Vauvenargues, Rousseau et Chénier : les victimes de l’esprit de parti

La critique associe fréquemment Vauvenargues à Jean-Jacques Rousseau et André Chénier pour des similitudes relevées entre leurs personnalités et leurs destinées ; certaines particularités de leurs oeuvres font aussi l’objet de comparaisons. Mais le plus intéressant concerne leurs idées sociales et politiques dont la compatibilité et les nuances sont mises en évidence. D’une manière générale, la critique considère que le jeune moraliste est un précurseur de Rousseau. Les études de Sainte-Beuve privilégient le rapprochement entre Vauvenargues et Chénier. Mais l’idée que ces trois penseurs ont été incompris et méconnus par leurs contemporains est à l’origine de ces études comparatives et en constitue l’intérêt.

La critique établit rarement des parallèles directs entre Jean-Jacques Rousseau et André Chénier qui sont, toutefois, associés à Vauvenargues pour des raisons semblables. On salue en Vauvenargues et Rousseau un même enthousiasme de jeunesse pour les oeuvres des stoïciens qui exaltent la vertu héroïque. Cet enthousiasme témoigne de leur sensibilité et de la gravité de leurs préoccupations de jeunesse déjà orientées vers la réflexion philosophique que propose le stoïcisme. Les deux écrivains se distinguent du groupe constitué par Voltaire et les encyclopédistes, par leur goût pour la méditation intérieure, par un certain respect de la religion et enfin par un ton grave et touchant 453. Ainsi Vauvenargues est perçu comme le précurseur du courant où Jean-Jacques Rousseau tentera de conduire la philosophie : retour sur soi comme fondement de la morale, sensibilité et respect des institutions en vigueur, principes qu’une critique partiale refuse aux encyclopédistes qu’elle oppose de manière catégorique et schématique au couple Vauvenargues-Rousseau. C’est par leur destinée que Vauvenargues et André Chénier sont rapprochés. Ces jeunes écrivains, qui n’ont pas de place parmi leurs contemporains qui font preuve d’indifférence ou d’incompréhension à leur égard, sont voués à disparaître de bonne heure. Notons la permanence de cette idée dans les études de Sainte-Beuve 454. Le célèbre portraitiste élargit cette association à Barnave, Hoche, Bichat ou encore Florian, ces « jeunes illustres diversement ravis avant l’âge »455. Ces hommes constituent une « famille » qui se singularise par la disparition précoce de ses membres, par leurs caractères passionnés et leur lien réel ou supposé par le critique avec la Révolution. Pour Sainte-Beuve, Vauvenargues et André Chénier ont tous les deux souffert de ne pas avoir pu accomplir ce à quoi ils aspiraient ; ils se sont insurgés contre la fortune en tentant de changer leur situation par leurs engagements tout en conservant une attitude modérée. Ainsi la critique célèbre l’exaltation continuelle qui caractérise les pensées de Vauvenargues, Rousseau et Chénier ainsi que la primauté qu’ils accordent à l’âme et aux affects, témoignage de leur sensibilité.

Cette sensibilité est pour Sainte-Beuve une qualité exemplaire. A propos de quelques pages de Barnave, concernant sa famille, Sainte-Beuve estime que si l’homme politique

‘« a jamais atteint à quelque chose qui approche de ce qu’on peut appeler le sentiment ou l’expression poétique (accident chez lui très rare), c’est ce jour-là qu’il y est arrivé par l’émotion. Il faut citer cette page heureuse par laquelle il prend place entre Vauvenargues et André Chénier, ses frères naturels, morts au même âge, qu’on aime à lui associer pour le talent et pour le coeur comme pour la destinée »456.’

