Le capitaine Vauvenargues a l’habitude de mettre ses réflexions par écrit et profite des périodes pendant lesquelles son régiment reste en garnison pour se consacrer à l’étude des lettres. Il propose la lecture de ses textes à son entourage et s’en remet au jugement de son ami Saint-Vincens pour certaines de ses productions. Souhaitant soumettre ses écrits au jugement d’un maître, il fait parvenir à Voltaire un parallèle entre Corneille et Racine dans lequel il expose ses idées sur la littérature et le goût. Il contacte le philosophe dont il admire le « génie hardi et indépendant », la « justesse » et le savoir universel 235. Vauvenargues défend une conception du héros qu’il retrouve dans le théâtre de Racine mais aussi dans le Mérope de Voltaire. Il apprécie les personnages « grands sans affectation », capables d’émouvoir le spectateur à la fois par leur simplicité et par la sensibilité qu’ils expriment 236. Voltaire, qui perçoit rapidement le bon goût et le génie de Vauvenargues, l’incite à abandonner un métier « un peu barbare » pour exercer ses talents littéraires 237. C’est pourquoi, lorsque paraît la première édition de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Voltaire, à la fois en tant que maître et ami, annote un exemplaire et demande au moraliste de parfaire son ouvrage. Ainsi naît une amitié entre le philosophe au faîte de sa gloire et le moraliste inconnu.
Les principes essentiels à la morale de Vauvenargues emportent l’adhésion de Voltaire. Le philosophe apprécie sa conception de la nature humaine, de l’amour propre et de la mort ; il approuve l’importance que Vauvenargues accorde aux passions, à l’action et au mérite ; enfin, Voltaire adhère à l’appréhension sociale du bien et du mal moral qu’il relève dans l’oeuvre de Vauvenargues 238. Ces accords entre la pensée de Voltaire et celle du moraliste scellent une amitié qui, cependant, ne durera que quelques années : Vauvenargues envoie ses premières réflexions à Voltaire en 1743 et meurt en 1747. Voltaire exprime son admiration pour le moraliste dans une comparaison avec Pascal 239. Ce parallèle sert autant à louer Vauvenargues qu’à dénigrer Pascal. Ces deux écrivains, dont le génie ne fait aucun doute pour Voltaire, se singularisent par une vie brève, conséquence d’une santé fragile et de maux continuels. Malgré ses souffrances, Vauvenargues s’est consacré à la réhabilitation de l’homme et au bienfait de la société ; Pascal, aigri, a mis sa réflexion au service d’un groupe restreint, coupé des hommes. Voltaire loue ainsi la confiance de Vauvenargues en la bonté de la nature humaine. Cette célébration de la pensée du moraliste permet au philosophe de poursuivre son dialogue avec l’oeuvre de Pascal : il lui oppose la personnalité et l’oeuvre de Vauvenargues, comme preuve de ses erreurs. Ainsi l’admiration que manifeste Voltaire à l’égard de Vauvenargues prend un caractère polémique. L’oeuvre du jeune moraliste ne deviendrait-elle pas l’occasion d’un nouveau dialogue avec Pascal, une possibilité pour Voltaire de poursuivre sa condamnation de la pensée pascalienne ? De nombreux critiques révèlent la gêne, voire l’indignation, que manifeste Voltaire à l’égard de réflexions de Vauvenargues destinées à la louange de Pascal ; d’autres l’accusent de faire preuve de favoritisme outrancier et d’exagérer les qualités du moraliste. Il s’agirait donc pour Voltaire de faire de Vauvenargues son disciple, en l’encourageant dans son dialogue avec Pascal afin de servir sa propre cause, ce qui expliquerait sa volonté d’en faire son émule et de corriger l’Introduction à la connaissance de l'esprit humain.
