La mort du mythe

Quelques études du dix-neuvième siècle dénoncent certains stéréotypes qui entourent l’oeuvre et la personnalité de Vauvenargues pour finalement privilégier d’autres caractéristiques du mythe selon l’idée du moraliste que la critique veut transmettre. Seuls les essais modernes tentent de faire le point sur l’histoire de la légende vauvenarguienne.

Andrée Hof signale que la critique du dix-neuvième siècle,

‘« non dénuée de « bonnes intentions », tendait à faire de cet être vivant et souffrant un modèle de toutes les vertus, et de son destin désespérément manqué une vie exemplaire à la manière de celle des hommes illustres, héros de son cher Plutarque »222.’

On fait du moraliste une figure pathétique à l’aide de traits propres au romantisme : la critique voit essentiellement, en Vauvenargues, la bonté du sentiment et l’exaltation des passions. On éprouve de la compassion pour ce martyr, cette victime de la destinée, ce qui affadit son oeuvre et sa personnalité que l’on entoure de sensiblerie. Certains commentateurs ont conscience de ce mythe et les études modernes parlent de l’utilisation de l’oeuvre. Pierre Dubaele indique que Vauvenargues souffre du mépris du dix-neuvième siècle pour les Lumières 223. Plus exactement, le moraliste bénéficie des comparaisons établies entre lui-même et ses contemporains ; mais l’interprétation de l’oeuvre souffre de ce regard subjectif sur le dix-huitième siècle et en est faussée. Le caractère inachevé de l’ouvrage sert les intentions de la critique.

‘« Ce que l’auteur n’avait fait qu’esquisser, ils le parachèveront à leur gré, en vertu de leurs propres orientations intellectuelles ou idéologiques »224.’

Au début du vingtième siècle, les auteurs critiques refusent généralement le Vauvenargues romantique au profit d’un homme figé sous les traits de la vertu et du courage. Hubert Juin rejette l’idée d’un Vauvenargues « candide et douceâtre » que l’on associe à Senancour 225. Il est certes un homme déçu mais il reste vertueux et courageux ; il conserve sa confiance en l’homme. André Le Breton dénonce également le mythe du héros romantique qu’il considère en contradiction avec sa vie :

‘« Et de quoi donc se plaignait-il, cet Obermann qui est allé s’ensevelir tout vif, les volets clos, dans sa petite maison solitaire, pour ne plus voir ni les hommes ni le ciel bleu ? De quelle exceptionnelle infortune étaient-ils donc victimes, tous ces délicieux Jérémies du romantisme qui nous ont appris à pleurer éternellement sur nous-mêmes ?’ ‘Vauvenargues, lui, a pardonné. Et c’est ce vaincu qui nous crie : « Quand même ! » C’est lui dont toute la morale n’est qu’une magnifique exaltation de la vie »226.’

Vauvenargues n’est plus le moraliste pathétique, digne représentant à la fois de la philosophie stoïcienne et des héros romantiques se lamentant sur la condition de l’homme. C’est un homme d’action, vertueux, exaltant la vie. Cette idée est reprise par André Maurois qui accuse Voltaire d’avoir voulu figer l’image de Vauvenargues sous les traits de la sagesse et de la lucidité : « c’est toujours une erreur que d’imaginer, sous les masques que portent les hommes, des statues »227. Grâce à l’édition Gilbert,

‘« le masque tomba et parut le Vauvenargues authentique, héros à la Stendhal et non de Plutarque, Fabrice del Dongo par la naissance et Julien Sorel par la pauvreté, âme de chef trahie par un corps débile, et par une fortune médiocre »228.’

