Le moraliste et la postérité : un jeu de miroir

La complémentarité entre l’écrivain et l’oeuvre est affirmée par de nombreux critiques qui l’envisagent selon deux approches distinguées par Gustave Lanson 486 : soit le commentateur se sert de la biographie pour expliquer l’oeuvre de Vauvenargues parce qu’elle permet de déterminer les conditions dans lesquelles le texte a été élaboré et de résoudre certaines contradictions à l’examen du vécu de l’auteur, soit le critique cherche l’homme à travers l’oeuvre afin de dresser sa personnalité morale. Pour Barbey d’Aurevilly, la critique doit être ainsi conçue parce que « tout livre est l’homme qui l’a écrit ».

‘ ‘« La Critique doit donc traverser le livre pour arriver à l’homme ou l’homme pour arriver au livre, et clouer toujours l’un sur l’autre »487.’ ’

L’intérêt de cette conception de la réflexion critique tient dans les rapports qu’entretient l’auteur avec son oeuvre et affirme une nécessaire cohérence entre les deux. Elle refuse ainsi tout intérêt et sens à l’ouvrage en dehors de cette relation. A la suite de Sainte-Beuve, plusieurs critiques se sont intéressés au « portrait moral de Vauvenargues » en établissant « une biographie psychologique » à travers l’étude de l’oeuvre 488. Ces deux démarches ont les mêmes conséquences : elles construisent une personnalité pour l’auteur et interprètent l’oeuvre au regard de la personnalité déterminée. En effet, même la deuxième méthode, dont Sainte-Beuve est tenu pour l’initiateur, vient à privilégier quelques textes ou en conditionne le sens afin de servir l’idée que l’on se fait de l’auteur. Ces deux perspectives critiques n’envisagent donc pas l’oeuvre pour elle-même mais pour ses corrélations avec la personnalité de l’homme qui se trouve derrière l’écrivain. C’est pourtant avec le dessein d’obtenir une connaissance complète de Vauvenargues que ce type d’étude est entrepris et la circularité entre l’homme et l’oeuvre établie.

‘« Sa vie nous expliquera mieux ses pensées qui à leur tour achèveront de nous révéler l’homme » 489.’

Jules Barni affirme la complémentarité entre l’oeuvre et son auteur ainsi que la double motivation de son analyse. Cependant nous avons pu constater que la critique envisage souvent l’homme et l’oeuvre selon ses propres affinités, ses propres convictions.

Vauvenargues suscite l’intérêt de la critique par son destin particulier et la figure d’isolé qu’on lui a attribuée. Réalité, imagination ou simple exagération, sa vie est perçue comme une tragédie et son oeuvre devient l’expression d’une souffrance. Nous avons vu que, pour Henri Bonnier, Vauvenargues moraliste représente l’être accompli d’un certain Luc de Clapiers.

‘« Empirique par définition, ce révolté ne tenait rien pour sûr, qu’il ne l’eût éprouvé au feu de l’expérience. Cela explique qu’il lui fallait partir toujours d’une vérité négative («mauvais motif », « faute contre soi-même ») et s’en dégager, pour atteindre à la vérité d’existence, sans laquelle il n’eût jamais été un moraliste »490.’

Pour Vauvenargues, les connaissances sont donc des acquisitions de l’expérience. Elles sont ici le résultat d’expériences négatives, nées d’un conflit familial, qui motivent l’introspection et suscitent le besoin d’aller au-delà, de les surpasser, afin d’entreprendre une recherche de la vérité. L’oeuvre de Vauvenargues est donc une quête fondée sur l’investissement personnel, sur l’analyse de sa propre expérience. Henri Bonnier singularise l’oeuvre de ce moraliste en la présentant comme la revanche de son auteur sur la vie. Elle est l’expression d’une souffrance et la recherche d’une raison d’existence dans celle de la connaissance. L’accomplissement de l’homme se réalise grâce à une réflexion sur ses passions qui donne naissance à une éthique. L’écrivain est la réalisation et la complémentarité de l’homme, puisqu’il propose une solution à partir de ses besoins. ‘« Vauvenargues est le triomphe d’un certain Luc de Clapiers [...] l’aventure la plus commune...celle où l’homme devient humain’ »491. En effet,

‘« Nous ne devons pas un instant oublier que l’oeuvre qui est devant nous, n’est pas l’effort d’une pensée systématique, comme le fut par exemple l’effort de Descartes, ou celui de Kant. [...] chaque ligne est un mouvement d’une âme qui souffre, qui cherche, qui attend »492.’

