L’ami Vauvenargues

En effet, plusieurs critiques évoquent le soutien que la lecture de Vauvenargues leur a apporté pendant les années qui comprennent les deux guerres mondiales. En 1913 et 1934, deux critiques constatent les malaises que traversent la société et voient en son oeuvre une lecture propice à ces temps de crise. Dans l’édition de 1934, Roger Charbonnel termine son introduction à l’oeuvre en affirmant que notre moraliste est un modèle à suivre dans une société déséquilibrée570. Sa pensée n’est pas fondée sur des spéculations ou de vagues généralités mais sur l’observation et l’expérience pratique ce qui en fait un exemple ou un guide pour le lecteur. Antoine Borel, auteur de l’article de 1913, explique que lorsqu’une crise s’installe entre l’individu et la société, dans laquelle il ne parvient pas à s’intégrer, une alternative se présente à l’homme : se retourner vers la science ou vers les moralistes. Or ces derniers, généralement étrangers à la spéculation, répondent mieux à notre attente. L’intérêt des moralistes tient à leur utilisation de principes humains universels fondés sur l’observation. Antoine Borel signale que la pensée contemporaine interprète Vauvenargues selon ses besoins ; quant à lui, il cherche à comprendre comment s’est formée cette pensée, comment l’auteur a pu conserver sa foi en la dignité de l’homme dans une époque si troublée et malgré tant de souffrances. Le comprendre permettrait au critique de trouver ses propres assises, de l’aider à surmonter les inquiétudes propres à son temps.

En période de conflit social et politique, Vauvenargues devient un allié. Henri Baudrillart, à la suite des événements de 1848, évoque l’utilité d’une morale fondée sur la grandeur de l’être face à une agitation publique constante 571. En 1855, pendant la guerre de Crimée, le moraliste est donné en exemple au combattant. Pour Charles Des Guerrois, Vauvenargues représente ‘« un de ces jeunes consolateurs de l’humanité ’»572 sur lequel les ‘« jeunes hommes, le sang vaillant et généreux de la France ’»573, doivent s’appuyer pour trouver le courage nécessaire à cette guerre si loin de la patrie, si difficile et si meurtrière. Charles Des Guerrois insiste sur le caractère « pur » et « inaltérable » des êtres tels que Vauvenargues qui persévèrent dans leur recherche de la gloire qui devient une source de courage, une raison de vivre, malgré les souffrances et l’imminence de la mort. En 1941, au coeur du conflit, Paul Hazard réaffirme l’intérêt de Vauvenargues en temps d’épreuves. Les valeurs véhiculées par sa pensée, et soutenues par sa vie, guident le lecteur en proie au doute :

‘« Cette fierté et cette tendresse, cette volonté de résistance, cette force d’amour, cet exemple pour les temps d’épreuve, cet espoir qui brille aux limites de la désespérance, voilà sans doute ce que les fidèles de Vauvenargues chérissent en lui »574.’

Il s’agit d’une ligne de conduite qui règle le comportement de l’homme dans ses rapports avec autrui. Une fois de plus, rien de spéculatif. Le lecteur cherche plus une éthique qu’une réflexion philosophique et un guide plutôt qu’un censeur. Par sa valeur d’exemple, un échange entre le moraliste et son lecteur s’instaure ; la démarche et l’actualité de Vauvenargues en sont justifiées :

‘« En lui confiant la direction de leur conscience, ils justifient sa vocation, ils répondent au souhait de son coeur ; ils trouvent dans ses pages à la fois le récit de leur propre vie morale, et de nouvelles raisons de vivre »575.’

L’oeuvre de Vauvenargues peut répondre aux préoccupations nouvelles, malgré l’évolution des sociétés, parce que l’expérience dont elle témoigne vient se confondre avec les principes fondamentaux de la morale humaine, le fonds de la nature de l’homme, avec son histoire :

‘« Ils sentent qu’il a cherché, tout au long de notre histoire, les arguments qu’on avait trouvés pour ne pas céder au triomphe du mal ; et qu’il les a non seulement réunis, mais vivifiés par sa passion lucide »576.’

L’après-guerre est une nouvelle occasion de célébrer l’intérêt de Vauvenargues en période de crise. André Le Breton affirme que l’image de Vauvenargues était très présente dans l’esprit de certains combattants pendant les années 1914-1918 577. En dehors d’un discours nationaliste que nous examinerons, le critique évoque le moraliste comme un soutien moral pour le soldat :

‘« J’ai sur ma table de travail un coupe-papier en cuivre rouge qui m’a été donné par un lieutenant du 257e, cruellement blessé depuis à Verdun. C’est un des mille petits objets qui se fabriquaient dans la tranchée avec des fusées d’obus boches. Celui-ci a cette originalité qu’une maxime de Vauvenargues y est gravée : « La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre ». Je garde précieusement ce souvenir de Vauvenargues qui m’est venu de front »578.’

