Pascal humanisé

Le « bon ange de Voltaire » est souvent perçu comme un disciple de Pascal. Ces rapports entre les trois écrivains placent Vauvenargues dans un rôle de conciliateur. Seul un admirateur de Pascal était capable de contenir la raillerie voltairienne à l’encontre de l’Eglise. L’oeuvre de Pascal est omniprésente dans celle de Vauvenargues : le jeune moraliste lui consacre certaines de ses études littéraires, il examine les principes essentiels des Pensées et en fait le fondement de sa morale, et parmi les textes consacrés à la réflexion sur la religion, Vauvenargues rédige un ensemble de fragments intitulé Imitation de Pascal, reprenant les différents thèmes de la démonstration pascalienne. La critique établit des points de comparaison entre la vie et l’oeuvre de ces deux penseurs. Leur destinée crée entre eux une analogie « douloureuse et glorieuse »255. Sainte-Beuve établit un parallèle entre Vauvenargues, Pascal et Séricourt en pensant que le caractère du moraliste aurait été compatible avec les préoccupations des solitaires de Port Royal 256. La critique admet l’influence de Pascal sur la pensée de Vauvenargues, l’apologiste du christianisme représentant ‘« le stimulant le plus énergique et le plus fécond de sa pensée »’ 257. Elle reconnaît que Vauvenargues se singularise parmi la plupart de ses contemporains par son respect de la religion chrétienne et de la pensée pascalienne mais elle ne s’accorde pas sur ses sentiments religieux. Vauvenargues consacre sa pensée au présent et ne s’intéresse pas à la conception chrétienne de l’éternité. A ce propos Lescoeur établit une comparaison entre les deux penseurs :

‘« Comme Pascal, à la fleur de son âge, il touche au terme de sa carrière. Voyez-les tous deux sur la limite de cet autre monde : l’un semble l’envisager avec le calme le plus serein, l’autre avec la plus terrible épouvante 258. Celui-ci ne paraît craindre que de mourir indigne du ciel ; celui-là ne songe qu’à vivre vertueux pour la terre »259.’

Cette différence fondamentale entre les deux moralistes met en cause l’idée de disciple à laquelle s’ajoute l’amitié entre Vauvenargues et Voltaire.

L’ambiguïté de l’Imitation de Pascal, pour laquelle il est difficile de savoir si Vauvenargues adhère réellement aux idées pascaliennes qu’il reprend ou s’il rédige ces textes à des fins parodiques, n’a pas empêché la critique de voir en lui ‘« un disciple de Pascal, le premier disciple en mérite, un Pascal plus doux, plus optimiste, plus confiant en la nature loyale, généreuse »’ 260. La critique fonde son opinion sur les nombreux fragments qui célèbrent le génie de Pascal et la force de son éloquence. Sainte-Beuve l’imagine vivant ‘« vers le temps de M. de Saint-Cyran ’»261. Par la générosité qui caractérise Vauvenargues, il aurait été proche de M. de Séricourt, un jeune militaire qui a rejoint les solitaires de Port Royal pour se consacrer au métier de copiste. Vauvenargues, par ‘« son âme religieuse, si brave et si tendre, va là naturellement !’ »262. Il est un « mélange adouci de Pascal et de M. de Séricourt »263. Ce dernier représente la modération dont Vauvenargues aurait fait preuve parmi les solitaires de Port Royal. Le jeune moraliste s’est lui aussi retiré de la société des hommes pour se consacrer, dans cette retraite, à la recherche de la vérité. Mais il mène cette entreprise sans l’aigreur de Pascal, sans sa conception pessimiste de la condition humaine. Vauvenargues reprend en effet de nombreux concepts à Pascal auxquels il donne une orientation différente. Il reconnaît la dualité de la nature humaine mais cette idée se double d’une croyance en l’homme. L’un explique la grandeur et la misère humaines selon la tradition chrétienne et ne voit le salut de l’homme que dans la grâce rédemptrice ; l’autre l’explique comme un phénomène inhérent à la nature humaine :

‘« chez Pascal cela tient à la contradiction radicale et mystérieuse qu’introduit dans l’être la présence surnaturelle du péché. A l’inverse, pour Vauvenargues, la dualité de l’être et de la déficience à être est purement naturelle et doit être considérée comme une double donnée immédiate de la conscience »264.’

