« L’erreur du dix-huitième siècle »

Vauvenargues fonde sa pensée sur son expérience et incite le lecteur à se pencher sur son être propre. Toutefois son projet consiste à étudier l’homme dans le monde 585 : il souhaite établir une morale sociale dans laquelle l’épanouissement individuel tient une place importante. Or un certain courant intellectuel du dix-neuvième siècle refuse cette conception de la morale qu’il rend responsable de la décadence des valeurs de son époque. La pensée vauvenarguienne est interprétée de manières bien différentes sur ce point, selon les textes ou les aspects de l’oeuvre retenus : certains refusent de voir en Vauvenargues un partisan de la morale sociale, d’autres acceptent volontiers cette caractéristique ; d’autres encore y perçoivent la faiblesse de sa pensée. C’est ce dernier jugement qui nous intéresse ici car il révèle une polémique qui confronte un certain esprit de dix-neuvième siècle à la morale sociale du dix-huitième, et qui rend compte de l’enjeu que peut constituer l’oeuvre de Vauvenargues lorsqu’elle permet à un penseur d’exprimer ses convictions et ses inquiétudes.

Deux grands critiques, Alexandre Vinet 586 et Ferdinand Brunetière 587, dénoncent la morale sociale de Vauvenargues et du dix-huitième siècle. Pour Ferdinand Brunetière, cette conception de la morale constitue l’une des plus graves erreurs du dix-huitième siècle, aux conséquences multiples, et que le dix-neuvième subit encore. Cette erreur, qui consiste ‘« à croire que ‘la question morale est une question sociale’ »’ 588 est responsable de l’affaiblissement de la religion, des événements révolutionnaires ainsi que de la disparition de la conscience individuelle et de la notion de devoir. Le critique affirme que Vauvenargues en a donné ‘« une des premières expressions très nettes [...] dans son Introduction à la connaissance de l'esprit humain’ »589. Dans la pensée de Ferdinand Brunetière, notre moraliste est donc associé aux préoccupations essentielles du dix-huitième siècle ; mais c’est pour partager les mêmes erreurs que ses contemporains. Dans son Etude sur le dix-huitième siècle, Ferdinand Brunetière traite de la pensée vauvenarguienne dans le chapitre intitulé « Huit leçons sur les origines de l’esprit encyclopédique » : le critique affirmait déjà le caractère précurseur ce cette pensée. Dans cette même étude, Ferdinand Brunetière souligne chez Vauvenargues la ‘« déclaration formelle, que ‘les questions morales sont des questions sociales’ »’ 590. Dans le cours qu’il consacre au moraliste, Alexandre Vinet déclare lui aussi qu’il a fait une erreur en appuyant sa morale sur la nature et la société : il lui enlève ainsi tout fondement 591. Pour l’un comme pour l’autre critique, la morale doit être fondée sur un absolu. Ferdinand Brunetière pense qu’on ne peut pas subordonner la morale à l’utilité sociale qui est une règle changeante : la morale

‘ ‘« n’est rien si elle n’est absolue.’ ’ ‘ ‘‘Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?’’ ’ ‘ ‘On ne peut concevoir la morale que sous la forme de l’éternité »592.’ ’

Pour ce même critique,

‘« la morale a besoin d’être fondée sur un principe absolu qui soit supérieur à l’institution sociale et qui garantisse l’autorité de celle-ci »593.’

Ce principe est la religion vers laquelle l’oeuvre de Ferdinand Brunetière évolue. Alexandre Vinet rappelle aussi que l’idée de devoir, loi de la Bible, doit fonder la morale. Or Ferdinand Brunetière accuse le dix-huitième siècle d’avoir substitué la notion de droit à celle du devoir qui doit s’exercer ‘« dans la sphère de son action naturelle, individuelle, familiale, professionnelle’ » et dont la ‘« vie civile [...] résult[e] de fait »594.’ En 1938, Emile Bréhier reprendra cet argument : il met en évidence le danger d’une définition sociale de la vertu qui n’est plus soutenue par la notion de devoir et remet en cause les valeurs de la morale car seuls les résultats viennent à compter et non ‘pas « la valeur intrinsèque à l’homme »’ 595.

Ces critiques opposent donc une conception sociale de la morale aux valeurs qui relèvent des « profondeurs de l’âme »596 et dans lesquelles ils placent les motivations individuelles à la pratique de la vertu. Ils dénoncent, comme une illusion, l’idée que la vertu puisse naître des bons sentiments des hommes. Elle est le produit d’une « force » et d’une « résistance » nourries par la notion de devoir. En définissant la morale d’un point de vue social, le penseur nie la morale individuelle et l’existence de la vertu en dehors de l’intérêt général 597. Selon Alexandre Vinet, Vauvenargues ‘« confond [ ...] le résultat avec le but »’ 598 : l’acte vertueux concorde avec l’intérêt général par son résultat ; son but est d’accomplir un devoir moral, dicté par la religion chrétienne. Le développement de cette conception d’une morale sociale vient de l’intérêt que le dix-huitième siècle porte à la « condition » de l’homme aux dépens de son « caractère » :

‘« L’homme donc, en tant que déterminé, défini, et, si je l’ose dire, ‘universalisé’ par sa condition, et par les rapports de sa condition avec les autres conditions, voilà le vrai sujet de l’observation du dix-huitième siècle. Et, aux environs de 1760, comme les économistes à leur tour ne l’envisagent plus qu’en tant que producteur et consommateur, les questions morales achèvent par eux de se transformer en questions sociales »599.’