Ce clivage, établi par Gustave Lanson, explique l’intérêt de Vauvenargues pour une critique désireuse de saisir la psychologie du moraliste : cet homme propose une éthique qui est sa propre philosophie existentielle ; cela explique en partie le caractère fragmenté de l’oeuvre. Par cette caractéristique de leur discipline les moralistes interpellent le lecteur :

‘« Il y a dans le désordre même de leurs réflexions une sincérité qui nous touche. [...] Il y a surtout, dans cette absence d’unité, une ressemblance profonde avec le mouvement de nos vies intimes »493.’

L’absence de système, qui laisse un espace à l’expression de la réflexion intérieure, permet au lecteur de se retrouver dans les maximes du moraliste.

Certains critiques voient l’influence pascalienne dans cet investissement de Vauvenargues :

‘« Il réalise, en quelque sorte, le voeu de Pascal, qui ne souhaitait rien tant que de trouver l’homme sous l’auteur, et l’âme de l’écrivain dans ses écrits » 494.’

Un siècle plus tard, Roger Mercier réitère cette idée : l’oeuvre de Vauvenargues répond à ce que ‘« Pascal voulait que le lecteur cherchât dans un livre : non pas l’auteur, mais l’homme » ’ 495. Au contraire, Paul Hazard souligne ici une contradiction : d’une part, Vauvenargues accorde à Pascal que le moi est haïssable et utilise une forme impersonnelle afin d’éviter tout lyrisme, et d’autre part, ‘« il raconte son histoire intérieure, de sorte que son portrait psychologique se devine et s’affirme, sous un voile de discrétion ’»496. Le critique explique cette contradiction comme la conséquence de la forte émotivité de l’auteur : en témoignant de la souffrance d’autrui il vient à confesser sa propre douleur. Cependant il ne faut pas envisager cette présence du « moi », dans l’oeuvre de Vauvenargues, comme cette contemplation intérieure que Pascal condamne, mais comme la connaissance intuitive et expérimentale de l’homme qui, comme nous l’avons vu, devient certitude et garantie pour le lecteur. Toutefois ce « moi », source d’expériences, prend une place telle que Vauvenargues sera considéré comme un précurseur des « frénésies individualistes »497 des romantiques. L’analyse de cette expérience individuelle sert la connaissance de soi et de l’homme universel. C’est dans cette double perspective qu’il faut tenter de saisir les attentes de la critique vauvenarguienne.

Comme nous l’avons précédemment signalé, dans son étude sur la morale de Vauvenargues, Daniel Acke consacre sa première partie aux différentes théories établies sur les moralistes et leur science afin de définir leur rôle 498. Nous nous intéresserons aux problématiques que soulève cette étude afin de voir si elles concernent l’oeuvre de Vauvenargues ou si elle les résout. Le moraliste se définit selon trois critères mis en évidence par les analyses de Louis Van Delft 499 et sur lesquels l’ensemble des critiques spécialisés dans les études sur la réflexion morale s’accorde : le moraliste s’interroge sur une matière qui rassemble la réalité intérieure de l’homme, ses moeurs et la société ; il adopte une attitude, celle de l’anthropologue, qui le distingue du philosophe et du théologien. Toutefois, malgré son aversion pour la spéculation, il partage des principes idéologiques avec le premier. L’attitude du moraliste se caractérise par une « proximité du vécu »500. La forme adoptée est essentiellement fragmentaire.

‘Elle « est toujours fonction de l’attitude du moraliste. Elle sera par conséquent fragmentaire, parce que ce type d’expression rend le mieux justice au vécu »501.’