L’émotion implique l’auteur dans son texte et révèle son moi profond ; son oeuvre exprime les mouvements de l’âme. Dans un article qui présente la vie et la carrière littéraire de Chénier, Edouard Guitton précise que le poète « rêve d’une poésie qui serait l’émanation directe de ses états successifs et changeants »457. Nous retrouvons cette idée dans le choix de la forme adopté par Vauvenargues 458 : la forme brève s’adapte à la mobilité du monde et rend compte de la manifestation de la pensée. L’auteur adopte la forme qui lui convient le mieux pour exprimer sa méditation intérieure et les mouvements de son âme. L’importance accordée à l’expression du moi est bien sûr un élément constitutif des comparaisons établies entre Vauvenargues et Rousseau :

‘« tous deux ont la même sensibilité, la même mélancolie : l’un et l’autre éprouvent le besoin d’émotions fortes et nouvelles et ont un faible pour l’analyse personnelle. En morale, tous deux ont réhabilité l’homme, les passions et le culte de l’enthousiasme, tous deux ont ravivé le goût du vrai et du naturel »459.’

P. Chambry célèbre en Vauvenargues et Rousseau la naissance du génie romantique qui s’exprime à travers la sensibilité des auteurs et une conception de l’homme qui laisse libre cours à l’expression des passions comme expérience formatrice et lecture du monde intérieur. Cette faculté de recueillement est une forme de méditation religieuse dans la mesure où elle mène à une réflexion sur soi-même, sur notre rôle parmi les hommes et dans l’univers. Elle expliquerait en partie le respect de Vauvenargues et Rousseau envers la religion, respect que la critique s’accorde à constater.

‘Vauvenargues « a plus d’une fois maintenu, entre les croyants et les incrédules, l’attitude de neutralité, que Rousseau allait adopter un peu plus tard, en composant la Nouvelle Héloïse et la Profession de foi du vicaire savoyard »460.’

Vauvenargues comme Rousseau suivent la voie de la modération ce qui les isole de leurs contemporains. Contrairement à Fontenelle, Montesquieu et Voltaire, accusés par Sainte-Beuve d’être les auteurs d’une philosophie qui ne cherche qu’à ruiner les fondements de la religion, Vauvenargues et Jean-Jacques Rousseau sont partisans d’un système qui

‘« consiste à croire la nature humaine bonne en soi quand la société ne la gâte pas trop, à la respecter, à proclamer la conscience loyale et droite si on la consulte en elle-même, et à prétendre la liberté de l’âme capable de bons choix » ; « Vauvenargues est l’un des plus purs et des plus sincères promoteurs de cette morale » que « Jean-Jacques pousse à son dernier terme »461.’

Sainte-Beuve insiste sur la volonté des deux penseurs de fonder une morale conciliatrice qui s’appuie sur la confiance qu’ils placent dans la nature humaine. Mais A. Feugère, comme Sainte-Beuve, estime que les deux écrivains divergent par la démarche qu’ils choisissent : Vauvenargues a élaboré son système moral dans la sérénité et dans la conviction que la modération est la meilleure des voies pour le rendre accessible, alors que Rousseau a entrepris son oeuvre avec la verve et les provocations du polémiste :

‘« chez Rousseau, il y a un contraste dramatique entre la fougue de son tempérament de polémiste et le rôle de conciliateur qu’il prétend assumer, tandis que ce rôle s’accorde bien avec l’humeur conciliante de Vauvenargues »462.’

Ce contraste remet en cause une morale qui se veut conciliatrice, ce que A. Feugère, qui est gêné par l’attitude de l’auteur dont il apprécie la pensée, regrette et lui reproche.

‘« Quelle différence dans le procédé et dans le ton ! chez Vauvenargues, il n’y a aucun désir de faire effet, aucune arrière-pensée de représailles contre la société mise en opposition avec la nature, aucun parti pris d’aucun genre. Il reste dans les lignes de la justesse et de la vérité »463.’

Sainte-Beuve n’accepte pas l’idée rousseauiste de la société corruptrice de la nature primitive de l’homme qu’il interprète comme la vengeance d’un homme qui n’a pas su s’intégrer dans un groupe social. L’attitude de la critique face à Rousseau est ambiguë dans la mesure où, d’une part, elle célèbre la modération de sa pensée et lui reproche, d’autre part, un comportement excessif pour finalement expliquer son isolement par ces deux idées : Rousseau, trop modéré selon la critique pour prendre part au combat philosophique, adopte un ton polémique qui la dérange. La critique vauvenarguienne célèbre en Rousseau, en qui elle voit le prolongement de la pensée du jeune moraliste, la modération de ses positions envers la religion, sa confiance en l’homme et une sensibilité annonciatrice de l’esprit romantique ; mais elle lui reproche son esprit polémique, qui rappelle celui des encyclopédistes et de leurs partisans, ainsi que ses convictions sociales et politiques qui gênent fortement un Sainte-Beuve.

