Les responsables

Nous avons constaté que la vie du moraliste offre un champ favorable à la légende qui va être progressivement entretenue par les éditions successives, les biographes et les critiques. Toutefois, les commentateurs qui se sont intéressés à cette légende considèrent que certains écrivains ou critiques littéraires l’ont plus favorisée que d’autres.

Pour la critique actuelle se sont les témoignages de Marmontel et de Voltaire qui sont à l’origine de cette légende.

‘« Le premier responsable de cette légende est sans doute Marmontel lui-même ; dans son ardeur, sincère, à vanter son ami, il ne put s’empêcher de « dramatiser » un peu son destin, afin de mieux mettre en valeur ses éminentes qualités : quand Marmontel évoque Vauvenargues dans ses Mémoires, il s’est écoulé presque cinquante ans depuis la mort de Vauvenargues ; c’est bien assez pour idéaliser, de très bonne foi »211.’

Marmontel est à l’origine de la comparaison entre Vauvenargues et Socrate 212. Il fait du moraliste un héros qui a affronté le destin et la mort avec courage. Voltaire soutient cette idée 213. Serait - ce par intérêt que Marmontel évoque avec louanges cet ami commun aux deux philosophes ? Henri Coulet pense que Marmontel

‘« voulut montrer dans l’amitié de Voltaire et de Vauvenargues une amitié exemplaire, sans doute pour inspirer à Voltaire envers lui-même les sentiments qu’il lui prêtait envers Vauvenargues »214. ’

De plus, en évoquant le moraliste sous les traits de la vertu et de la sagesse, il était plus facile et louable, pour l’Encyclopédie, d’utiliser certaines de ses pensées, initiative qui est attribuée à Marmontel 215. Henri Coulet explique que Voltaire, dans une période où il avait obtenu des charges officielles auprès du roi et cherchait encore à s’élever parmi les grands de son siècle, voyait en Vauvenargues

‘« l’exemple du mérite obscur et malheureux, de la sagesse, de la lucidité et de la résignation. Mais ce sage professait une philosophie de l’énergie et de la gloire, et la mort avait fait de lui le héros que la vie ne lui avait pas permis de devenir. Voltaire pouvait voir dans cet héroïsme une version exaltante de sa propre conception de la vie »216.’

En effet, Vauvenargues, comme Voltaire, tentait de réconcilier l’homme avec lui-même par la réhabilitation des passions et de l’action dont, à l’inverse des moralistes du siècle précédent, il faisait le but de la vie. Or, une telle pensée, exaltée par un homme résigné à mourir, relève du « sublime »217. C’est pourquoi la légende commence avec la disparition de cet ami « idéalis[é] par le souvenir »218.

Les divers éloges de ces deux philosophes ont été repris par les éditeurs de Vauvenargues, comme Fortia d’Urban et Suard, qui ont ajouté leurs propres panégyriques. Nous avons vu l’importance de l’édition Gilbert qui fait découvrir la correspondance de Vauvenargues avec le marquis de Mirabeau et Saint-Vincens. Sainte-Beuve s’empare du moraliste pour l’inclure dans l’un de ces différents types littéraires 219. La légende de Vauvenargues, dont nous avons étudié la formation, a encore suscité, dans les années 1930, deux ouvrages romancés : La Vie de Vauvenargues de Pierre Richard ainsi que Deux jeunes filles et Vauvenargues par C. Lucas de Peslouän. D’autres études comportent aussi des détails romanesques mais ce sont essentiellement ces deux ouvrages qui sont reconnus comme tels. L’oeuvre de Lucas de Peslouän semble avoir quasiment disparu mais le titre, si suggestif, prêtre à sourire et nombreux sont les critiques qui ont souligné la pudeur de Vauvenargues et sa haute conception de l’amour que l’on oppose souvent aux moeurs de la Régence. La Vie de Vauvenargues est l’exemple type des ouvrages qui complètent les insuffisances de la biographie vauvenarguienne par des suppositions et des mises en situations des personnages imaginées par l’auteur. Le mythe de Vauvenargues a donc bénéficié d’une longue postérité.

‘« Il faut, sans aucun doute, le faire descendre du piédestal où des commentateurs trop zélés l’ont hissé et figé, solitaire, dans l’attitude exemplaire d’un « jeune romain », grave, stoïque, pour le laisser vivre, souffrir et penser humainement, lui pour qui l’humanité n’était pas la première des vertus, mais peut-être tout simplement la vertu »220.’

Cette remarque de Andrée Hof rappelle que Vauvenargues, avant d’avoir voulu exprimer ou incarner un idéal, a cherché à aider l’homme en s’appuyant sur sa propre expérience, ses souffrances, ses faiblesses et ses espoirs d’être humain.

‘« Que veux-je savoir ? que m’importe-t-il de connaître ? Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires, sans doute ? Or, où trouverai-je ces rapports, sinon dans l’étude de moi-même et la connaissance des hommes, qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie ? »221

Il a cherché une réponse au problème de la condition humaine par le biais d’une conciliation des principes existants en leur donnant une orientation qui est celle des philosophes du dix-huitième siècle : ce moraliste, qui n’aimait pas la philosophie spéculative, est figé par la postérité sous les traits du philosophe idéal alors qu’il s’intéressait à l’homme dans toute sa complexité. En se consacrant désormais à l’étude de l’oeuvre, la critique moderne tente d’effacer cette contradiction issue de la légende vauvenarguienne.

Notes
211.

Andrée Hof, « Etat présent des incertitudes sur Vauvenargues », R.H.L.F., p. 936.

212.

« Epître à M. de Voltaire », Denis le tyran, édition des Oeuvres complètes de Vauvenargues par Suard, 1806, p. 354.

213.

« C’était un vrai philosophe ; il a vécu en sage, et est mort en héros, sans que personne en ait rien su », lettre à Leclerc de Montmerci, Best. D, 10926, p. 183.

214.

« Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F., p. 173.

215.

Voir à ce sujet la partie I, chapitre II, « Vauvenargues philosophe » .

216.

Henri Coulet, « Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F., p. 175.

217.

Ibid., p. 177.

218.

Ibid., p. 179.

219.

Voir partie II, chapitre V, « Entre théorie politique et action : Vauvenargues et la Révolution ».

220.

Andrée Hof, « Etat présent des incertitudes sur Vauvenargues », R.H.L.F., p. 945.

221.

« Discours préliminaire », édition Bonnier, p. 206.