Les attributs de la fonction du moraliste sont l’observation, la description et l’analyse. Daniel Acke en conclut qu’ils font partie des réalistes 502. A partir de cette définition générale, deux problématiques s’imposent : d’après cette notion de « proximité du vécu », les moralistes s’intéressent à la réalité de la vie alors que la plupart d’entre eux affirment que tout a déjà été dit et s’appuient parfois sur les textes antérieurs pour fonder leur propre système. L’intérêt qu’ils accordent au « relatif », à la contingence, et leur recherche d’un absolu moral, qui révèle l’ambition de traiter de l’homme universel, impliquent un autre paradoxe 503. Daniel Acke nous propose, entre autres, la théorie de Corrado Rosso qui définit le moraliste comme un sociologue et met en évidence sa lucidité. Or cette dernière faculté du moraliste ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’homme, contre la vie même ? Daniel Acke conclut ainsi cette confrontation des théories sur les moralistes :

‘« l’attitude moraliste s’apparente philosophiquement au naturalisme dans la mesure où celui-ci explique l’homme par le bas, c’est-à-dire par l’irrationnel, le corps, le milieu et non la raison et la conscience. Une telle explication sera plutôt déterministe et causaliste »504.’

La définition proposée montre que la réflexion morale peut être rattachée à des orientations philosophiques modernes ; l’oeuvre du moraliste n’exclut pas une dimension philosophique dans la mesure où elle vise à une « révélation de l’essence de l’homme et des choses »505. Ajoutons que, dans un de ses articles, Louis Van Delft souligne que toute réflexion morale porte en elle un caractère personnel : ‘« Chez le moraliste, quand on s’attend à trouver un théoricien impeccable, on trouve toujours un homme »’ 506.

La critique vauvenarguienne a aussi donné sa définition de la réflexion morale et du rôle du moraliste. Pour P. Chambry,

‘« Un moraliste est un écrivain qui traite des moeurs de l’homme, de son coeur et de son esprit, de ses vices et de ses vertus. Cette étude ne demeure pas théorique ; elle a la prétention d’obtenir des résultats pratiques, et l’auteur se propose d’en tirer pour nous des règles de conduite. L’homme étant un être plein d’imperfections, il faut l’aider à les découvrir d’abord, à s’en corriger ensuite »507.’

P. Chambry délimite le rôle du moraliste et lui fixe un programme. Il est un anthropologue qui exerce une science de l’utile ; il n’est aucunement un spéculatif. Il a pour but de faire prendre conscience aux hommes de leurs faiblesses, de les aider à les repérer afin qu’ils s’en corrigent. Cette définition n’implique pas l’auteur lui-même alors que d’autres critiques l’intègrent nécessairement. Gérard Bauer affirme que la connaissance de l’homme commence par la connaissance de soi-même avant celle d’autrui. L’observateur est à la fois témoin de lui-même et le juge d’autrui ; c’est la conjonction de ce témoignage et de ce jugement qui dicte sa sentence au moraliste 508. L’observation se double ici de l’expérience. Le «connais-toi toi-même » est à l’origine de toute science morale. Roger Mercier estime qu’il faut une adéquation entre l’homme et le moraliste ainsi qu’entre l’homme et son oeuvre 509. Déjà, dans sa « Notice » des Oeuvres complètes de Vauvenargues, Suard attribuait au moraliste un statut particulier car il faut que sa conscience ait « approuvé les règles qu’il dicte à la nôtre »510. Cette adéquation est une nécessité car l’auteur porte la responsabilité morale de ses écrits. Dans l’article de 1806, publié par le Mercure de France, l’auteur, désigné par l’initiale « P. », affirme que les anecdotes qui circulent à propos de la mort de Vauvenargues sont de pures inventions ; elles ont pour ambition de mettre en doute la sincérité des textes religieux du moraliste 511. En effet, poursuit l’auteur de cet article, si tous les textes religieux, écrits par Vauvenargues, étaient des jeux d’esprit, comment pourrions-nous encore accorder de la crédibilité aux maximes ? Il faut qu’une concordance existe entre les convictions de l’homme et la pensée du moraliste pour prendre l’oeuvre au sérieux 512. Cette analogie est une garantie pour le lecteur. La critique vauvenarguienne envisage la réflexion morale comme une connaissance de l’homme à visée pratique. Elle implique la responsabilité et l’intégrité du moraliste et, par conséquent, l’exigence d’une concordance entre l’homme et l’écrivain. Sa fonction commence donc par une connaissance de soi. Ces exigences recoupent les caractéristiques générales qui déterminent le rôle du moraliste. Mais la critique vauvenarguienne insiste sur cette nécessaire analogie entre l’homme et son oeuvre qui, ajoutée à l’observation et à l’analyse, rendent la réflexion morale pratique et crédible pour le lecteur, représentant de l’homme universel. Notons toutefois que cette étroite correspondance n’est pas appréciée par tous les critiques qui se sont intéressés à Vauvenargues. Nous retrouvons parmi les détracteurs Barbey d’Aurevilly et Désiré Nisard. Le premier demande au moraliste d’instaurer une distance analytique avec son sujet ; il exige une objectivité qui ne vienne pas mêler son vécu à ses observations et à son analyse de l’homme.