Par ces comparaisons, Vauvenargues devient un représentant des « héros de l’énergie ». De noble extraction, il est paralysé par la pauvreté car le mérite n’est pas reconnu par la société, idée qui constitue, par ailleurs, une désillusion pour le moraliste. André Maurois exalte l’homme d’action qu’il croit voir en Vauvenargues, mythe développé, entre les années 1910 et 1960, par des critiques aux convictions nationalistes. Nous reviendrons sur cet aspect de la légende vauvenarguienne lorsque nous aborderons l’actualité du moraliste. Pour André Maurois, l’édition Gilbert a renouvelé le visage de l’écrivain. Gustave Lanson adhérait déjà à cette opinion 229:

‘« Jusque là on ne l’apercevait qu’à travers la molle sensiblerie de Marmontel et la vaporeuse spiritualité de la Restauration ; tous les traits de la figure étaient émoussés et affadis. Gilbert apporte des textes révélateurs... Sainte-Beuve n’eut garde de négliger une telle découverte et consacra dans ses Causeries du lundi une longue étude à Vauvenargues à propos de l’édition Gilbert. Il y fixa avec sa pénétration accoutumée tous les traits de cette physionomie originale, et pour la première fois, à la légende de Vauvenargues fut substituée la réalité de sa vie intérieure »230.’

En effet, certains critiques attribuent à D.L. Gilbert et Sainte-Beuve le mérite d’avoir révélé le vrai Vauvenargues : par les témoignages de Marmontel, Voltaire et Suard, on louait son comportement contre l’adversité de la vie et son courage à l’approche de la mort. Avec la publication et l’étude de la correspondance, nous découvrons un homme, certes plus faible et plus complexe que nous l’imaginions d’abord, mais aussi plus humain et plus proche de nous. Ces découvertes permettent donc d’entreprendre une étude psychologique du moraliste et de mettre en valeur ses qualités. Mais nous avons aussi constaté, lors de l’étude de l’élaboration du mythe, que les études, postérieures à la publication de l’édition Gilbert, se servent des révélations de la correspondance et des inédits pour étayer leur compréhension de l’homme et de l’oeuvre 231.

Il faut attendre notre siècle pour constater plus d’objectivité dans les ouvrages consacrés à Vauvenargues malgré les louanges et la récupération idéologique de l’oeuvre qui persistent. Les faiblesses de l’homme et les contradictions de l’oeuvre sont plus facilement évoquées ; la critique ne cherche plus à excuser les unes et les autres. Des études analytiques sont entreprises sur l’histoire de la critique vauvenarguienne. Le titre de l’ouvrage de Georges Cavalucci, Vauvenargues dégagé de la légende, nous promet une nouvelle approche du moraliste : « nous nous sommes efforcé de dégager de la légende et des fausses interprétations les étapes connues de la vie de Vauvenargues »232. Mais l’auteur examine successivement les hypothèses émises sur la vie du moraliste pour finalement donner sa propre interprétation. Cette étude, loin d’être objective et instructive, déçoit l’attente du lecteur. Georges Cavalucci s’attarde sur des faits bien secondaires ; après de nombreux commentateurs, il consacre un chapitre à ce que serait devenu Vauvenargues s’il avait vécu plus longtemps, hypothèses qui livrent plus d’informations sur le critique que sur le moraliste. L’étude de Pierre Dubaele semble beaucoup plus objective. En précisant l’apport des principales études consacrées à Vauvenargues, l’auteur a voulu montrer que les commentateurs ont généralement orienté leurs analyses en fonction de leur personnalité et de leurs convictions.

‘« Je tenterai de montrer que chaque critique a puisé dans l’oeuvre et la vie de Vauvenargues les éléments à sa convenance qui servissent en fin de compte ses goûts en matière de littérature, ses opinions politiques ou ses idées philosophiques et morales. [...] un catalogue des différents jugements portés sur Vauvenargues, [...] une sorte de doxographie »233.’

Après une telle étude il reste à montrer ce que révèle cette utilisation de l’oeuvre et de la personnalité de Vauvenargues.

