Nous avons d’une part les attentes particulières de la critique vauvenarguienne, qui viennent s’ajouter à celles que, selon la critique spécialisée, nous sommes en droit de demander à tout moraliste, et d’autre part des textes, des fragments et des lettres dans lesquels Vauvenargues détermine l’objet de son étude et le rôle auquel il prétend. Aussi une confrontation de ces différents points de vue permettrait-elle de voir si Vauvenargues répond aux exigences de la critique.
Vauvenargues estime que tout acte d’écriture doit être fondé sur les convictions ou les sentiments profonds de l’auteur :
‘« Il faut écrire parce que l’on pense, parce que l’on est pénétré de quelque sentiment, ou frappé de quelque vérité utile »536.’L’utilité est une exigence fondamentale de l’acte d’écriture qu’elle soit d’ordre personnel ou collectif. Vauvenargues dénonce « l’esprit d’emprunt » dont le caractère et le comportement ne correspondent pas à ses discours :
‘« On est étonné que des hommes qui ont été capables de penser ou d’exprimer de si bonnes choses, ne les appliquent pas avec plus de justesse, et qu’il manque toujours quelque chose à leurs raisonnements »537.’Lorsque nous revendiquons une pensée qui ne nous appartient pas elle perd toute crédibilité. L’homme doit être en cohérence avec sa réflexion et ses discours, ce qui leur donne force et utilité.
Ces postulats doivent être étendus à la réflexion morale qui reprend sous forme de système des principes qui sont propres au penseur :
‘« corriger son humeur, blanchir ses idées, se former un plan de vie, se conduire par principes, se soustraire aux préjugés, épurer ses inclinations, s’y livrer ensuite hardiment, et ne pas perdre de vue que la gaieté est le vrai bonheur : voilà [...] l’essence de la morale »538.’Vauvenargues indique ici les principes généraux qui doivent fonder toute réflexion morale personnelle. Pour que l’homme se réalise pleinement, ces principes doivent être en cohérence avec les exigences sociales.
‘« Qui dit une société dit un corps qui subsiste par l’union de divers membres, et confond l’intérêt particulier dans l’intérêt général ; c’est là le fondement de toute la morale »539.’Elle guide l’homme et l’aide à se définir une place dans la société, elle n’est pas un ensemble de restrictions paralysantes :
‘« La morale austère anéantit la vigueur de l‘esprit, comme les enfants d’Esculape détruisent le corps, pour détruire un vice du sang souvent imaginaire »540.’La morale doit définir les limites de l’homme afin que, conscient de ses forces et de ses faiblesses, il se dégage des secondes pour réaliser ce à quoi il aspire. La morale est une stimulation des passions nobles ; elle doit être humaine. Vauvenargues qui dénonce l’inutilité de certaines sciences 541, lorsqu’elles ne sont que l’objet d’une « vaine curiosité », et préfère un savoir restreint mais approfondi à des connaissances générales et superficielles, revendique l’intérêt de la morale face à la spéculation des philosophes. Pour Vauvenargues le moraliste a donc le rôle d’un anthropologue comme le définissait Louis Van Delft. Toutefois la morale ne consiste pas en un discours sur les pratiques de l’homme parce que « la science des moeurs ne donne pas celle des hommes »542. Outre la description et l’analyse de caractère, elle s’intéresse à l’essence de l’homme et à son devenir. Ces préoccupations sont inhérentes à la pensée humaine : Vauvenargues affirme, lui aussi, que la morale est fondée sur des vérités anciennes. C’est le rôle du moraliste de les réactualiser et de les adapter à l’évolution de l’homme et des sociétés.
‘« Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités »543.’C’est parce qu’elles concernent le fond de la nature humaine que ces vérités sont universelles et que le moraliste peut prétendre atteindre un absolu moral. Pour les réactualiser il est nécessaire que le moraliste les intègre à sa propre pensée ; il ne doit pas se contenter de répéter des idées connues qui, au contraire, nourrissent sa réflexion personnelle.