On distingue Vauvenargues et Rousseau par l’attitude qu’ils adoptent, reflet de leur mode d’existence. On apprécie toutefois le fait qu’ils vivent ce qu’ils écrivent, point commun avec André Chénier.

‘« il vit ce qu’il dit, [...] sa pensée est liée à son « moi » : cela le fait ressembler à Rousseau ; comme lui, mais à un moindre degré, Vauvenargues transfère dans sa pensée, puis dans son écrit, le sentiment intime qu’il a de son existence individuelle, de son coeur »464.’

Edouard Guitton établit le parallèle entre Chénier et l’auteur des Confessions : ‘« Comme Jean-Jacques Rousseau, mais dans des conjonctures atroces, il avait su mettre sa vie en conformité avec ses écrits »465.’ Les critiques qui ne considèrent pas le métier des lettres comme un pis-aller pour Vauvenargues, estiment qu’il a lui-même « dérogé à sa qualité » pour vivre une de ses passions en s’adonnant à la littérature. Lorsque sa mauvaise santé ruina en lui tout espoir d’entreprendre une carrière diplomatique, l’écriture fut pour lui action et liberté. D’autres considèrent que cette « semi-retraite » du philosophe à Paris est en concordance avec une oeuvre, dite modérée et conciliatrice des grands principes de la morale, et fondée sur l’expérience intime de l’auteur. Si ces tendances de l’oeuvre sont réelles, nous avons vu aussi que Vauvenargues, vivant dans les temps troublés de la Révolution, aurait, conformément à son idéal de la « grande âme », assumé ses convictions quelle qu’en soit l’issue. Ainsi, que la situation soit réelle ou supposée, la vie de Vauvenargues reste conforme à sa pensée. Le moraliste, comme le philosophe et le poète, accorde ses écrits et son existence individuelle ce qui le réduit à une forme d’exclusion sociale traduite par l’incompréhension de sa famille et l’indifférence de ses contemporains lors de la publication de son oeuvre ; de même Rousseau et Chénier se sont séparés des groupes idéologiques auxquels ils s’apparentaient et qui ont fini par les condamner.

Un rapprochement des idées sociales et politiques des trois écrivains engage la critique dans une interprétation polémique de la Révolution. Vauvenargues et Rousseau sont associés autour de l’idée de la nécessité de la société née de notre imperfection. L’homme n’est pas foncièrement mauvais mais étant imparfait, il a besoin d’un cadre social à la fois pour lui donner des limites et lui assurer une protection contre les débordements de son semblable. La société répond de la sûreté des hommes et de la liberté individuelle si elle concourt à l’intérêt commun. Une représentation schématique de la pensée de Rousseau met en évidence une dichotomie que le philosophe aurait établie entre la nature humaine, originellement bonne, et la vie en société, source de corruption de cette nature, afin de lui opposer celle du moraliste pour qui le rôle de la politique et de la société est de transformer les vices de l’homme en vue de l’intérêt général ou de les supprimer. La vertu est conçue comme une valeur sociale, devant aller dans l’intérêt de tous, même si l’intérêt personnel y trouve son compte 466.

‘« Car Vauvenargues qui a préparé les voies à Jean-Jacques Rousseau, se distingue de lui. Convaincu que la nature n’est pas originellement mauvaise, il ne croit pas du tout que la société la corrompe nécessairement. Au contraire, la société est utile ; c’est elle qui améliore notre état, sinon notre coeur, et Vauvenargues raille ceux qui vont chercher chez les bons sauvages, comme cela devenait la mode, des modèles des vertus humaines »467.’