‘« Contemplateur dans un but qui n’était pas la connaissance de l’homme elle-même, laquelle est le but unique du moraliste pur, il fut moraliste malgré lui, en attendant le jour de l’action, et qui sait ? c’est peut-être à cause de cela qu’il fut un moraliste médiocre »513.’

Vauvenargues adopte bien l’une des attitudes caractéristiques du moraliste, celle de contemplateur, mais il analyse et interroge sa propre expérience. C’est pour lui-même qu’il entreprend cette réflexion morale. Pourtant cette dimension intimiste de son oeuvre le rend sympathique aux yeux du critique. Mais pour la même raison, il refuse de voir en lui un moraliste. Désiré Nisard ne reconnaît pas non plus à Vauvenargues le rôle de moraliste qu’il accorde uniquement aux auteurs qui mènent leur réflexion morale selon l’enseignement du christianisme 514. Désiré Nisard définit la morale comme une recherche de la vertu par le contrôle des passions. Cette recherche est dirigée par la foi. L’implication de Vauvenargues dans son oeuvre ne vise qu’à rendre la morale pratique et accessible à ses contemporains. Pourtant, plus que celui de ses contemporains, l’empirisme de la pensée vauvenarguienne, auquel se mêlent les confidences de l’auteur, retient l’intérêt de la postérité. Il est alors nécessaire de connaître l’homme :

‘« Mais comment apprécier à plein une telle oeuvre sans connaître les circonstances qui l’ont produite ? sans mesurer la vraie valeur propre de l’auteur ? »515.’

Il importe pour la critique de déterminer l’enjeu que l’oeuvre constitue pour l’homme qui se trouve derrière l’auteur. Cette oeuvre est née de la recherche d’une perfection morale 516. Elle est une réponse à une souffrance. Mais l’auteur, refusant de s’abandonner au pessimisme, ‘« se construit une morale qui lui rendra une sécurité »517.’ Paul Hazard, pour introduire son propos sur Vauvenargues et indiquer ce que représente l’Introduction à la connaissance de l'esprit humain pour son auteur, écrit : ‘« En 1746, Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, jeta timidement sa bouteille à la mer »’ 518. Cette oeuvre constitue, pour son auteur, un appel et une éventuelle réponse à une inquiétude. Elle s’adresse aussi aux autres hommes dans la mesure où elle est le témoignage d’une expérience. L’auteur s’en remet à la postérité, c’est-à-dire à l’homme futur mais aussi à l’homme de tous les temps. Elle s’inscrit de plus dans une conception de la littérature propre à l’auteur :

‘« Elle est un examen de conscience, elle est une morale ou elle n’est pas ; et dès lors, elle se doit d’aborder le débat essentiel, de répondre à la question qui agite les esprits et qui trouble les coeurs, de résoudre le problème général dont la destinée de Vauvenargues lui-même n’est qu’un cas particulier »519.’

L’individualité de l’écrivain fonde une pensée dont l’ambition est d’atteindre à un absolu moral. Les rapports que la réflexion morale entretient avec la métaphysique sont ici établis dans la mesure où elle tente de déterminer l’essence de l’être à travers l’expérience d’un individu. L’écrivain parle donc de l’homme qui est en lui ce qui implique, au regard de la critique, cette nécessaire adéquation. Le moraliste qui observe, juge et guide l’homme doit être digne de sa pensée et doit répondre de l’analyse qu’il établit :

‘« S’il est une classe d’écrivains dont nous aimons à connaître la vie et le caractère, c’est celle des écrivains moralistes. Le droit qu’ils prennent de nous juger nous donne le désir de les juger à leur tour, et de voir s’ils ont été aussi exigeants pour eux-mêmes qu’ils le sont pour nous d’ordinaire »520.’