Les deux hommes semblent toutefois entretenir une relation assidue marquée par une admiration constante et réciproque :
‘ ‘« Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. C’était, du côté de Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressants et de traits de lumières. C’était, du côté de Vauvenargues, une éloquence plein d’aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d’esprit, de douceur et de bonne foi, et ce qui me charmait plus encore, c’était, d’un côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues : l’un et l’autre, sans se flatter ni par de vaines adulations, ni par de molles complaisances, s’honoraient à mes yeux par une liberté de pensée qui ne troublait jamais l’harmonie et l’accord de leurs sentiments mutuels »240.’ ’Ce témoignage de Marmontel réunit, chez ces deux écrivains, toutes les qualités du penseur : Voltaire fait preuve d’ingéniosité et de vivacité d’esprit. Vauvenargues, homme de réflexion et de modération, est à l’écoute des autres. Notons l’inversion des rôles : le plus jeune fait preuve de sagesse et de pondération alors que le plus âgé est d’une intelligence vive et curieuse. L’harmonie caractérise ces entretiens car ces deux hommes se complètent et constituent l’homme éclairé idéal, esprit à la fois supérieur et modéré. Marmontel insiste sur ‘« l’accord de leurs sentiments mutuels ».’ Nous avons vu que les deux penseurs partageaient bon nombre de convictions littéraires et philosophiques. C’est aussi un moyen pour Marmontel d’associer pleinement Vauvenargues à l’esprit philosophique de ce siècle. Henri Coulet montre également qu’il incarnait certains idéaux de Voltaire :
‘« le militaire philosophe, le sage persécuté et courageux, la mort de Socrate, la philosophie mise dans la vie et dans l’action, la discussion avec Pascal, la réhabilitation de l’homme contre le pessimisme chrétien, le respect de l’Être suprême opposé à l’athéisme contemporain, ces images, ces thèmes, ces idées, se réunissaient pour Voltaire dans la figure de Vauvenargues idéalisé par le souvenir »241.’Nous avons constaté, lors de l’étude de la composition du mythe de Vauvenargues, que la critique associe également plusieurs de ces images à la personnalité du moraliste. Ce que Voltaire appréciait en Vauvenargues correspond à ce que la critique privilégie dans ses biographies. Nous retrouvons le stoïcien, le martyr ou encore le soldat philosophe. Ainsi, grâce à Vauvenargues, la critique se réconcilie avec Voltaire. L’amitié qui unit ces deux penseurs est favorable au philosophe : il remonte dans l’estime de ceux qui ne l’apprécient guère mais qui croient en la sincérité de sa considération pour Vauvenargues. A travers le moraliste, la critique se trouve des points communs avec le philosophe. Cependant, les commentateurs présentent cette entente entre les deux écrivains à l’avantage du plus jeune qu’ils imaginent en « bon génie » de Voltaire. D.L. Gilbert est le premier à développer cette idée 242 ; Alexandre Vinet et Sainte Beuve la reprennent :
« je me l’imagine, en vérité, comme le bon génie de Voltaire même, comme ce bon Ange terrestre qui quelquefois nous accompagne ici-bas dans une partie du chemin sous la figure d’un ami. Mais il vient un moment où la mesure est comblée ; « l’Ange remonte », le bon témoin, le Génie sérieux, solide, pathétique et clément, se retire offensé »243.
L’ange, principe spirituel de l’homme, aurait pu éviter à Voltaire de suivre son naturel destructeur et de devenir si sarcastique envers le christianisme. En utilisant la symbolique chrétienne, Sainte-Beuve idéalise Vauvenargues : messager divin, il constitue un espoir pour Voltaire. Mais, n’étant pas reconnu comme tel, il se retire ; par la mort de Vauvenargues, Voltaire subit un châtiment divin. Il n’a pas su voir en lui son salut et suivre cet exemple de modération, de respect et de sagesse. Dans ce combat qui oppose Voltaire au christianisme, Vauvenargues assume le rôle d’un messager de dieu ; plus qu’un guide, le jeune moraliste devient le rédempteur du philosophe. Désiré Nisard, qui croit en l’intelligence de ces deux hommes, voit en Vauvenargues la « propre conscience » de Voltaire, « personnifiée dans un ami qui [lui] parle de [ses] qualités et de [ses] défauts sans intérêt »244. Cette comparaison renvoie à l’idée de Marmontel qui présente les deux hommes sous le signe de l’unité. Désiré Nisard, au contraire de nombreux critiques, rapproche aisément les deux écrivains. Notons que Vauvenargues, dans le rôle de l’ami idéal, est distingué des lettrés du dix-huitième siècle que Désiré Nisard lui-même dit entretenir « des liaisons intéressées et fragiles »245
L’ensemble de la critique s’accorde sur le principe que Vauvenargues, par sa sagesse et son respect des croyances d’autrui, aurait pu aider Voltaire à mettre son génie au service du « bien » mais sa vie fut trop brève pour influencer suffisamment l’esprit et l’oeuvre du philosophe. Grâce à l’idée que la postérité se fait de cette relation entre les deux penseurs, nous pouvons tenter de déterminer ce qu’elle reproche au philosophe. Désiré Nisard affirme que Voltaire ne cherche pas à abuser Vauvenargues quand il lui écrit : ‘« si vous étiez né quelques années plus tôt, mes ouvrages en vaudraient mieux »’ 246. Sainte-Beuve se demande quelle aurait été l’oeuvre de Voltaire s’il avait rencontré dès sa jeunesse, « un Vauvenargues de son âge »247. Le critique établit un parallèle entre nos deux auteurs et l’amitié qui liait Montaigne à La Boétie pour conclure que le « libertinage d’esprit » de Voltaire « eut été modéré du moins, comme le fut celui de Montaigne »248. De même, si La Boétie et Vauvenargues avaient vécu plus longtemps, Montaigne et Voltaire n’auraient pas mis leur réflexion au service du doute et développé cette licence d’esprit qui caractérise leurs oeuvres. Dans ces différentes remarques qui envisagent l’influence que Vauvenargues aurait pu exercer sur Voltaire, c’est le jeune moraliste qui dirige le savoir du philosophe ; fidèle à son image, il fait preuve de sagesse et se charge, une fois de plus, du rôle du « père ». « L’âme pure et haute de notre moraliste retint Voltaire sur le chemin de l’incrédulité et de la raillerie amère »249. Vauvenargues se voit attribuer le rôle de modérateur et une influence importante sur le philosophe. Cette autorité le valorise et garantit sa valeur morale. Vauvenargues est la conscience de Voltaire qui le garde des débordements dont il est capable. Cette conscience perdue, Voltaire se révélera un esprit sarcastique.