Ainsi donc, depuis plus d’un siècle, la critique a conscience du mythe vauvenarguien sans, cependant, réussir à se dégager des lieux communs attachés au moraliste et à sa pensée. La postérité s’intéressant plus à la biographie de l’auteur qu’à ses écrits, l’étude de l’oeuvre est conditionnée par l’idée qu’on se fait du moraliste.

Malgré la remise en cause du mythe avec la publication de la correspondance, les limites entre la pensée morale de l’auteur et ses réflexions personnelles, entre l’oeuvre et la biographie, restent difficilement saisissables. Dans son « Discours préliminaire » à l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, l’auteur écrit que ce qu’il souhaite connaître sont ‘« les choses qui ont avec [lui] les rapports les plus nécessaires’ » 234, c’est-à-dire l’être humain. Ce savoir s’acquerra par l’étude de lui-même et des autres mais aussi par l’analyse des rapports qui le lient aux autres hommes et par lesquels il existe. Cette volonté affichée par l’auteur de consacrer une partie de son ouvrage à l’étude du moi a conforté la critique dans son désir de considérer l’oeuvre comme des confessions. Mais en ne l’envisageant que dans cette perspective, la critique établie une étroite circularité entre l’homme et l’oeuvre de manière à créer une personnalité mythique qui dissocie Vauvenargues des idées et des comportements de ses contemporains. Il nous restera alors à tenter de saisir ce que révèle une telle appréhension de l’oeuvre.

Nous avons donc pu constater que la légende vauvenarguienne commence dès le dix-huitième siècle et est entretenue par les inédits et la publication de la correspondance. Le mythe consiste à construire une personnalité pour le moraliste, construction qui influence l’interprétation de l’oeuvre et instaure une circularité entre l’ouvrage et la vie de l’auteur que peu de critiques remettent en cause ; ainsi l’écrivain et son oeuvre correspondent à l’idéologie dominante de chaque critique ce qui crée les nuances du mythe, chacun des commentateurs privilégiant le trait de la personnalité de Vauvenargues qui le satisfait le mieux. Nous voyons ainsi se développer des aspects de cette légende selon les perspectives critiques propres à une époque ou les préoccupations idéologiques contemporaines des commentateurs. L’étroit rapport établi entre l’homme et l’oeuvre implique une attente précise de la part de la critique. Le dix-neuvième siècle, qui cherche tant à dissocier Vauvenargues des préoccupations philosophiques de ses contemporains, semble avoir besoin de repères, de valeurs, qu’il trouve dans la physionomie simple du Vauvenargues qu’il idéalise. Le moraliste propose une éthique fondée sur le principe de conciliation qui semble convenir à la critique désireuse de se reconnaître comme héritière de cette pensée. Cette éthique établit donc la transition idéale entre le dix-septième siècle et le romantisme par la forme et le ton adoptés, par sa modération et l’importance qu’elle accorde aux sentiments et à l’analyse personnelle. Aussi nous reste-t-il à comprendre les significations et les motivations de cette construction mythique.

Notes
222.

« Etat présent des incertitudes sur Vauvenargues », R.H.L.F., p. 936.

223.

Vauvenargues, l’officier moraliste.

224.

Daniel Acke, Vauvenargues moraliste, la synthèse impossible de l’idée de nature et de la pensée de la diversité, p. 122.

225.

« Portrait de M. de Vauvenargues », Mercure de France.

226.

« Le souvenir de Vauvenargues », Revue des deux mondes, p. 433.

227.

Destins exemplaires, p. 114.

228.

Destins exemplaires, p. 114.

229.

Le Marquis de Vauvenargues, 1930.

230.

Ibid., p. 118.

231.

Voir dans la première partie, chapitre I, « La biographie de Vauvenargues ou la construction d’une personnalité ».

232.

Vauvenargues dégagé de la légende, p. 63.

233.

Vauvenargues, l’officier moraliste, p. 10.

234.

Edition Bonnier, p. 206.