L’intemporalité de Vauvenargues

Cette relation de l’homme et de l’oeuvre fondée à la fois sur l’introspection et la généralisation de son expérience personnelle constitue en effet l’intemporalité de Vauvenargues : l’intérêt de cette morale est dans son humanisme, issu de cette double perspective, et créant son dynamisme, ses capacités de renouvellement et d’adaptation aux attentes du lecteur.

Dans sa dernière édition des oeuvres de Vauvenargues, Jean Dagen ouvre son introduction aux textes du moraliste par l’affirmation de son actualité 558. Sa pensée mobilisera tous ceux qui croient que la force de l’homme, son évolution et son avenir se trouvent en lui :

‘« A quoi bon Vauvenargues aujourd’hui si l’on croit que l’histoire va modifier son cours en 2001, l’esprit humain se régénérer en parcourant les autoroutes de l’information, si l’on imagine qu’il n’y a pas mieux à faire que de ramasser à grands frais des cailloux sur la Lune et Mars ? Si l’on consent, en revanche, à se persuader que l’homme n’a rien à attendre que de lui-même, que l’avenir de chacun ne peut avoir plus de prix que son présent, que sens et valeur ne naissent que de la vitalité généreuse du moi, il se pourrait alors qu’on trouve réconfort à lire Vauvenargues »559.’

L’oeuvre de notre moraliste, par la narration d’une expérience individuelle au profit de l’homme universel, a un intérêt intemporel :

‘« Si son oeuvre continue d’émouvoir, c’est [...] pour l’accent que donne à ses textes la conjonction d’une démarche subjective et d’un travail de philosophie générale ; la pensée se conquiert dans ce mouvement double et unique, elle ne s’affirme pas sans laisser percevoir ce tremblement de passion, cette impatience de l’effort inhérents à l’activité qui l’a inventée et la porte. C’est même par là que cette pensée en devient communicative : le lecteur de Vauvenargues est entraîné à se faire son émule »560.’

Chaque lecteur peut y découvrir une réponse à ses inquiétudes et est invité à chercher en lui-même les ressources d’un renouvellement, de trouver une assise pour se projeter dans l’avenir. La morale de Vauvenargues aide l’homme à se grandir en l’engageant à s’appuyer sur des valeurs essentielles ; elle peut ainsi constituer un soutien en période de crise sociale ou morale.

En 1947, Paul Souchon conclut son ouvrage en ces termes : Vauvenargues est

‘« un des classiques éternels qui conviennent à toutes les époques. La profonde humanité de son oeuvre le rend, pour nous, plus que jamais actuel, car cette oeuvre est de celles dans lesquelles on peut trouver des directions, de celles qui élèvent et non de celles qui diminuent ou qui dissocient »561.’

Nous pouvons encore parler de l’actualité de Vauvenargues parce que son oeuvre correspond toujours aux attentes des lecteurs malgré l’évolution de la pensée et le changement des mentalités. Cette actualité révèle peut-être une permanence des inquiétudes de l’homme qui trouve réponse dans des valeurs tout aussi permanentes. Malgré des conventions et des principes communs à leurs pensées, l’oeuvre de Vauvenargues se dégage du dogmatisme religieux qui encadre les ouvrages de la plupart de ses prédécesseurs pour rendre compte d’une expérience humaine et de valeurs essentielles à la nature de l’homme. Ce témoignage d’un homme dont est tirée une leçon de courage et d’humanité nous soutient en période de crise car le moraliste « s’impose comme une preuve irréfutable de la force spirituelle de l’homme »562. Il montre et enseigne que l’homme est capable de régénérer sa puissance d’action et d’agir en faveur du bien social par un travail sur lui-même. Aussi devient-il un « ami » capable de « guérir le désarroi actuel des esprits »563. Pour Anna Oppermann-Villeneuve, c’est en sa qualité de moraliste qu’il est accessible à tout homme : plus proche de l’être humain que celle du métaphysicien, sa pensée est aussi plus facilement compatible avec notre actualité et les attentes morales des hommes de toute époque.