Pour Rousseau, la vie sociale corrompt l’homme originellement bon mais elle n’est pas contraire à la nature si elle assure la liberté et la sûreté du citoyen et lui permet de développer ses facultés 468. Comme Vauvenargues, Rousseau croit en l’utilité de la société dans la mesure où elle conserve les droits individuels lorsqu’ils ne sont plus assurés dans l’état de nature 469. En se plaçant sous la tutelle des lois sociales, le peuple devient une totalité fondée sur les principes d’égalité et de volonté générale. Pour Vauvenargues, la vie sociale, fondée sur la loi de justice, est dans l’ordre de la nature et contribue à sa bonté parce qu’elle remédie à la faiblesse de l’homme.

‘« Il ne semble même pas que Vauvenargues croie à la supériorité morale de l’homme primitif sur l’homme moderne. Le tableau pessimiste qu’il trace de la société inorganisée est bien loin de cet état d’innocence que chantent Montesquieu, Marivaux et Rousseau ».’ ‘La société ne pourra « en aucune façon altérer les traits essentiels de la nature humaine. L’homme subira sans doute l’emprise du milieu ; il s’adonnera de préférence, ici, à certains défauts et, là, cultivera certaines qualités ; sa nature n’en sera ni pire ni meilleure ; seul l’homme pourra changer »470.’

Fernand Vial fonde son jugement sur l’idée que Vauvenargues distingue la nature, permanente et universelle, de la personnalité, relative à l’individu et soumise à la contingence. Il se fait l’apologiste de la société, et de l’homme civilisé, dans la mesure où ils représentent un perfectionnement de l’état de nature atteint grâce au concours de la raison. Dans son dialogue entre « Un américain et un portugais », Vauvenargues prend parti pour le second qui veut montrer à son interlocuteur que la société respecte et améliore les lois de la nature en suivant les lumières naturelles de la raison :

Nous pouvons constater, dans les jugements de Georges Ascoli et Fernand Vial, que, si Vauvenargues et Rousseau sont réunis autour de l’idée de nécessité de la société, le moraliste est distingué de Rousseau et autres contemporains sur la question de la bonté de l’homme primitif. Les deux critiques adoptent un même ton ironique que Fernand Vial soutient par une réflexion sur l’utilisation du concept de nature au dix-huitième siècle pour conclure que les Lumières, et principalement les encyclopédistes, ne l’ont jamais défini d’après un raisonnement logique mais par une démarche empirique ce qui, selon le critique, ruine le fondement de leur philosophie. Par un tel jugement Fernand Vial veut condamner ‘« la valeur métaphysique »’ de la philosophie des Lumières qu’il n’apprécie que pour leurs ‘« considérations pratiques’ »472. Cette attitude de la critique, qui consiste à dénigrer le mythe du bon sauvage établi d’après une conception empirique de la nature ou, au dire de Fernand Vial, selon « les relations de missionnaires »473, semble s’inscrire dans une volonté générale de dénoncer une certaine appréhension de la nature humaine et ses conséquences. Certes, on rapproche la pensée de Vauvenargues de celle de Rousseau autour de la conception de la nécessité de la société ; mais on les dissocie sur la question de l’homme social. Seul Vauvenargues est cité comme un défenseur de ‘« l’homme moderne »’ et opposé à ceux qui se retrouvent autour du mythe du bon sauvage de manière à introduire un clivage précis. Ces derniers placent leur confiance dans l’homme primitif, dans les lois et la bonté de la nature. Or la critique vauvenarguienne a souvent reproché aux philosophes d’avoir affranchi l’homme de ses obligations sociales et morales en plaçant sa confiance dans sa nature. Aussi n’y aurait-il pas de la part de la postérité, la volonté de dénoncer dans ce mythe de la bonté de l’homme primitif une remise en cause de la société ?