Pour P. Chambry, il était « une manière de Pascal irréligieux »265 : Vauvenargues n’envisage pas cette dualité comme la conséquence du péché originel ; il en fait une nécessité et place sa foi en l’homme.

‘« Vauvenargues croit qu’une créature parfaite serait sur le plan des valeurs naturelles une créature morte puisque, n’ayant en soi rien d’insuffisant ou de superflu, elle aurait atteint une forme d’être idéale et figée. Or l’homme est un être qui se crée à chaque instant, et non pas un être créé une fois pour toute »266.’

La double nature de l’homme est une nécessité qui lui permet de ne s’appuyer ni sur sa perfection ni sur ses insuffisances puisque, connaissant ces deux états, il cherchera à se dépasser, à vaincre ses faiblesses :

‘« l’être et l’imperfection de l’être sont deux données naturelles qui, loin de se neutraliser, engendrent aussitôt un cycle nouveau d’activités »267.’ ‘« Il est donc essentiel que la vie morale soit ambivalente : sans cela, point d’activité, et, sans activité, point de valeur »268.’ ‘« Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action ; de là, la communication et l’alliance de tous les êtres ; de là, l’unité et l’harmonie, dans l’univers. Cependant cette loi de la nature, si féconde, nous trouvons que c’est un vice dans l’homme ; et, parce qu’il est obligé d’y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu’il est hors de sa place »269.’

Pour Pascal, cette instabilité de l’homme, toujours en mouvement, est la preuve de sa faiblesse. Vauvenargues considère qu’elle est le fruit de nos passions et la situe à l’origine de l’action nécessaire à l’homme pour se réaliser et pour s’intégrer dans la société. Vauvenargues concilie donc cette double nature dans l’action et réhabilite ainsi les passions comme énergie créatrice. Après Pascal, le jeune moraliste défend la supériorité du coeur sur la raison. Pour Pascal, seul le coeur peu saisir la vérité ; c’est par le coeur que l’homme accède à la foi 270. Vauvenargues en fait le siège des sentiments et de la volonté 271. Toutefois les deux écrivains appellent à une conciliation du coeur et de la raison. Le pouvoir de la raison ne peut pas être ignoré. Il est un guide dont se sert l’homme pour contrôler ses passions 272. Pascal incite l’incroyant à réfléchir sur l’homme, sa condition, sa place dans l’Eglise, et c’est au terme de cette réflexion que Dieu se manifeste au coeur. De même la religion ne peut pas ignorer la raison au risque d’être discréditée 273. Vauvenargues réfléchit aussi à la définition des concepts de nature et de coutume proposée par Pascal. Il admet que la force de la coutume peut modifier nos « dispositions primitives » mais il refuse de la confondre avec la nature : « toute coutume suppose antérieurement une nature, toute erreur une vérité »274.

Enfin le jeune moraliste s’appuie sur la théorie pascalienne des deux amours pour réhabiliter l’amour-propre. Il établit une distinction entre l’amour de nous-même et l’amour-propre. Ce premier concept représente notre instinct de conservation. Il est légitime dans la mesure où il ne nuit pas à autrui. Au contraire de l’amour-propre, qui n’assouvit que l’orgueil de l’individu, l’amour de nous-même

‘« accroît sa valeur non seulement pour son plus grand profit personnel mais aussi pour celui de son pays qui bénéficie au moins matériellement des avantages que l’autre se donne ou prétend se donner spirituellement »275.’