L’intérêt de l’oeuvre est confirmé : en l’engageant à l’action et à la recherche de la gloire, la pensée vauvenarguienne encourage le soldat et lui transmet une raison de vivre ainsi que la volonté de se battre malgré la proximité de la mort. Dans son article de 1919, André Guiran évoque Vauvenargues pour soutenir l’ancien combattant confronté à la réalité et à l’atrocité de la guerre. Le critique reconnaît l’effrayante incohérence entre l’idée que nous nous faisons de la guerre et sa réalité : confrontées au vécu, les « grandes luttes héroïques » sont réduites à une « utopie puérile »579. A la suite de telles épreuves, le doute s’installe inévitablement dans les esprits ; gloire et héroïsme ne sont plus que des abstractions :

‘« le ton de la presse enflammé de patriotisme, semble sonner creux comme celui d’un moulin à prière, à côté de la déception amère de celui qui a souffert et lutté, et qui craint de l’avoir fait en vain »580.’

Pour redonner espoir à ces hommes, André Guiran évoque la vie et la ténacité d’esprit du «capitaine Vauvenargues »581 qui, malgré un destin contraire, a toujours cru à la gloire. Après une description pathétique de sa vie, André Guiran précise que le moraliste, devenu « aveugle et paralytique, [...] écrivait encore : ‘quoi qu’on fasse pour elle [la gloire], jamais ce travail , n’est perdu’ »582. Il est nécessaire que le soldat conserve ce sens de l’héroïsme pour ne pas succomber au désespoir que l’acte de tuer engendre. Il doit devenir un idéal, une raison de vivre. A l’exemple de Vauvenargues, le soldat doit surmonter ses souffrances par la « Foi » en cet idéal qui le grandit 583.

Au contraire de André Guiran, André Billy, dans un article écrit sur le moraliste en 1947, exprime son pessimisme : à l’aide d’une comparaison entre les troubles de l’époque de Vauvenargues et les événements qui viennent de se dérouler, le critique montre que, si les hommes du vingtième siècle sont plus solidaires, ils ont aussi appris à se détruire et à répandre les atrocités de la guerre sur l’ensemble d’un peuple :

‘« Les horreurs de la guerre et de l’invasion se sont beaucoup perfectionnées depuis. Si l’égoïsme humain, dont Vauvenargues invitait ses contemporains à prendre leur parti, est resté le même, la solidarité nationale et sociale s’est organisée. En revanche, les calamités publiques n’épargnent pas les mieux abrités d’entre nous. C’est ce qu’on appelle le progrès »584.’

L’oeuvre de Vauvenargues se révèle donc comme une source de réflexion sur l’actualité. Elle permet, pour la plupart des critiques, de réaffirmer des valeurs humaines et par la même de faire face à l’actualité en la dépassant.

Notre moraliste est porteur de valeurs essentielles qui ont besoin d’être réaffirmées en temps d’épreuves et qui, de manière plus générale, constituent une source d’étude pour tout individu qui cherche ses repères dans la nature même de l’homme et dans ses propres richesses. L’analogie établie entre les principes qu’il défend dans son oeuvre, ceux qui constituent sa morale personnelle et sa vie font de lui un exemple à suivre. Comme nous allons le voir, il est regrettable que cette particularité même du moraliste ait été exploitée en période de crise à des fins politiques.

Notes
570.

Réflexions et maximes, 1934, p. XXX.

571.

Etudes de philosophie morale et d’économie politique, p. 167. Daniel Acke signale que cet article est ici réédité (p. 533). Sa première publication date de 1849 dans Liberté de penser, IV.

572.

Eloges littéraires et biographiques, p. 92.

573.

Ibid., p. 93.

574.

« Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1941, p. 93.

575.

« Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1941, pp. 93-94.

576.

Ibid., p. 94.

577.

« Le souvenir de Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1919.

578.

Ibid., p. 429.

579.

« Vauvenargues et la guerre », Le Feu, 1919, p. 46.

580.

Ibid.

581.

Ibid.

582.

Ibid., p. 48.

583.

« Vauvenargues et la guerre », Le Feu, 1919.

584.

« La mort de Vauvenargues », Figaro Littéraire, 1947.