N’obtenons-nous pas toutefois une simplification de l’oeuvre en n’envisageant que son aspect purement moral ? La dimension philosophique de cette pensée, comme la réflexion qu’elle propose sur la nécessité et la liberté, serait-elle trop empreinte de déterminisme pour proposer une réponse aux angoisses de l’homme moderne ? Dans cette perspective, l’éventuel soutien de la pensée vauvenarguienne tiendrait dans ce dépassement de soi qu’elle prône à l’aide d’une croyance dans l’idée d’action et de gloire, grâce à une confiance en la nature humaine et une connaissance de ses capacités et de ses limites. Pour Jean Dagen, l’étroite liaison entre la dimension philosophique de l’oeuvre de Vauvenargues, issue du spinozisme et proche de « l’humanisme de Voltaire », et sa réflexion morale créent l’actualité de Vauvenargues car elle limite sa pensée dans le « temps humain »564 :

‘« l’agnosticisme renvoie le sujet à sa responsabilité provisoire, mais d’autant plus essentielle, d’être singulier épousant sa singularité et d’être social et historique »565.’

Cette liaison aide l’homme à se comprendre et à vivre parmi ses contemporains en l’amenant à réfléchir sur ses relations et sa place dans le monde. Cette différence dans les explications données à l’actualité de Vauvenargues montre la souplesse, la tolérance, de cette pensée dans laquelle chaque lecteur peut trouver une réponse selon son attente. Mais elle ne doit pas justifier les interprétations abusives de certains critiques.

L’actualité des valeurs fondamentales véhiculées par la pensée vauvenarguienne est réaffirmée lorsque l’homme est à la recherche de repères. En 1947, Jacques de Lacretelle appelle ses contemporains à écouter le « cri » de Vauvenargues qui voulait ‘« l’homme humain’ »566. Le moraliste perçoit l’homme comme

‘« une créature indépendante, libre de se connaître et apte à se diriger, mais ayant la compréhension d’autrui, la grâce de la tolérance et capable, s’il le faut, du don de soi »567.’

Il faut se connaître pour une meilleure écoute des autres : pour Jacques de Lacretelle, cette idée ‘« ne comporte pas d’alternative’ »568 :

‘« pour notre civilisation, point d’issue hors d’elle. Il faut aujourd’hui que les hommes l’appliquent, il est urgent que les peuples l’acceptent. L’homme humain ! Ou nous entendrons le voeu de Vauvenargues, ou l’humanité périra »569.’

Au lendemain de la guerre, l’idée de gloire telle que Vauvenargues la conçoit, récompense des actions qui nous grandissent, peut aider l’homme à retrouver son intégrité. Ces valeurs essentielles doivent constituer le fondement de la morale individuelle pour guider l’homme dans ses choix politiques et sa vie sociale afin d’éviter le retour de crises telles que celle de la deuxième guerre mondiale. La pensée vauvenarguienne représente un espoir pour celui qui cherche à surmonter ses inquiétudes.

Ce moraliste, distingué tant de fois de ses contemporains pourtant humanistes, souvent partisans de l’idée de progrès et adoptant de plus en plus un discours social, voire égalitaire, rattaché à la pensée morale du dix-septième siècle évoluant dans un cadre social et intellectuel déterminé, retrouve toute sa modernité lorsque l’homme a besoin de retrouver ses repères dans une société en crise. C’est alors que l’oeuvre peut être purifiée du mythe qui entoure l’auteur et reprend une valeur propre.

Notes
558.

Il faut cependant signaler que depuis les années 1960, lorsque la critique s’interroge sur la modernité de Vauvenargues, elle reste partagée. Pour Georges Gusdorf, Vauvenargues est, par son rationalisme, un homme du dix-septième siècle ; le meilleur représentant de l’âme sensible est Diderot (Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, 1976, voir p. 95-100). Corrado Rosso affirme que certains aspects de son oeuvre sont dépassés et n’ont plus de sens dans la société moderne (« Vauvenargues. L’ideale dell’eloquenza e la morale della Gloria », Virtù e critica nei moralisti francesi, 1964) : « L’avènement de la technocratie et du travail par équipe ont rendu caduque l’éthique du surhomme de notre auteur. En outre, l’activisme de notre société est étranger à son pragmatisme, vieilli et humaniste » (D. Acke, Vauvenargues moraliste, p. 219).

559.

Des lois de l’esprit. Florilège philosophique, 1997, p. 7.

560.

Ibid., p. 24.

561.

Vauvenargues, philosophe de la gloire, p. 243.

562.

Anna Oppermann-Villeneuve, « Vauvenargues », Bulletin de l’Académie du Var, p. 135.

563.

« Vauvenargues », Bulletin de l’Académie du Var, p.136.

564.

Des lois de l’esprit. Florilège philosophique, 1997, p. 8.

565.

Ibid., p. 9.

566.

« Le Visage exemplaire de Vauvenargues », Figaro Littéraire.

567.

Ibid.

568.

Ibid.

569.

« Le Visage exemplaire de Vauvenargues », Figaro Littéraire.