Nous pouvons constater que la critique se contente de confronter les pensées de Vauvenargues et Rousseau relativement à la question qui porte sur le bien fondé des sociétés et des rapports de l’individu avec l’état. Mais elle s’abstient de rapprocher leurs idées sur les gouvernements et les réformes souhaitables pour le bien du peuple et de la nation. Dans le parallèle qu’il établit entre les deux écrivains, Sainte-Beuve ne s’intéresse pas à Rousseau en tant que théoricien politique ; il effleure la question sociale en fermant toute discussion par l’idée que la pensée de Rousseau dans ce domaine est la conséquence de son conflit avec ses contemporains et de sa misanthropie. Roger Fayolle précise, dans son étude sur « la méthode critique de Sainte-Beuve » que ‘« tout ce qui touche de trop près à la politique est délibérément négligé ou formellement condamné, dès lors qu’il s’agit de menacer l’ordre établi »’ 474. Sainte-Beuve réduit la portée révolutionnaire de la pensée de Jean-Jacques Rousseau pour ne voir en lui qu’un écrivain moralisateur à l’origine du style et de la sensibilité du romantisme, conditions nécessaires pour l’associer à l’oeuvre de Vauvenargues.

‘ ‘« Positif, s’il est envisagé sous le point de vue du style, Rousseau est bientôt affecté du signe négatif, s’il est envisagé sous celui du caractère, de la morale, de l’utilité sociale »475. ’ ’

Sainte-Beuve ne s’intéresse qu’à une partie de l’oeuvre de Rousseau, celle qui en fait un préromantique. En contrepartie, il établit volontiers un parallèle entre l’attitude politique de Chénier et celle de Vauvenargues, - car chez Sainte-Beuve il s’agit plus d’attitude que d’idées dans la mesure où il s’intéresse essentiellement au comportement de l’écrivain face aux événements -, parallèle auquel il ajoute le révolutionnaire Barnave 476 : ces trois personnages sont en effet partisans d’une monarchie constitutionnelle et ils représentent, par conséquent, la voix des modérés. André Chénier est un Vauvenargues vivant pendant la Révolution :

‘« pour se figurer la ligne de hardiesse et à la fois de modération qu’eût affectionnée et suivie Vauvenargues dans des circonstances différentes et dans les conjonctures publiques qui ont éclaté depuis, il me semble que nous n’avons qu’à le considérer en un autre lui-même, et à le reconnaître dans André Chénier »477.’

Pour Sainte-Beuve est modéré tout homme qui aurait défendu la vie du roi dans la volonté d’instaurer une monarchie constitutionnelle. André Chénier a fait preuve de hardiesse en s’opposant aux Jacobins. Sainte-Beuve ne veut voir dans le poète qu’un collaborateur du Journal de Paris qui dénonce l’ambition des Jacobins. « Le rôle politique de Chénier a été habituellement transformé en un rôle symbolique dans un drame idéal »478. Sainte-Beuve exagère la solitude du poète pour en faire un martyr des révolutionnaires qui, après l’avoir rejeté pour sa modération et sa clairvoyance à leur égard, l’ont condamné à mort. Sainte-Beuve reste persuadé que sous la Révolution Vauvenargues, comme Chénier, serait mort pour avoir défendu ses convictions politiques. Modéré dans ses idées, il aurait mis toute l’exaltation de la jeunesse aux services de ses convictions.

‘« Me figurant Vauvenargues venu cinquante ans plus tard et dans les années de la Révolution, j’ai toujours aimé à le voir en idée à côté d’André Chénier et à peu près de la même ligne politique. A propos du portrait de « Clodius ou du Séditieux », M. Gilbert pense que je suis resté beaucoup trop en deçà et que Vauvenargues eût été homme à aller presque jusqu’à Saint-Just. Mais je ferai remarquer que les coeurs honnêtes et les esprits droits comme l’était Vauvenargues rabattent bien vite de certaines phrases en présence des faits. Certes je ne méprise point Saint-Just, ni son talent remarquable, ni cette puissance de fanatisme qui suppose un caractère énergiquement trempé ; mais on s’est trop accoutumé de nos jours, sur la foi d’historiens qui énervent et « romantisent » l’histoire, à traiter ces hommes de terreur et de haine comme des semblables, comme des humains, à les faire rentrer dans le cercle des comparaisons ordinaires, presque familières, et je repousse pour Vauvenargues tout rapprochement avec le jeune et beau « monstre »479.’