Ainsi la théorie des deux amours, destinée chez Pascal à montrer que l’homme a détourné son amour de Dieu par excès d’orgueil, est rapportée par Vauvenargues au niveau de l’humanité et prend une orientation sociale. Vauvenargues reprend et discute les principes pascaliens mais dans un but différent : « il [entreprend] pour la morale ce que Pascal avait entrepris pour la Religion »276. Suard montre que l’objectif des deux moralistes est fondamentalement opposé : Pascal ‘« n’a cherché qu’à nous détacher de nous-même par le spectacle de nos infirmités »’ ; Vauvenargues « ‘a pour objet d’enseigner à connaître les hommes pour en tirer le meilleur parti de la société’ » 277. Partant des mêmes principes, l’un veut convaincre l’incrédule de sa déchéance et de la nécessité de croire en Dieu, l’autre veut établir une morale capable de guider l’homme social. Ainsi Vauvenargues s’appuie sur les principes mêmes de Pascal afin de le contredire et de prouver à l’homme que c’est de la vie présente qu’il doit se préoccuper. Vauvenargues ‘« a sécularisé la pensée de Pascal, il a ramené vers la terre une ambition jadis dirigée vers le ciel »278.’ L’oeuvre de Pascal représente un point de départ pour Vauvenargues qui « tend à être [son] réformateur [...] bien plus encore que son élève »279. L’influence exercée par l’oeuvre de Pascal sur celle du jeune ami de Voltaire fait dire à Henri Mydlarski que ‘« Vauvenargues penseur est né d’une confrontation spirituelle entre lui-même et le grand moraliste du dix-septième siècle »’ 280. La lecture de Pascal amène Vauvenargues à s’interroger sur lui-même et à formuler sa propre morale.

Si sa pensée est née d’une réaction contre Pascal, il reste toutefois un fervent défenseur de son génie et cela malgré Voltaire. Vauvenargues ouvre son oeuvre par un « Discours préliminaire » qui fait référence à Pascal. Cette place qui lui est attribuée rend compte de l’influence qu’il exerce sur le jeune moraliste. Dès le début de l’oeuvre, le lecteur comprend que la démarche adoptée par Vauvenargues est celle des Pensées : concilier et appliquer les vérités connues afin de convaincre.

‘« Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, dit Pascal281, il ne faut que les appliquer ; mais cela est très difficile »282

A maintes reprises, Vauvenargues exprime son admiration pour l’éloquence de Pascal. Deux fragments évoquent la « profondeur » de son esprit 283. Vauvenargues admire sa force de conviction, fruit de la justesse de son esprit et de sa faculté de concision. Cette force crée l’efficacité de sa démonstration 284. Pascal, par son style concis et énergique, par la force de ses images, sait retenir l’attention du lecteur et force l’admiration 285. Vauvenargues adopte, lui aussi, des formes brèves comme la maxime, la réflexion ou le fragment. Jean Steinmann, ayant relevé cette admiration de Vauvenargues pour le génie pascalien, pense qu’il

‘« était seul, ou presque, à comprendre Pascal au temps de la Pompadour et des galanteries de Boucher. [...] ’ ‘C’est ce Pascal travesti par Voltaire, Condorcet et Chénier, qui, malgré les protestations de Vauvenargues, sera le Pascal de la Révolution et du premier Empire. Chateaubriand n’en lira pas d’autre. Les commentaires des Encyclopédistes sur les Pensées lui paraîtront semblables à une hutte de bédouins au pied des Pyramides. La hutte pensait bien éclipser le monument »286.’

Jean Steinmann fonde son jugement sur les louanges que Vauvenargues écrit à propos du Pascal écrivain. En étudiant sa pensée, nous nous rendons compte que cette admiration n’est pas absolue et que Vauvenargues, malgré sa défense du génie pascalien, a finalement contribué à propager une morale contraire à son enseignement. Pour Jean Steinmann, Vauvenargues représente l’esprit juste et clairvoyant qui, malgré une adhésion partielle aux préoccupations de son temps, prend la défense de Pascal. ‘« Son admiration pour Voltaire ne l’aveuglait pas »’ 287. Il a su garder ses convictions. Ce respect de Vauvenargues à la fois pour l’oeuvre de Pascal et pour celle de Voltaire trouble la critique. Quelques commentateurs mettent en évidence l’indépendance d’esprit de Vauvenargues qui conserve ses idées sur Pascal malgré les protestations de Voltaire288. Le philosophe semble lui-même avoir été gêné par l’admiration que Vauvenargues vouait à Pascal :

« en nommant Pascal là où Vauvenargues dénonçait les « faux philosophes » qui exagéraient les « contradictions » de l’esprit humain, Voltaire essayait de mettre en accord les idées du moraliste avec les siennes, et il sursautait d’indignation quand l’incompatibilité était trop forte »289.