Nous avons vu que ce besoin de connaître l’homme derrière le moraliste est satisfait par l’oeuvre de Vauvenargues dans laquelle nous décelons des confessions. Mais l’intérêt de la critique pour cet ouvrage et son auteur ne serait-il pas également suscité par la capacité de Vauvenargues à résoudre les problématiques posées par le but et l’objet de la réflexion morale ? En effet, malgré l’affirmation que ‘« toutes les bonnes maximes sont dans le monde, [...], il ne faut que les appliquer »,’ Vauvenargues mêle son expérience personnelle à la réflexion traditionnelle des moralistes ce qui renouvelle et réactualise la science morale. Il adopte également une démarche différente de la plupart de ses prédécesseurs : il ne se contente pas d’observer et de dénoncer les faiblesses humaines, mais il a pour ambition de concilier et de réhabiliter la nature de l’homme, de l’encourager dans sa recherche d’une vertu humaine et dans son souci d’intégration ou de réussite sociale. Le témoignage, que constitue l’ouvrage de Vauvenargues, par la sensibilité qu’il dégage, rend sa morale plus humaine. La confiance qu’il accorde à la nature de l’homme, au regard de sa propre expérience, se distingue de la sévérité généralement associée aux ouvrages de morale. Il concilie le fait de fonder sa pensée sur l’expérience individuelle avec la volonté d’atteindre un absolu moral par l’idée d’unité de la nature dans l’action, nature originellement capable d’exercer le bien mais dépendante de la fortune. Sa lucidité est appréciée car elle est soutenue par son indulgence, son humanité et sa confiance en l’homme 521. Lui-même s’oppose à la rigueur d’un La Rochefoucauld 522 ou des « charlatans de la morale »523 qui ne veulent voir en l’homme que faiblesse et contradiction.

Nous pouvons donc constater que la critique vauvenarguienne attend du moraliste une cohérence entre l’écrivain et l’homme qui devient garante de la réflexion morale élaborée et transmise. Pour juger cette cohérence, la critique choisit généralement une démarche analytique qui s’intéresse plus à la biographie qu’au sens et à l’intérêt de l’oeuvre, interprétée en fonction de la personnalité de l’auteur que l’on a établie. La démarche de la critique moderne modifie cette appréhension de l’oeuvre de Vauvenargues dans la mesure où elle considère que l’analogie entre l’homme et l’oeuvre constitue, pour notre moraliste, l’essence même de sa philosophie. Il ne s’agit plus de comparer la vie de l’homme avec les principes de sa morale mais de voir que cette quête, que constitue l’oeuvre et les principes qu’elle engendre, s’inscrivent dans des préoccupations philosophiques modernes et contemporaines de Vauvenargues comme celles de Locke, Spinoza ou Boulainvilliers, pour ne citer que quelques-uns. Ces considérations, sans nier les rapports de Vauvenargues avec Pascal et les moralistes classiques, renouvelle l’intérêt de son ouvrage et en soulignent l’actualité constante. J.L. Boucherie signale l’intéressante lecture de Vauvenargues par Georges Poulet ; ce dernier

‘« a compris la création des maximes comme une conquête de l’être propre, qui n’a pu exister pleinement qu’en tant qu’il s’identifiait à la conscience d’avoir acquis une connaissance élargie »524.’

Selon Georges Poulet, cette « conquête de l’être propre » se réalise par la « conscience d’une force positive [...] en laquelle on se reconnaît conforme aux lois qui régissent l’existence universelle »525. En effet, l’homme a conscience de la dualité de son être, ce qui le pousse à se grandir et à aller au-delà de son imperfection :

‘« L’acte naturel de l’homme, c’est d’aller au-delà de soi, au-delà de son présent, au-delà du lieu qu’il occupe, pour chercher à se faire un moi plus grand et plus actuel, en l’actualité et en la grandeur duquel il pourra enfin, sans ennui ni dégoût, se reconnaître, s’aimer et se réjouir »526.’

Cette réalisation de soi est rendue possible par l’activité et la recherche de la gloire. Or ‘« ‘travailler pour la gloire’, c’est triompher du temps, dépasser le présent, déverser son énergie dans l’avenir »527. La notion de temps est donc perçue à travers l’activité ; l’homme est « création continuée »528.’

‘« Vauvenargues aboutit à une conception de l’action qui s’identifie avec la connaissance. Notre action la plus haute, c’est la plus vaste, et la plus vaste, c’est celle qui étreint la totalité de la vie par la pensée. La pensée s’identifie à l’univers, et l’espace extérieure devient un espace intérieur »529.’