Clodius est un ambitieux qui tente de rallier les hommes à ses convictions pour les pousser à la sédition. Il tient deux discours qui s’adaptent à l’interlocuteur mais qui reprennent les mêmes arguments : il condamne au nom de la diversité de la nature humaine les lois tyranniques qui contraignent les passions. Celles-ci doivent être libres de s’exprimer afin que chaque talent puisse s’épanouir, chaque génie se réaliser. L’homme doit pouvoir agir. Clodius s’adresse à ceux qui sont en conflit avec les lois en flattant leurs passions. Il légitime ses idées auprès « des personnes qui l’obligent à plus de retenue » en leur montrant qu’il est contraire à la nature humaine de vouloir ranger tous les hommes « à la même règle »480. On opprime ainsi les qualités individuelles. Il cherche donc à prouver aux hommes qu’ils sont réduits à l’état d’esclavage en obéissant à des lois qu’il présente comme arbitraires afin de les pousser à l’insurrection. Ils ne doivent pas craindre de troubler la paix du pays car il veut mieux s’engager dans la guerre que de subir la servitude. Nous retrouvons donc, dans les arguments de Clodius, de nombreux principes de la morale vauvenarguienne : dualité et diversité de la nature, libération des passions qui poussent à l’action, la vertu et la gloire, légitimité de la guerre lorsqu’elle permet de se dégager de la servitude, remise en cause d’une paix qui amollit les peuples. Mais les deux discours que tient le personnage montrent qu’une utilisation pernicieuse peut-être faite de la morale vauvenarguienne lorsqu’un esprit ambitieux la fait sienne. Vauvenargues aurait-il donc conscience que sa morale peut être à l’origine d’un discours séditieux ? Veut-il lui-même nous mettre en garde contre une orientation possible de sa pensée ? Il montre également que des principes libertaires peuvent servir l’ambition personnelle d’un Clodius. Vauvenargues condamne le comportement de son personnage en soulignant la contradiction entre ses propos « les plus modérés », qui semblent incarner la voix de l’auteur, et son attitude ‘: « mais s’il se forme un parti dans la république qui ne tend rien moins qu’à sa ruine, il excite les conjurés à l’avancer, et tâche d’étouffer leurs scrupules ou leurs remords ’»481. De même si les arguments de Clodius sont empruntés à la morale de Vauvenargues, ce qui nous amène à nous interroger sur l’éventuelle adhésion de l’auteur à ses propos, le commentaire final en montre les dangers : ‘« Ainsi Clodius met tout en feu par ses discours séditieux, et cause de si grands désordres dans la république, qu’on ne peut y remédier que par sa perte »’ 482. Faut-il voir une simple prudence de la part de Vauvenargues dans ce commentaire ? Laurent Bove signale que, ‘« pour Vauvenargues, le désordre que peut susciter le désir de liberté vaut finalement mieux que la paix de la servitude »483.’ Le personnage de Clodius en serait alors l’affirmation. La liberté et la réalisation de soi pourraient donc se gagner par les actes jusqu’à l’insurrection. Au regard de ce portrait, faut-il penser que Vauvenargues aurait jugé l’engagement d’un Saint-Just comme l’exigence d’une ambition personnelle aux dépens de la stabilité de la nation ou comme la réalisation d’une « grande âme » qui, persuadée qu’elle agit pour le bien du peuple, poursuit son action jusqu’au fanatisme ? En effet, Saint-Just, par cette maîtrise de soi qui le singularise et par la force de son caractère et de ses convictions, pourrait incarner l’idéal vauvenarguien de la « grande âme ». Il lui manquerait cependant souplesse et tolérance. Mais cette idée justifierait le rapprochement que Gilbert effectue entre le moraliste et Saint-Just à travers le portrait de Clodius. Ce personnage représente à la fois les principes fondamentaux de la morale de Vauvenargues et la personnalité ambitieuse du révolutionnaire. Mais Sainte-Beuve, qui reconnaît toutefois la pensée de Vauvenargues dans les propos de Clodius, se persuade que le moraliste changerait d’attitude face aux événements, jugement qu’il fonde d’après sa propre appréhension de la psychologie de l’auteur et ce qu’il veut bien retenir de l’oeuvre. Si Sainte-Beuve admire le ‘« caractère énergiquement trempé »’ de Saint-Just, il en condamne le « fanatisme » et, par conséquent, la violence et l’intolérance qui en découlent. Il souligne le caractère effrayant de cette personnalité qui poursuit ses convictions jusqu’au crime. Cette note donne à Sainte-Beuve l’occasion de dénoncer l’idéalisation des révolutionnaires par une banalisation de leurs crimes qui met en valeur leur détermination mais en oublie les conséquences. Ecartant toute comparaison, il les isole dans l’histoire jusqu’à leur refuser le statut d’humanité. Les événements révolutionnaires, et la Terreur, sont perçus par Sainte-Beuve, qui rend compte d’un jugement répandu parmi ses contemporains, comme un phénomène paranormal, hors de l’histoire de l’humanité. Pendant la Révolution, Vauvenargues, comme Chénier, serait resté humain. Il aurait su prendre du recul face à la précipitation des événements et il aurait refusé de participer à l’instauration d’une tyrannie nouvelle et illégitime. Sainte-Beuve reste persuadé que le moraliste, comme le poète, ne serait pas allé jusqu’au crime pour ses convictions, mais jusqu’au sacrifice de soi.