Voltaire a donc protesté contre certaines louanges de Vauvenargues à l’égard de Pascal, mais il a aussi approuvé les réflexions qui contredisent sa pensée 290. Voltaire cherche à convaincre Vauvenargues de poursuivre son dialogue avec Pascal et l’engage à développer les idées qui sont conformes aux siennes. Dans une Note sur une pensée de Vauvenargues, il établit un parallèle entre les moralistes afin de montrer que leur génie, dont il reconnaît la rareté, a été consacré à des entreprises opposées 291. En l’amenant à être confronté à Pascal, par l’expression de son admiration et par le débat qu’il propose, Vauvenargues n’aurait-il pas pu renouveler la réflexion voltairienne sur les Pensées ?

Et qu’aurait pensé Voltaire des textes regroupés par Suard sous le titre de l’Imitation de Pascal ? L’aurait-il lu comme un pastiche écrit à des fins polémiques ou comme une profession de foi de Vauvenargues ? La critique ne s’est jamais accordée sur le sens à donner à ces textes et, comme la « Méditation sur la foi » et la « Prière », elle les interprète selon les convictions religieuses qu’elle veut prêter au moraliste. Dans cette imitation, Vauvenargues reprend les grandes preuves pascaliennes : les miracles 292, la persécution des juifs comme accomplissement de la parole divine 293, la perpétuité comme élément fondateur du christianisme 294, l’autorité des représentants de l’Eglise 295, la fausseté de la philosophie païenne et essentiellement du stoïcisme 296. Très tôt, l’Imitation est envisagée comme un exercice de style que Vauvenargues aurait composé par admiration pour l’éloquence de Pascal 297. Certains critiques, comme Jean Steinmann, qui croient en l’adhésion de Vauvenargues à la pensée de Pascal, reconnaissent le caractère ambigu de cette imitation sans toutefois remettre en cause le respect absolu du jeune moraliste : « Vauvenargues y paraît sans parti »298. C’est par admiration qu’il s’exerce à copier son maître. L’ambiguïté décelable dans l’Imitation est excusée par l’existence d’autres textes qui persuadent de la sincérité de Vauvenargues :

‘« Dans sa « Méditation sur la foi », il crie sa nostalgie du Christianisme : ‘ Heureux sont ceux qui ont une foi sensible et dont l’esprit se repose dans les promesses de la Religion !’ Le son pascalien d’un tel cri est saisissant »299. ’

Henri Baudrillart voit dans les textes qui constitue l’Imitation,

« un certain tour d’esprit assez répandu au dix-huitième siècle, qui consiste à proposer à la décision ecclésiastique, non sans ironie sous le respect apparent, la solution des problèmes embarrassants de la philosophie qui avoisinent la théologie »300.

Jean Dagen parle du ton voltairien de cette imitation 301. Il y aurait donc une intention polémique dans ces textes qui permettraient de démontrer le caractère vulnérable des arguments théologiques. Dans son étude intitulée « Vauvenargues lecteur de Pascal », Henri Mydlarski considère qu’il ne suffit pas à Vauvenargues

« de soutenir que l’auteur des Pensées s’est fourvoyé dans son interprétation prétendument naturelle de l’homme ; encore lui faut-il, pour que la censure soit consommée, prouver que ses grands arguments théologiques ne valent rien »302.

De même, Laurent Bove considère que Vauvenargues procède à une lecture « politique de Pascal »303. La publication de la correspondance en 1857 apporte quelques éclaircissements sur le sens à donner à cette imitation. Dans une lettre destinée à Saint-Vincens, alors convalescent, Vauvenargues donne son sentiment sur la foi 304. Après son ami, qui louait les secours qu’elle apporte lorsque l’on se sent menacé, Vauvenargues reconnaît son pouvoir de soulagement dans le malheur. Elle aide l’homme à endurer l’affliction, la pauvreté ou l’humiliation. ‘« Mais cette Foi, qui est la consolation des misérables, est le supplice des heureux ’»305. La foi garde l’homme du péché mais tyrannise sa conscience, l’empêche de profiter des plaisirs les plus simples et les plus essentiels. Dans la lettre suivante, à propos des conversions subites des hommes à l’agonie, Vauvenargues précise qu’il n’a « ‘jamais été contre’ »306. Pour Sainte-Beuve, cette remarque deviendra représentative de l’attitude religieuse de Vauvenargues. Mais, dans cette même lettre, le moraliste, à la suite d’un discours sur la foi et les remords qui troublent les derniers instants de l’incrédule, avoue à son ami :

