathie pour le jeune moraliste. Peut-être en raison de sa faible notoriété au dix-huitième siècle et par le caractère secondaire de son oeuvre, il a peu de détracteurs. Toutefois, les commentaires de trois critiques, ceux de l’abbé Sabatier, de Barbey d’Aurevilly et de Désiré Nisard, se distinguent de l’ensemble par leur sévérité et leur partialité à l’égard de Vauvenargues. Ils dénoncent le manque d’intérêt de l’oeuvre qui trompe l’attente du lecteur qui se fie aux propos de Voltaire. L’ouvrage leur paraît sans fondement et ne répond pas aux exigences de la réflexion morale. A travers leurs remarques sur la pensée du moraliste, ces trois critiques expriment leur aversion pour la philosophie du dix-huitième siècle et essentiellement pour Voltaire.

L’abbé Sabatier ouvre et termine son article consacré à Vauvenargues sur le jugement de Voltaire à l’égard du jeune moraliste. Le critique veut montrer que le « Panégyriste » de Vauvenargues ‘est « aussi partial et aussi peu modéré dans ses éloges, qu’il est injuste et outré dans ses critiques’ »187. La place accordée à Voltaire dans cet article prouve que l’abbé Sabatier ne juge Vauvenargues qu’à travers l’admiration que lui porte le philosophe. Il reproche au moraliste un manque de maturité, une répétition des lieux communs, une attention excessive pour les « plus petits objets » et les « détails mesquins »188. Vauvenargues était ‘« un esprit disposé à la réflexion, capable de se former par l’étude »’ mais il ne correspondait pas au « prodige » annoncé par Voltaire dans son Eloge funèbre des officiers morts pendant la guerre de 1741 189. Toutefois l’abbé Sabatier s’intéresse suffisamment à Vauvenargues pour remarquer la présence dans son oeuvre d’une réflexion sur la religion et les écrivains religieux et précise que si le moraliste avait développé cette préoccupation il serait entré en conflit avec Voltaire. Il s’interroge sur les raisons de la suppression d’une réflexion qu’il ‘juge « une des meilleures et des plus vraies de son Recueil »’ 190. Vauvenargues avait en effet décidé de la retrancher de la deuxième édition sur les conseils de Voltaire qui avait annoté en marge le terme de « capucin » 191. Ainsi les deux partis adverses s’intéressent à une même réflexion qui engage profondément le moraliste. En choisissant de la supprimer Vauvenargues donne raison à Voltaire. Une telle coïncidence montre bien que l’oeuvre de Vauvenargues peut constituer un enjeu pour les philosophes comme pour leurs opposants selon les textes ou les éditions que l’on souhaite privilégier.

Parmi les articles qui forment la série Les Oeuvres et les hommes, Barbey d’Aurevilly consacre un chapitre à Vauvenargues sous la rubrique « Les philosophes et les écrivains religieux »192. Le critique considère l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain comme une oeuvre mineure dans laquelle l’auteur contrefait l’art de La Bruyère. Aussi Vauvenargues ne peut-il pas prétendre au nom de moraliste. La postérité du jeune écrivain s’explique donc par l’attrait de son destin malheureux et par le soutien que Voltaire lui a apporté. En effet, Barbey d’Aurevilly accuse le philosophe d’avoir imaginé le génie de Vauvenargues par son goût pour le favoritisme :

‘« Comme le sculpteur qui finit par adorer sa statue, il aimait et respectait le Vauvenargues qu’il avait créé. [...] Il en était le pygmalion. Car de Vauvenargues tel que celui qu’il loue et qu’il invente, il n’y en a point et la postérité le cherche »193.’

Vauvenargues n’est pas le philosophe stoïque que Voltaire a imaginé mais un homme malheureux. C’est son infortune qui l’a sauvé car si Vauvenargues avait réussi dans le monde, il aurait perdu l’ « originalité du coeur » qui constitue l’attrait de sa pensée 194 :

‘« La mort lui a été favorable comme la maladie ; sans la maladie, sans la douleur qui lui a donné le peu de fil et de mordant qu’on trouve dans ses oeuvres, il aurait été comme tous les humanitaires de son temps, un optimiste, un philanthrope, un niais d’esprit, et sans la mort prématurée qui le fait vivre, il serait mort, sur pied, de son vivant ! »195

Le caractère malheureux de sa destinée à fait naître en lui un goût pour la réflexion sur la condition de l’homme. Sans cette infortune, Vauvenargues aurait adhéré à l’esprit de ses contemporains qui, trompés par le caractère excessif de leur « philanthropie », n’ont aucune notion de la réalité humaine. Sa pensée a été sauvée par la mort : elle a donné à l’auteur la réputation de martyr et ne lui a pas laissé le temps de s’évanouir parmi les penseurs du dix-huitième siècle. N’ayant aucun génie, Vauvenargues, en vivant plus longtemps, aurait été ignoré par ses contemporains. Ses malheurs, à l’origine de son scepticisme, de sa gravité et de sa tristesse, ont fait de lui un précurseur du romantisme. Barbey d’Aurevilly, établit un parallèle entre l’esprit de Vauvenargues et celui de Chateaubriand pour montrer que ce dernier, qui avait tout pour être heureux, n’a cherché qu’à se plaindre car il n’a ‘« jamais cru qu’au profond néant de la vie ’»196, alors que Vauvenargues, dans son infortune, a mis sa réflexion au service de l’homme afin de l’aider, par sa propre expérience, à améliorer sa condition :