Sainte-Beuve et Alexandre Vinet divisent la carrière littéraire de Voltaire en deux périodes scindées par la mort de Vauvenargues :
‘« La carrière de Voltaire se sépare en deux périodes, non sans doute étrangères l’une à l’autre, mais dont la mort de Vauvenargues semble marquer le point de séparation, et dont la seconde, pire que la première, n’a pas pour excuse les passions de la jeunesse. En effet, à mesure que l’âge avance, Voltaire redouble de témérité »250.’Les débordements sarcastiques de Voltaire ne peuvent plus être excusés par sa jeunesse. Ils sont le fruit de la maturité, d’une lucidité réfléchie. Ils représentent le fonds de sa personnalité qui se manifeste après la perte de l’ami, du guide spirituel. Lorsque Vauvenargues mourut,
‘« Voltaire, destitué de tout garant, alla de plus en plus à l’ironie, à la bouffonnerie sanglante, aux morsures et aux risées sur Pangloss, et à ne voir volontiers dans l’espèce entière qu’une race de Welches, une troupe de singes »251.’La mort empêche le moraliste d’accomplir son oeuvre : il n’est plus là pour éviter que Voltaire ne répande l’incrédulité. Le génie du philosophe, aigri contre les hommes, est mis au service de la dérision et de la destruction. Les rôles ont changé : alors qu’il semble que Voltaire voulait utiliser le génie de Vauvenargues pour l’associer à sa propre cause et en faire un disciple, c’est le moraliste qui devient le guide. Mais la pureté de l’ange n’est pas suffisante pour contenir l’esprit destructeur et la raillerie insultante d’un Voltaire démoniaque. Voltaire n’est plus qu’un vieillard qui s’acharne contre « l’infâme ». La mort de Vauvenargues symbolise son échec. Devant un tel personnage, l’ange ne pouvait qu’échouer. Avant la mort de Vauvenargues, la critique ne veut voir en Voltaire que le poète mondain, l’historien du roi, protégé par madame de Pompadour. La décadence suit la perte de l’ami et représente la période d’engagement philosophique de Voltaire. Adolphe Cazalet écrit en réponse aux regrets de Voltaire :
‘« Ne semble-t-il pas que Voltaire se pleure lui-même, et qu’il poursuit d’un regard humide cette douce espérance, ce bon ange qui s’envole ? Il n’a produit encore, en effet, que ses plus belles pièces de théâtre. L’Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV. Mais des temps fâcheux se préparent. Voici venir Diderot, d’Alembert, La Mettrie, le baron d’Holbach. On va saper le fondement des plus nobles croyances : guerre à mort à « l’infâme » ! C’est-à-dire la religion chrétienne ! Voltaire sera l’âme de ce long et triste concert de railleuse incrédulité, que Vauvenargues aurait, à coup sûr, modéré, et peut-être arrêté dans son cours »252.’Pourtant les Lettres philosophiques ou le Mondain ont été publiés du vivant de Vauvenargues ; Voltaire a dû fuir à plusieurs reprises sous la menace des mandats d’arrêt, conséquence de ses écrits subversifs. Mais il semble que la critique, gênée par l’idée que Vauvenargues admirait le philosophe malgré ses ouvrages compromettants, préfère oublier cet aspect de la carrière de Voltaire ou, comme Alexandre Vinet, l’excuser par la jeunesse de l’auteur. Cette amitié est acceptable à condition de n’envisager qu’une partie de la production de Voltaire. Après la mort du moraliste, Voltaire contribue à L’Encyclopédie, se donne pour dessein d’écraser « l’infâme », ironise sur l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, publie Candide et intensifie sa production littéraire contre la religion chrétienne. La disparition de Vauvenargues permet à Voltaire de s’engager auprès des encyclopédistes dans un combat contre l’Eglise. La postérité réalise une association simplificatrice de Voltaire à l’entreprise encyclopédique et au matérialisme afin de faire des philosophes un système organisé contre les valeurs en place. Voltaire orchestre le groupe ; il est donc responsable de la rupture et du mal qui en découle.