‘« Lorsqu’on est pénétré de quelque grande vérité et qu’on la sent vivement, il ne faut pas craindre de la dire, quoique d’autres l’aient déjà dite. Toute pensée est neuve, quand l’auteur l’exprime d’une manière qui est à lui »544.’ ‘« [...] c’est le propre des inventeurs de saisir le rapport des choses, et de savoir les rassembler ; et les découvertes anciennes sont moins à leurs premiers auteurs qu’à ceux qui les rendent utiles »545.’La conception vauvenarguienne de la morale confirme de nouveau les théories de la critique sur le sujet. Le moraliste utilise les connaissances anciennes sur l’homme tout en prenant en compte la réalité de la vie. Cette conciliation est possible s’il est convaincu de leur fondement, de leur actualité, donc de leur caractère universel, et de leur utilité.
La connaissance de soi, ou l’investissement de l’homme qui se trouve derrière l’écrivain, semble donc constituer une nécessité pour Vauvenargues. Notre moraliste affirme que les maximes sont le miroir de l’âme du penseur : ‘« les maximes des hommes décèlent leur coeur »’ 546. La pensée évolue avec l’être mais ses principes fondateurs restent les mêmes : ‘« Les esprits faux changent souvent de maximes’ »547. Toutefois certaines affirmations de notre moraliste bouleversent ces certitudes. Quelques critiques ont soulevé le problème que pose la conception de la conscience chez Vauvenargues. Le moraliste pense en effet que ‘« la conscience est la plus changeante des règles »’ 548 car elle dépend de nos passions dominantes :
‘« La conscience est présomptueuse dans les sains, timide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les indécis, etc. : organe obéissant du sentiment qui nous domine, et des opinions qui nous gouvernent »549.’Si la conscience est inconstante, comment généraliser des principes qui en dépendent ? Ces maximes remettent également en cause les exigences de la critique qui demande au moraliste que sa conscience soit en accord avec sa pensée. Rappelons que pour Suard, c’est la conscience du moraliste qui ‘« dicte les règles à la nôtre ’»550. Comment être sûr de la légitimité de ces règles si le principe qui les dirige est l’objet de nos passions ? Pour Vauvenargues, les passions qu’il conseille aux hommes de cultiver, sont celles qui le poussent à se surpasser, qui le dirigent vers le bien, ce qu’il nomme les passions nobles, et cela à l’aide de la raison. Cette idée témoigne d’une profonde confiance en l’homme. Mais n’est-elle pas utopique et ne révèle-t-elle pas une faiblesse de sa morale ? Nous comprenons qu’une pensée dont un des fondements essentiels, la conscience, dépend des sentiments ne puisse pas être acceptée comme l’oeuvre d’un moraliste par des critiques qui exigent de la morale qu’elle contrôle et accablent nos passions. Par ailleurs, Vauvenargues commence son « Discours sur les plaisirs », par cette apostrophe :
‘« Vous êtes trop sévère, mon aimable ami, de vouloir qu’on ne puisse pas, en écrivant, réparer les erreurs de sa conduite, et contredire même ses propres discours. Ce serait une grande servitude, si on était toujours obligé d’écrire comme on parle, ou de faire comme on écrit. Il faut permettre aux hommes d’être un peu inconséquents, afin qu’ils puissent retourner à la raison quand ils l’ont quittée, et à la vertu lorsqu’ils l’ont trahie »551.’Vauvenargues demande donc une certaine indulgence : si la conscience est fluctuante, si elle se laisse entraîner par nos passions, c’est dans les limites que l’homme se fixe lui-même ; si ces écarts sont maîtrisés par un esprit toutefois lucide, l’homme saura revenir sur le chemin de la vertu. D’autre part, dans une lettre destinée à Voltaire, Vauvenargues avoue au philosophe : ‘« je ne pense pas toujours comme je parle »’ 552. La critique ne semble pas gênée par ces remarques de Vauvenargues qui remettent en cause une complète correspondance entre les pensées de l’homme et l’oeuvre. Quelques-uns ont signalé la faiblesse de sa conception de la conscience. Mais d’une manière générale, les éléments perçus comme étant les confessions de Vauvenargues sont suffisamment nombreux pour que la critique ne remette pas en doute la circularité attendue entre l’homme et son ouvrage.
Si Vauvenargues demande lui aussi une certaine analogie entre l’homme et l’écrivain moraliste, nécessaire pour établir le fondement d’une morale humaine qui bénéficie de l’expérience de l’auteur, il revendique une certaine liberté de l’être qui ne doit pas être esclave de ses principes. L’idée de liberté est l’une de ses revendications les plus fortes ; il écrit au marquis de Mirabeau :
‘« J’aime votre amour pour la liberté ; elle est mon idole, et j’ai peine à concevoir que l’on soit heureux sans elle »553.’Cet espace de liberté demandé par Vauvenargues permet à l’homme de revenir sur lui-même et sur ses principes. Nous rejoignons une fois de plus l’idée que l’oeuvre évolue avec l’homme et que la réécriture des textes est une nécessité.