‘ « C’était un René raisonnable, précédant le René poétique. Il est vrai que ce René semblait avoir des motifs suffisants pour se permettre de la mélancolie. Le René de Chateaubriand, qui fut Chateaubriand lui-même, était un Argan idéal et tragique ; mais, Vauvenargues, ni au physique, ni au moral, n’était un malade imaginaire »197. ’

Vauvenargues avait de la lucidité et était confronté à une réalité difficile. Relevons toutefois l’ironie des propos de Barbey d’Aurevilly qu’il prolonge dans cette image caricaturale : ‘« Vauvenargues, s’il avait vécu à Paris de 1824 à 1840, eût compté dans la légion de ces jeunes gens graves, cravatés de noir »’ 198. Il aurait lui aussi exprimé un mal de vivre mais sans s’abandonner au désespoir. Il semble cependant que pour le critique cette manifestation d’un mal de vivre, qui caractérise l’esprit romantique, soit apparentée à une faiblesse morale. Barbey d’Aurevilly n’accorde aucun mérite littéraire et philosophique à Vauvenargues ; seul le témoignage de son existence peut être intéressant. Le critique apprécie les valeurs du gentilhomme qu’il trouve en lui. Malgré un attrait pour les idées de son temps, le marquis considère qu’ ‘« il n’y a pas de gloire achevée sans celle des armes’ »199 et ne s’insurge pas contre la barbarie de la guerre. Par les campagnes qu’il a effectuées dans l’armée du roi, Vauvenargues s’est engagé pour la monarchie, ce qui le revalorise aux yeux du critique. Barbey d’Aurevilly n’apprécie donc pas le Vauvenargues écrivain qu’il associe aux philosophes qu’il réprouve mais il estime l’homme pour ses valeurs nobiliaires et son esprit ambitieux.

Désiré Nisard, sans être aussi impulsif et partial que Barbey d’Aurevilly, soutient lui aussi la contrepartie de la légende vauvenarguienne afin de montrer que Vauvenargues n’avait pas l’envergure d’un moraliste, et encore moins celle d’un homme d’action 200.

Pour Désiré Nisard, la morale de Vauvenargues consiste en « des vues désintéressées de son esprit ou des inspirations de son coeur »201. L’oeuvre intéresse par sa valeur de témoignage :

‘« Dans les caractères de Vauvenargues comme dans sa morale, le meilleur c’est ce qui le peint lui-même, ce sont les traces de sa vie douloureuse, c’est sa propre physionomie »202.’

Mais Vauvenargues n’est pas un moraliste de premier ordre, ce titre étant réservé aux penseurs chrétiens tels que Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère et Nicole. Il lui manque « l’autorité », c’est-à-dire la foi. Au contraire le jeune écrivain discrédite les vertus chrétiennes en réhabilitant l’homme et ses instincts. Alors l’homme se libère de ses passions, devient la proie de ses désirs, et oublie ses devoirs. Vauvenargues, dont l’objectif est de revaloriser la vertu, donne un « aiguillon » à l’être humain mais lui enlève le « frein »203. Il « accommode » ainsi la morale « à la pratique de son siècle » et participe, « à son insu », aux « relâchements de son temps »204. Désiré Nisard ne se contente pas de mettre en question le statut de moraliste attribué à Vauvenargues ; il s’attaque à l’un des principes essentiels de sa pensée dans lequel la critique place généralement sa grandeur ce qui a pour conséquence de mettre en cause son intégrité même. Désiré Nisard considère, en effet, que la publication de la correspondance dans l’édition Gilbert, révèle le vrai Vauvenargues et montre en lui un « spéculatif »205. Dans sa « Notice » d’introduction, D.L. Gilbert le présente comme un homme d’action, déçu, victime d’un destin contraire, qui a dû se résigner au métier des lettres. Mais pour Nisard, Gilbert, qui avait conscience des faiblesses du moraliste, a cherché à s’aveugler afin de présenter un Vauvenargues correspondant à ses propres attentes :

‘« Il lui en coûtait de voir une si belle âme inoccupée. Il a prêté à son héros les talents qu’il méritait d’avoir ; il a rêvé pour lui une destinée grande comme son âme ; il a voulu que la fortune eût manqué à Vauvenargues, et non Vauvenargues à la fortune »206.’