La critique fonde ses comparaisons entre ces trois auteurs essentiellement sur deux idées dont l’une est la conséquence de l’autre : Vauvenargues, Rousseau comme Chénier, affichent une volonté de modération et de conciliation dans le traitement de leurs préoccupations réciproques. Cette attitude intellectuelle leur a valu l’incompréhension, voire le rejet des leurs. Vauvenargues, dont l’oeuvre passe inaperçue, meurt dans la solitude ; mais la critique souligne le caractère salutaire de cette mort précoce qui a évité à l’auteur de voir la décadence de ses contemporains. Rousseau pour s’être opposé à des idées maîtresses des philosophes et avoir tenté de concilier des idées des deux partis philosophique et religieux de son temps a été rejeté par ses semblables. Enfin Chénier, voulant dénoncer les incohérences et la tournure que prenaient les événements révolutionnaires fut isolé et exécuté. La critique vauvenarguienne veut donc montrer que ces trois auteurs, qui après avoir partagé les convictions de leurs contemporains ne les ont pas (ou ne les auraient pas) suivis dans les excès de leurs engagements ; ils n’avaient pas de place dans un siècle dominé par l’esprit philosophique, esprit partial et intolérant, dont le fanatisme a engendré la Révolution et ses atrocités. Mais si certains commentateurs se sont interrogés sur le devenir de Vauvenargues pendant la Révolution, pensant que, tel Chénier, il aurait sûrement été une victime, aucun représentant de la critique vauvenarguienne ne s’est demandé si Rousseau eût survécu à la révolution. La récupération des idées politiques du philosophe par certains révolutionnaires les gêne.

des hypothèses émises par la critique, il semble que, dans un premier temps, Vauvenargues se serait engagé auprès des révolutionnaires au nom d’une société meilleure dirigée par un gouvernement plus apte à répondre aux besoins du pays et soucieux d’une plus grande égalité. Vauvenargues se serait donc engagé pour ce que la postérité regarde comme les aspects positifs de la Révolution qui n’auraient pas dû être dépassés. Le moraliste se serait démarqué par la ténacité de son engagement, son courage et un dévouement jusqu’au sacrifice de soi. Mais, partisan d’une monarchie constitutionnelle et respectueux de l’autorité religieuse, il n’aurait pas suivi les révolutionnaires dans les excès qui leur sont reprochés à la suite de l’arrestation du roi. Cependant certains critiques ont conscience que l’idéal vauvenarguien du courage, de l’action et de la grandeur d’âme sont en contradiction avec la modération de ses idées politiques et morales qu’on lui attribue. On tente alors de le dépasser par une assimilation du moraliste aux grandes figures héroïques du dix-neuvième siècle : Vauvenargues est ainsi rapproché de Stendhal ou d’officiers bonapartistes, voire de Napoléon lui-même, symbole, pour certains, de la restauration d’un ordre et de la contre-révolution.