Tout en réhabilitant Voltaire dans l’esprit de certains critiques, cette intelligence entre les deux écrivains favorise Vauvenargues aux dépens de l’esprit philosophique que représente son maître, Voltaire. On apprécie en Vauvenargues la constance de ses idées malgré une vie de souffrances 253. Voltaire est un auteur qui touche à tous les genres, qui s’engage dans de nombreux combats ; on lui reproche surtout celui qu’il mène contre le christianisme qui le conduit à diriger sa verve contre des valeurs et des croyances acquises. Paradoxalement, on lui attribue un esprit d’intolérance, conséquence de ses sarcasmes. Si Vauvenargues avait vécu, Voltaire aurait sensibilisé les hommes au progrès et à la connaissance de soi par la vulgarisation des sciences tout en respectant la morale chrétienne. Le tolérant et vertueux Vauvenargues aurait pu influencer le génie de Voltaire et ainsi assumer, auprès du philosophe, le rôle de « père » spirituel. Voici que le mythe se prolonge. Notons que certains critiques ne croient pas en une continuité possible de cette relation. Pour Barbey d’Aurevilly, les deux écrivains avaient des convictions religieuses trop différentes pour que cette amitié puisse durer. Or, c’est justement sur ce point que l’ensemble de la critique croyait en une influence possible de Vauvenargues sur l’esprit de Voltaire. Mais, pour Barbey d’Aurevilly, Vauvenargues, qui a exprimé sa croyance dans la « Méditation sur la foi », défendait une « moralité qui n’était pas du tout la philosophie et la païenne que Voltaire lui avait bâtie comme une pyramide de Rhodope »254.
Cette amitié des deux écrivains semble gêner la majorité des critiques ; elle va à l’encontre de l’image qu’ils se font de Vauvenargues, le moraliste solitaire, détaché de la philosophie subversive de ses contemporains. Mais, ne pouvant pas nier cette entente des deux penseurs, l’image du Vauvenargues stoïcien et paternel est mise au profit d’une dénonciation de la philosophie de Voltaire. En mourant prématurément, il n’a pas pu empêcher la déchéance du philosophe vers un scepticisme destructeur de toute croyance.
« Sur quelques ouvrages de M. de Voltaire », édition Bonnier, pp. 167-172.
Ibid., p. 169.
Lettre de Voltaire à Vauvenargues, 17 mai 1743, Best. D, 2760.
Eloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, Oeuvres complètes, édition Moland, tome XXIII.
Note sur une pensée de Vauvenargues, Oeuvres complètes, édition Moland, tome XXXI.
Marmontel, Mémoires d’un père, éditions Stock, p. 111.
« Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F., p. 179.
« Eloge de Vauvenargues », Oeuvres complètes, édition de 1857.
Sainte-Beuve, Port-Royal, tome I, livre II, p. 418.
Histoire de la littérature française, tome III, p. 336.
Ibid., p. 337.
Lettre du 5 avril 1744, Best. D, 2950.
Causeries du lundi, tome XIV, p. 154.
Ibid., p. 154.
« Notice », « Vauvenargues critique littéraire », édition des oeuvres de Vauvenargues par P. Chambry, 1937.
Alexandre Vinet, Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, « Vauvenargues », pp. 267-268.
Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, tome XIV, p. 154.
« Notice sur Vauvenargues », Revue chrétienne, p. 479.
« L’optimisme, chez Vauvenargues, n’est pas une forme de l’égoïsme satisfait d’un Voltaire, par exemple, qui trouve que tout va bien quand tout lui réussit et lui sourit », A. Feugère, « Rousseau et son temps : la littérature du sentiment au dix-huitième siècle », Revue des cours et conférences, pp. 162-163.
Dix-neuvième siècle, les oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », p. 24.