Désiré Nisard pense que le moraliste est un « spéculatif » qui a loué l’action « comme font tous les honnêtes gens qui savent estimer les qualités qui leur manquent »207. Désiré Nisard soutient son point de vue à l’aide de trois arguments: l’écrivain n’était pas fait pour l’action puisqu’il avoue lui-même, dans une lettre destinée au marquis de Mirabeau, qu’il se serait plu à la cour 208 ; le critique est également persuadé que Vauvenargues n’a jamais cru au succès des lettres envoyées au roi et à Amelot, et s’engageait peu en les rédigeant 209 ; enfin, il se crée une réputation de sagesse en prodiguant ses conseils, ce qui lui a valu le surnom de « père » : c’est « la seule manière dont un spéculatif agit »210. Même dans le domaine de la critique, Désiré Nisard pense que Vauvenargues est un « spéculatif littéraire » : il ne possède pas la science mais il a la naïveté du sentiment qui manque souvent aux bons critiques. Si l’oeuvre de Vauvenargues est intéressante, dans la mesure où elle dresse un portrait psychologique de l’auteur, elle ne propose pas de morale crédible étant essentiellement fondée sur un principe relevant de la spéculation de l’auteur. Le principe d’action est perçu à la fois comme un besoin essentiel à l’auteur pour se réaliser en tant qu’homme, et comme l’un des fondements de sa pensée née de sa propre expérience. Si nous remettons en cause l’idée première, la morale de Vauvenargues se réduit à de la pure théorie.

Ces trois critiques remettent en cause l’importance de l’oeuvre dans l’histoire des idées et le génie du moraliste qui est considéré comme une invention de Voltaire. Ils touchent toutefois aux problématiques que pose cet ouvrage en s’interrogeant sur la religion de Vauvenargues ou sur la place à lui accorder parmi ses contemporains. Pour l’abbé Sabathier, il reste néanmoins un moyen d’exercer sa critique à l’encontre de Voltaire. Les deux autres critiques sont de fervents défenseurs du christianisme, partisans de l’esthétique et de la morale du dix-septième siècle. Ce sont ces convictions qui les font envisager Vauvenargues comme un piètre moraliste, qui ne répond pas à leur conception de la réflexion morale, mais qui attire néanmoins par sa sensibilité. Comme de nombreux critiques qui se sont intéressés à lui, ils se posent en ennemis des philosophes mais ils n’excluent pas le moraliste de leur rancune envers le dix-huitième siècle. Le solitaire, immaculé et incompris de ses contemporains, devient un optimiste naïf et spéculatif qui a été égaré par son scepticisme. En créant l’originalité de sa réflexion, sa destinée le sauve de l’oubli.

Selon leurs propres convictions, les critiques privilégient tel ou tel aspect du mythe, et modifient ainsi l’interprétation donnée à l’oeuvre du moraliste : par son appartenance à la fois à l’esprit du dix-septième siècle et à celui du dix-huitième, conséquence des formes qu’il adopte, des idées et des influences qu’il revendique, la critique interprète, et se sert même de l’oeuvre de Vauvenargues selon ce qu’elle veut reconnaître en lui ; cette attitude montre combien le critique peut être partial lorsque des convictions personnelles sont en jeu. Si par cela l’auteur n’est pas oublié, l’oeuvre en pâtit : elle est rarement étudiée pour les idées qu’elle véhicule mais pour ce qu’elle révèle de son auteur et dans le but de nourrir les polémiques qui lient le dix-huitième siècle à la postérité.

Notes
187.

Les Trois siècles de la littérature française ou Tableau de l’esprit de nos écrivains, tome IV, p. 417.

188.

Ibid., p. 417.

189.

Ibid., pp. 416-417.

190.

Ibid., p. 417, il s’agit de la réflexion 934, p. 488 de l’édition Bonnier : «  Newton, Pascal, Bossuet, Racine, Fénelon, c’est-à-dire les hommes de la terre les plus éclairés, dans le plus philosophe de tous les siècles, et dans la force de leur esprit et de leur âge, ont cru Jésus-Christ ; et le Grand Condé, en mourant, répétait ces nobles paroles : « Oui, nous verrons Dieu comme il est, sicuti est, facie ad faciem ».

191.

Voir Edition Bonnier, note 1, p. 489.

192.

p. 205-217.

193.

Dix-neuvième siècle. Les Oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », p. 207.

194.

Ibid., p. 212.

195.

Dix-neuvième siècle. Les Oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », p. 210.

196.

Ibid., p. 214.

197.

Ibid., p. 214.

198.

Ibid., p. 214.

199.

Dix-neuvième siècle. Les Oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », p. 212 ; édition Gilbert, maxime 497, p. 455.

200.

« Vauvenargues », Revue Européenne, 1859, pp. 5-27 et Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, pp. 317-337.

201.

Histoire de la littérature française, p. 317.

202.

Revue européenne, p. 19.

203.

Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, p. 323.

204.

Ibid., p. 321.

205.

Revue Européenne, 1859.

206.

Ibid., p 8.

207.

Ibid.

208.

Ibid., p. 11.

209.

Ibid.

210.

Revue Européenne, 1859