La pensée de Vauvenargues se définit comme une recherche et une prise de conscience du moi grâce à la connaissance du monde. Il aboutit à une compréhension et une assimilation de l’universel qui confirme que l’expérience et la connaissance de soi peuvent être à l’origine d’un absolu moral. Si, pour notre moraliste, l’être est ‘« création continuée »’ la construction de son oeuvre évolue avec la découverte et la compréhension du moi.

‘« La pensée de Vauvenargues naît tout entière du travail qu’elle accomplit pour échapper aux conflits que la vie soulève devant elle. Elle est conditionnée par les dispositions naturelles d’une individualité, le but qu’elle poursuit et la mesure dans laquelle le but est atteint et l’homme satisfait »530.’

L’idée que la pensée de Vauvenargues naît d’une quête et se construit avec l’être expliquerait l’existence de plusieurs textes sur un même sujet. Le désir de l’auteur de corriger et de modifier sans cesse son texte serait aussi à comprendre comme la volonté d’adapter l’oeuvre à l’évolution de sa propre personnalité 531. Ainsi la forme choisie permettrait à l’auteur de saisir les mouvements de son être propre et de refléter la « diversité du vécu »532 ainsi que les modifications du moi. Pour J.L. Boucherie, l’oeuvre de Vauvenargues est le fruit du sentiment de l’imperfection de l’être propre, du sentiment d’inquiétude né d’un conflit entre la raison et les passions. L’oeuvre est le produit d’une ‘« interrogation inquiète », de « la conscience douloureuse d’un besoin insatisfait », une « espèce de mésaise que le goût du bien met en nous »533 ’ et dont la solution réside dans la connaissance.

‘« L’activité de connaissance est chez Vauvenargues une passion qui réfléchit sur elle-même, et sur son droit légitime à exister. L’inquiétude vécue, inactive et immobilisante, s’y transforme en un mouvement perpétué qui révèle l’être, par-delà l’instabilité de la vie vécue »534.’

Vauvenargues adapte la réflexion lockienne sur le principe de l’inquiétude au regard de sa propre expérience et fonde ainsi une pensée qui suit les mouvements de sa recherche d’une vérité propre. L’oeuvre de Vauvenargues est la transmission d’une connaissance, celle de soi, mise au service de l’homme universel.

‘« Si nous avons écrit quelque chose pour notre instruction, ou pour le soulagement de notre coeur, il y a grande apparence que nos réflexions seront encore utiles à beaucoup d’autres ; car personne n’est seul dans son espèce, et jamais nous ne sommes ni si vrais, ni si vifs, ni si pathétiques, que lorsque nous traitons les choses pour nous-mêmes »535.’

A travers l’étude de l’oeuvre et de la personnalité de Vauvenargues se dessine donc une attente, voire une exigence, de la part de la critique. Certes, le moraliste est à la fois observateur et juge, mais on lui demande aussi d’être digne de la morale qu’il propose. Or justement dans cet ouvrage vibre la voix de l’auteur ; il est le reflet de son expérience sociale et morale. A travers les confidences qu’elle y décèle, la critique peut juger de la valeur propre de cette personnalité ; par le caractère spécifique de cette oeuvre morale, la réflexion est rendue plus accessible et plus humaine car elle se construit avec l’être, avec la découverte et la réflexion de l’auteur sur son moi propre. Elle n’est pas une froide dénonciation ou condamnation de l’homme, mais le témoignage d’une souffrance, d’un besoin et de l’accomplissement d’un homme. La critique semble avoir besoin de se reconnaître dans l’homme qui se trouve derrière le moraliste : cette reconnaissance est une sécurité comme l’est la pensée vauvenarguienne pour son auteur. Le moraliste aurait donc atteint son but : atteindre l’homme universel au moyen d’une réflexion personnelle.

Notes
486.

Le Marquis de Vauvenargues, « Avertissement ».

487.

Dix-neuvième siècle, les oeuvres et les hommes, « Les philosophes et les écrivains religieux », « Préface ».

488.

Victor Giraud, « La Vie secrète de Vauvenargues », Revue des deux mondes, p. 458. Parmi les critiques qui ont adopté cette démarche, citons Gustave Lanson, Pierre Richard et Victor Giraud lui-même.

489.