‘« J’aime quelquefois à joindre de grands mots, et à me perdre dans une période ; cela me paraît plaisant. Je ne lis jamais de poète, ni d’ouvrage d’éloquence, qui ne laisse quelque trace dans mon cerveau ; elles se rouvrent dans les occasions, et je les couds à ma pensée, sans le savoir, ni le soupçonner ; mais, lorsqu’elles ont passé sur le papier, que ma tête est dégagée, et que tout est sous mes yeux, je ris de l’effet singulier que fait cette bigarrure, et malheur à qui ça tombe ! »307

Faut-il donc envisager cette imitation comme une « bigarrure », produit de l’influence pascalienne ? Dans son Port Royal, Sainte-Beuve se demande quelle évolution aurait suivi la pensée de Vauvenargues s’il avait vécu au temps de Saint-Cyran et de Pascal : ‘« son noble talent, dans ses velléités chrétiennes, comme dans ses générosités naturelles, tâtonna toujours’ »308. Mais, s’il avait connu Pascal, ne se serait-il pas résolu à rejoindre le groupe des solitaires ? Sainte-Beuve rappelle, qu’au dix-huitième siècle, seul Vauvenargues s’opposait aux attaques dirigées contre la pensée de Pascal :

« Ce ne fut pas du moins le généreux Vauvenargues qui suivit le torrent : à côté de Voltaire, il continua de défendre et de proclamer en Pascal ‘l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans le plus beau jour’ ; mais cette protestation du jeune sage n’eut point d’écho. L’opinion régnante fut renouvelée ; c’était l’ère de l’Encyclopédie qui s’ouvrait »309.

Mais dans les articles qu’il consacre à la publication de la correspondance, Sainte-Beuve présente l’Imitation de Pascal comme un exercice de style 310. Avec la lettre du 10 octobre 1739, destinée à Saint-Vincens, on ne peut plus considérer la « Méditation sur la Foi », la « Prière » et l’Imitation comme la marque d’un drame intérieur. Désormais, il ne faut voir,

« dans les morceaux tant discutés, et jusqu’ici restés énigmatiques, que les essais d’un écolier généreux, sincère en tant qu’apprenti, mais non les convictions vives de l’homme. Il ne les écrivait pas précisément pour s’amuser, il les écrivait pour se former »311.

Le style de Pascal sert de modèle au jeune Vauvenargues qui cherche à établir, avec autant d’énergie et de force de persuasion, une pensée qui vise à montrer les erreurs de l’idéologie du maître. Pour Jean Dagen, la lettre du 10 octobre 1739 « éclaire singulièrement ces exercices préparatoires » dont Vauvenargues loue la « vertu formatrice »312. Jean Dagen se demande si Vauvenargues n’aurait pas écrit cette imitation pour « éprouver, c’est-à-dire assimiler et décanter des qualités littéraires qu’en dépit de Voltaire il ne cesse de proclamer incomparables »313.

« Ne sous-estimons pas [...] l’intérêt qu’il porte à la technique de l’ ‘expression’, ni les effets de mystification, plus ou moins volontaire, qui peuvent en résulter. Il reste que Vauvenargues a longuement fait ses gammes, qu’il n’a vécu – les variantes de ses manuscrits l’attestent – que pour accorder les exigences, naturellement compatibles, de l’éloquence et de la vérité »314.

Le génie de Pascal l’aide donc à exprimer sa propre vérité établie sur la contradiction des principes essentiels des Pensées 315.