Ce sont de nombreuses hypothèses élaborées à partir de l’oeuvre et de la personnalité de Vauvenargues qui permettent à la critique d’exprimer son jugement sur le dix-huitième siècle et la Révolution : le moraliste est transposé dans le passé, auprès de Pascal, dans le futur, auprès d’un Voltaire militant, ou pendant les événements révolutionnaires. Il aurait guidé et corrigé les auteurs auprès desquels on l’imagine ; il aurait incarné un idéal en comblant leurs manques ou en empêchant la dérive de leurs convictions. Il représente un Pascal idéal, une correction de l’esprit voltairien, et tout ce qu’il y avait de positif dans la Révolution. L’auteur et son oeuvre deviennent un moyen d’exprimer ce qui plaît et ce qui gêne dans le dix-huitième siècle à travers ses rapports avec des éléments représentatifs de cette époque : Voltaire, figure emblématique à laquelle la postérité réduit la philosophie des Lumières ; Pascal qui représente l’antinomie de Voltaire et ce dix-septième siècle tant valorisé ; la Révolution, aboutissement du siècle, résultat d’une évolution des esprits et des rapports avec le pouvoir et la religion, de laquelle est né le dix-neuvième siècle social, politique et idéologique. Le mythe de Vauvenargues est donc l’occasion pour la postérité d’exprimer ses désaccords avec la philosophie du dix-huitième siècle et de faire ainsi le point avec elle-même.

Notes
453.

Voir Jules Barni, Les moralistes français du dix-huitième siècle.

454.

Portraits littéraires, tome I, p. 177 ; Port-Royal, tome I, p. 417 ; Les Moralistes français qui reprend le commentaire du tome III des Causeries ; Causeries, tome XIV, note p. 54.

455.

Ibid., p. 177.

456.

Causeries du lundi, tome II, p. 26.

457.

Le Nouveau dictionnaire des auteurs, Robert Laffont, 1994, p. 659.

458.

Voir Jean Dagen, Des Lois de l’esprit. Florilège philosophique, 1997, pp. 13-14.

459.

P. Chambry, « Introduction », Oeuvres choisies de Vauvenargues, 1937.

460.

A. Feugère, « Rousseau et son temps : la littérature du sentiment au dix-huitième siècle », Revue des cours et conférences, p. 175.

461.

Port-Royal, tome I, p. 417.

462.

A. Feugère, ouvr. cité, p. 175.

463.

Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome III, p. 102.

464.

Henri Coulet, « Voltaire lecteur de Vauvenargues », C.A.I.E.F., p. 180.

465.

Le Nouveau dictionnaire des auteurs, 1994, p. 659.

466.

« Parce que je me plais dans l’usage de ma vertu, en est-elle moins profitable, moins précieuse à tout l’univers, ou moins différente du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien où je me plais change-t-il de nature ? cesse-t-il d’être bien ? », « Du bien et du mal moral », édition Bonnier, p. 245.

467.

Georges Ascoli, « Vauvenargues », Revue des cours et conférences, p. 834.

468.

Du Contrat social, chapitre VIII, « De l’Etat civil », p. 186.

469.

Du Contrat social, chapitre VI, « Du pacte social », p. 182.

470.

Fernand Vial, Une philosophie et une morale du sentiment. Luc de Clapiers marquis de Vauvenargues, p. 43.

471.

Dialogues, édition Bonnier, p. 376-377.

472.

Ouvr. cité, p. 18.

473.

Ibid., p. 18.

474.

La méthode critique de Sainte-Beuve dans les Lundis de 1849-1852, « Avant-propos », p. 5.

475.

Roger Fayolle, ibid., p. 527.

476.

Causeries du lundi, tome II.

477.

Ibid., tome III, p. 111.

478.

Roger Fayolle, ouvr. cité, p. 372.

479.

Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, tome XIV, note page 54.

480.

« Clodius ou le séditieux », Essai sur quelques caractères, édition Bonnier, p. 329.

481.

Ibid., p. 330.

482.

Ibid.

483.

« Vauvenargues lecteur de Pascal », Religion et politique : les avatars de l’augustinisme, p. 226.