Il serait alors difficile de déterminer la place de Vauvenargues dans le clivage qui semble opposer deux formes et utilisations de l’expression du « moi » au dix-huitième siècle 554. Serait-il un partisan de l’introspection ou utilise-t-il son expérience comme peinture de la nature humaine pour sa valeur universelle et dans une visée sociale ? Il semble que si Vauvenargues aime pratiquer l’introspection dans certaines circonstances 555, l’influence de la pensée pascalienne 556 et l’idée de l’utilité d’une connaissance expérimentale guident sa réflexion morale : en utilisant son expérience dans le but d’établir une morale sociale, Vauvenargues s’octroie un espace de liberté ; il participe à une « vision de l’homme dans le monde », à la construction d’une morale sociale, à travers la recherche d’une vérité propre. Nous assistons à la recherche de vérités et de limites personnelles qui vise à établir une morale utile pour tous.
Louis Van Delft termine un de ses articles dans lesquels il définit le rôle et les particularités du moraliste par la question suivante :
‘« D’un point de vue plus théorique, quelle relation s’établit entre l’introspection et l’induction chez ce type d’écrivain ? »557 ’Si nous avons tenté de déterminer cette relation et ses implications chez notre moraliste, c’est dans la mesure où elle constitue le fondement du mythe vauvenarguien. En effet, cette relation entre un retour sur soi et une généralisation de cette expérience suscite l’intérêt de la critique : ce rapport détermine la figure mythique de Vauvenargues car la critique y voit une analogie entre l’intériorité de l’auteur et l’expression de sa pensée qui lui permet d’idéaliser l’homme et l’oeuvre en fonction de ce qu’elle en attend. L’oeuvre devient l’expression d’une personnalité exemplaire, dans laquelle la postérité se reconnaît, et dont elle accepte l’héritage.
« Sur les mauvais écrivains », édition Bonnier, p. 186.
« Contre l’esprit d’emprunt », édition Bonnier, p. 281.
Lettre au Marquis de Mirabeau du 1er mars 1739, édition Bonnier, p. 510.
« Du bien et du mal moral », édition Bonnier, p. 241.
Edition Bonnier, maxime 166, p. 415.
Voir « Sur la morale et la physique », édition Bonnier, p. 284-286, et « Sur l’étude des sciences », p. 286.
Edition Bonnier, maxime 540, p. 457.
Edition Bonnier, maxime 400, p. 447.
Edition Bonnier, maxime 398, p. 447.
Edition Bonnier, maxime 703, p. 473.
Edition Bonnier, maxime 107, p. 411.
Edition Bonnier, maxime 108, p. 411.
Edition Bonnier, maxime 133, p. 412.
Edition Bonnier, maxime 135, p. 412.
« Notice » des Oeuvres complètes de Vauvenargues, 1806.
Edition Bonnier, p. 80.
Edition Bonnier, p. 623 ; lettre du 30 avril 1745, Best. D, 3107.
Lettre du 13 juin 1738, édition Bonnier, p. 500.
Voir Gérard Lahouati, « La voix des masques. Réflexions sur la constitution du genre de l’autobiographie », Dix-huitième siècle, n°30, 1998, pp. 195-210.
« je vous parlerais de moi, aussi longtemps que vous voudriez ; cela ne me coûte point, je suis trop près du sujet, et mes paroles coulent véritablement de source. », lettre de Vauvenargues au marquis de Mirabeau du 30 juin 1739, édition Bonnier, p. 526.
« quand je songe à la longueur de ma dernière lettre, j’en ai honte, et je vous plains d’avoir eu tant à lire. M. Pascal s’en serait épargné la peine, sûrement ; il aurait brûlé cette lettre, lui qui ne voulait pas que l’on dît ‘moi’ . », lettre de Vauvenargues au marquis de Mirabeau du 30 juin 1739, édition Bonnier, p. 526.
« Qu’est-ce qu’un moraliste ? », C.A.I.E.F., p. 120.