L’oeuvre de Pascal est certes le point de départ de la réflexion vauvenarguienne. A cette influence décelable à la lecture de l’oeuvre , s’ajoutent les appréciations de Vauvenargues sur l’éloquence de Pascal qui font de lui un disciple de l’auteur des Pensées. Vauvenargues, admiratif du génie pascalien, a entrepris l’examen de son oeuvre afin de dénoncer ses erreurs en morale. Par cette double réaction et l’ambiguïté de certains textes, la critique voit dans les Pensées une oeuvre fondamentale pour Vauvenargues, disciple ou au contraire détracteur de Pascal, ou encore, un simple modèle de rhétorique qui l’aide à se former en tant qu’écrivain. La critique privilégie l’une ou l’autre de ces thèses selon l’importance qu’elle veut accorder à l’influence de Pascal sur Vauvenargues. Cette réflexion permanente que nous trouvons aussi bien dans l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, dans des textes posthumes que dans la correspondance, ne serait-elle pas révélatrice de l’interrogation religieuse du moraliste, d’une continuelle remise en question de ses sentiments au profit du doute ? Finalement Pascal a exercé une influence sur Vauvenargues comme sur Voltaire, dans la mesure où il a suscité chez ces deux auteurs de nombreuses interrogations ; mais Vauvenargues a reconnu le pouvoir de Pascal et l’a accepté alors que Voltaire a toujours cherché à s’en dégager. Vauvenargues a donc su garder son indépendance aussi bien envers Pascal qu’envers Voltaire.

Notes
255.

Léon Boré, Etude sur Vauvenargues, chapitre III, « Philosophie ».

256.

Port Royal, tome I, livre II.

257.

Maurice Paléologue, Vauvenargues, p. 117.

258.

Lescoeur veut-il faire référence à la « Méditation sur la foi » et à la « Prière » ?

259.

« Discours sur Vauvenargues », Bulletin de l’Académie delphinale actuelle, p. 529.

260.

Sainte-Beuve, Port-Royal, tome I, livre II, p. 415.

261.

Ibid.

262.

Ibid.

263.

Ibid.

264.

Georges Poulet, Etudes sur le temps humain, tome II, pp. 39-40.

265.

« Notice biographique, historique et littéraire », Oeuvres choisies de Vauvenargues, 1937.

266.

Henri Mydlarski, « Vauvenargues lecteur de Pascal », Revue des sciences humaines, pp. 214.

267.

Georges Poulet, ouvr. cité, p. 42.

268.

Jean Dagen, « Introduction », Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Fragments, Réflexions critiques, Réflexions et Maximes, Méditation sur la foi, 1981. Vauvenargues donne son opinion sur la recherche de la perfection en l’homme : « Nos erreurs et nos divisions, dans la morale, viennent quelquefois de ce que nous considérons les hommes comme s’ils pouvaient être tout à fait vicieux ou tout à fait bons », édition Bonnier, maxime 31, p. 406.

269.

Edition Bonnier, maxime 198, p. 418.

270.

Voir édition Sellier, « Discours de la machine », pensée 680, p. 473.

271.

Voir édition Bonnier, maxime 149, p. 414.

272.

Voir édition Bonnier, maxime 150, p. 414.

273.

Voir édition Sellier, pensée 204, p. 238 et 214, p. 241.

274.

« Sur la nature et la coutume », édition Bonnier, p. 253. Arnoux Straudo affirme que, sur ce sujet, Vauvenargues adopte une attitude ambiguë par rapport à Pascal : « il suit le raisonnement du penseur janséniste, mais ne peut faire sienne la conclusion du fragment car elle contredit son idéalisme : la nature humaine ne saurait se confondre avec une transformation due à des habitudes différentes. Les auteurs matérialistes adopteront ultérieurement la pensée de Pascal sur la coutume, mais Vauvenargues, par son attachement à l’universel, ne peut qu’en atténuer le caractère décisif », La Fortune de Pascal en France au dix-huitième siècle, p. 107.

275.

Henri Mydlarski, « Vauvenargues lecteur de Pascal », Revue des sciences humaines, pp. 212-213.

276.

Charles Lacroix, Considérations sur la vie et les oeuvres de Vauvenargues, p. 11.

277.

« Notice » des Oeuvres complètes de Vauvenargues, 1806, p. 30.

278.

Henri Mydlarski, ouvr. cité, p. 220.

279.

Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome III, p. 104.

280.

Henri Mydlarski, ouvr. cité, p. 220.

281.

Pensées, édition Sellier, fragment 458, p. 367 : « Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu’à les appliquer ».

282.

« Discours Préliminaire » Introduction à la connaissance de l’esprit humain, édition Bonnier, 1968, p. 205.