Jules Barni, Les Moralistes français du dix-huitième siècle, p. 3.

490.

Henri Bonnier, Oeuvres complètes de Vauvenargues, 1968, pp. 29-30.

491.

Ibid., p. 55.

492.

Gustave Lanson, le Marquis de Vauvenargues, p. 123.

493.

Antoine Borel, Essai sur Vauvenargues, p. 5.

494.

Cerfbeer, « Eloge de Vauvenargues », Bibliothèque universelle de Genève, p. 180.

495.

« La philosophie et l’esthétique du sentiment », La Réhabilitation de la nature humaine au dix-huitième siècle.

496.

« Esquisses et portraits », Revue des deux mondes, p. 87.

497.

Voir Jean Dagen, , Introduction à la connaissance de l'esprit humain, « Introduction » : « Le moi », édition de 1981, p. 18.

498.

« Confrontation critique des théories sur les moralistes », Vauvenargues moraliste. La synthèse impossible de l’idée de nature et de la pensée de la diversité.

499.

Voir « Qu’est ce qu’un moraliste ? », C.A.I.E.F., n°30, mai 1978, pp. 105-120.

500.

Daniel Acke, ouvr. cité, pp. 14-15.

501.

Ibid., p. 82.

502.

« Confrontation critique des théories sur les moralistes », Vauvenargues moraliste. La synthèse impossible de l’idée de nature et de la pensée de la diversité, p. 28.

503.

Ibid., p. 15.

504.

Ibid., p. 88.

505.

Ibid., p. 90.

506.

« Qu’est ce qu’un moraliste ? », C.A.I.E.F., n°30, mai 1978, p. 113.

507.

Oeuvres choisies de Vauvenargues, « Notice », « Les Moralistes », 1937.

508.

Les Moralistes français, « Vauvenargues », « Préface ».

509.

Ouvr. cité.

510.

1806.

511.

Il s’agit des anecdotes rapportées par Condorcet, dans une note à l’Eloge des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, ainsi que par Suard dans la notice de son édition des oeuvres de Vauvenargues, 1806. Les textes religieux de Vauvenargues seraient des exercices de style et l’enjeu d’un pari. Nous apprenons aussi que Vauvenargues aurait renvoyé un ecclésiastique venu lui donner les derniers sacrements en citant des vers de Bajazet de Racine.

512.

Mercure de France, août 1806, p. 412.

513.

Dix-neuvième siècle, les oeuvres et les hommes, p. 216.

514.

« Vauvenargues », Revue européenne ; Histoire de la littérature française.

515.

Sybil Norman, Vauvenargues d’après sa correspondance, p. 106.

516.

Gérard Bauer, Les moralistes français.

517.

Paul Hazard, « Esquisses et portraits », Revue des deux mondes, pp. 91-92.

518.

Ibid., p. 83.

519.

« Esquisses et portraits », Revue des deux mondes, p. 91.

520.

D.L. Gilbert, « Notice », Oeuvres complètes de Vauvenargues, 1857.

521.

Voir édition Bonnier, maxime 395, p. 446 et « Sur la tolérance », p. 274.

522.

Voir édition Bonnier, maxime 299, p. 433 et « Critique de quelques maximes du duc de La Rochefoucauld », p. 173-180.

523.

Edition Bonnier, maxime 288, p. 432.

524.

« Vauvenargues : de l’inquiétude vécue à l’expérience du savoir », Dix-huitième siècle, p. 371.

525.

Etudes sur le temps humain, tome II, p. 35.

526.

Ibid., pp. 42-43.

527.

Etudes sur le temps humain, tome II, p. 45.

528.

Ibid., p. 49. Voir « L’activité est dans l’ordre de la nature », édition Bonnier, p. 273 ainsi que les fragments 9 et 12 des Fragments sur Montaigne, édition de Jean Dagen, 1994, p. 97 et 99.

529.

Ibid., p. 54.

530.

Antoine Borel, Essai sur Vauvenargues, p. 46.

531.

Voir le « Discours préliminaire » à L’Introduction à la connaissance de l'esprit humain.

532.

J.L. Boucherie, ouvr. cité, p. 381.

533.

« Vauvenargues : de l’inquiétude vécue à l’expérience du savoir », Dix-huitième siècle, p. 374.

534.

Ibid., p. 381.

535.

Réflexion 877, édition Bonnier, p. 484.