283.

Voir édition Bonnier, « Les orateurs », p. 181 et « Sur Montaigne et Pascal », p. 185.

284.

Voir « Les orateurs ».

285.

Voir édition Bonnier, « Pascal et Fénelon » dans les Dialogues, p. 372.

286.

Pascal, p. 299.

287.

Pascal, p. 297.

288.

Dans le fragment intitulé « Les orateurs », à la remarque suivante de Vauvenargues sur Pascal « Qui conçoit, sans étonnement, la profondeur incroyable de Pascal, son raisonnement invincible, sa mémoire surnaturelle, sa connaissance universelle et prématurée ? », Voltaire répond : « Où donc sa mémoire ? » ; « Universelle, non ; prématurée, non ». Et encore, lorsque Vauvenargues écrit que Pascal « fait sentir despotiquement l’ascendant de la vérité », Voltaire réplique : « De la vérité, oh ! » p. 181, édition Bonnier. Dans le texte qu’il consacre à Voltaire, Vauvenargues se dit en désaccord avec le jugement qu’il porte sur les écrivains du siècle précédent dans Le Temple du goût : « J’excepte ces mots : ‘Bossuet, le seul éloquent entre tant d’écrivains qui ne sont qu’élégants’ : car M. de Voltaire lui-même est trop éloquent pour réduire à ce petit mérite d’élégance les ouvrages de Pascal, l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans le plus beau jour, et raisonner avec le plus de force », voir édition Bonnier, p. 170.

289.

Henri Coulet, « Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F., p. 176. H. Coulet fait référence aux maximes 288 et 289 de Vauvenargues, p. 432, édition Bonnier ainsi qu’au texte sur « Les orateurs », voir note précédente.

290.

Voir édition Bonnier, maxime 198, p. 418 à la suite de laquelle Voltaire note « Très beau ».

291.

Edition Moland, tome XXI.

292.

Vauvenargues : édition Bonnier, « Sur la religion chrétienne » p. 138 ; Pascal : édition Sellier, pensée 200, p. 237 et 211, p. 239.

293.

Vauvenargues : édition Bonnier, « Illusions de l’impie », p. 139-140 ; Pascal : édition Sellier, voir « Prophéties », p. 299-310.

294.

Vauvenargues, ibid. ; Pascal : édition Sellier, pensée 313, p. 289.

295.

« Vanité des philosophes », édition Bonnier, p. 140-141.

296.

Vauvenargues : édition Bonnier, « Du stoïcisme et du christianisme », p. 139 ; Pascal : édition Sellier, pensée 26, p. 161, pensée 178, p. 224, pensée 512, p. 392.

297.

Voir les Oeuvres complètes de Vauvenargues, édition Suard de 1806, « Notice », p. LV et « nota » à la « Prière » du moraliste, p. 240, tome II.

298.

Jean Steimann, Pascal, p. 297.

299.

Ibid., p. 297.

300.

Etudes de philosophie morale et d’économie politique, citées par Henri Bonnier en note à l’Imitation, p. 138.

301.

Voir le fragment « Du Stoïcisme et du christianisme » issu de l’Imitation de Pascal dans Des Lois de l’esprit. Florilège philosophique, 1997, note 2, p. 307.

302.

Ouvr. cité, p. 217.

303.

Religion et politique : les avatars de l’augustinisme, p. 223-239.

304.

Lettre du 8 août 1739, édition Bonnier, p. 531-532.

305.

Ibid., p. 532.

306.

Lettre du 10 octobre 1739, édition Bonnier, pp. 537-538.

307.

Lettre du 10 octobre 1739, édition Bonnier, p. 538.

308.

Tome I, livre II, p. 416.

309.

Tome II, p. 370.

310.

Causeries du lundi, tome XIV, pp. 5-6.

311.

Causeries du lundi, tome XIV, p. 7.

312.

« Introduction » à l’édition de 1981, pp. 20-21.

313.

Ibid.

314.

Ibid.

315.

Jean Dagen affirme dans une note à l'Imitation de Pascal que « l’argumentation des Pensées lui paraît assez forte pour servir de tremplin à sa propre réflexion », Des Lois de l’esprit, note 1, p. 307.