Avec cette transformation, l’homme ne se remet plus en question mais se retourne contre les institutions qui doivent répondre de ses insatisfactions. C’est ainsi qu’on vient à réformer les lois selon les moeurs et à en justifier la décadence ; le « juste » est soumis à « l’utile » : ‘« De l’accessoire on fait le principal, et du contingent on fait le nécessaire »’ 600.

Privé de la notion de devoir et des valeurs absolues de la morale, chaque individu ne satisfait que ses intérêts propres : un esprit de conjuration se forme contre le bien de l’Etat et on aboutit

‘« au pire individualisme ; et, de la théorie de l’utilité sociale s’engendre en chacun de nous, par une étrange contradiction, la doctrine de la souveraineté du Moi »601.’

Ferdinand Brunetière admet que la morale sociale convient pour la formation du citoyen mais non pour celle de l’homme. Pourtant nous pouvons constater, à travers le soutien que l’oeuvre de Vauvenargues apporte en temps de crise, qu’une morale sociale n’exclut pas la formation de l’individu et a, par conséquent, un double intérêt : celui de former l’homme sur des valeurs fondamentales, que l’oeuvre de notre moraliste permet de réaffirmer, et celui qui consiste à étudier l’homme dans sa dépendance sociale et à l’aider à s’épanouir dans ce cadre qui, pour Vauvenargues, est une nécessité. Ce double intérêt peut expliquer les lectures différentes de l’oeuvre qui en font, généralement, soit une morale sociale, soit une morale individuelle.

Ferdinand Brunetière, comme Alexandre Vinet, n’envisage que la dimension sociale de la pensée de Vauvenargues et déplore la place qu’il attribue à la religion dans la définition de son projet :

‘« qu’est-ce que l’on ne trouve point dans la connaissance de l’homme ? Les devoirs des hommes rassemblés en société, voilà la morale ; les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique ; leurs obligations envers Dieu, voilà la religion »602.’

La religion est donc séparée du domaine de la morale qui, avec la politique, créent la vie sociale. La religion, définie comme un ensemble d’ « obligations », reste dans le domaine du culte et constitue une reconnaissance sociale. Alexandre Vinet affirme, face à Vauvenargues, que la société complète l’homme qui existe avant tout en tant qu’individu ; la religion permet d’accéder à la connaissance de l’homme et n’est pas une branche de la société. Religion et société n’interviennent pas à un même degré dans la formation de l’homme : la religion façonne et dirige l’être ; la société, le citoyen 603. La religion est donc de l’ordre de l’individualité.

En subordonnant la morale à l’intérêt général, le dix-huitième siècle a donc ruiné en l’homme sa croyance en la morale et sa notion du devoir. Pour ces raisons on le rend responsable du caractère négatif de la Révolution :

‘« Les philosophes ne furent pas à proprement parler ‘les ouvriers’ de la Révolution. La Révolution était dans la logique de notre histoire. Les philosophes en hâtèrent certainement l’explosion ; ils en étendirent la portée ; peut-être même, en parlant aux hommes de leurs droits, sans leur parler jamais de leurs devoirs, contribuèrent-ils à donner aux événements ce caractère de violence et de brutalité sauvage qui devait déshonorer la Révolution »604.’

Les philosophes ne sont pas à l’origine de l’évolution sociale et politique de 1789, évolution qui est dans la logique de l’histoire et qui était donc inévitable. Mais ils sont responsables des débordements de la Révolution dans la mesure où ils ont ruiné la conscience du devoir en l’homme, devoir individuel mais aussi collectif, ce qui a engendré la Terreur. Ainsi les philosophes n’ont pas aider l’homme à devenir citoyen mais ils l’ont poussé vers l’individualisme et ont participé, à travers la violence des événements dont ils sont tenus pour responsables, à un recul de la civilisation. Les conséquences de cette subordination de la morale à l’intérêt général perdurent : Alexandre Vinet les voit dans les théories modernes « qui nous présentent l’homme comme un pur animal social, sans rapports ultérieurs, et presque sans être individuel »605. Les éditeurs précisent que cette remarque date de 1833. Veut-il alors dénoncer le saint-simonisme qui vient d’être condamné ? Ferdinand Brunetière dénonce le socialisme politique tel qu’il se développait à la fin du dix-neuvième siècle pour l’opposer à sa propre conception, influencée par le positivisme, qui s’appuie sur l’autorité morale, assurée par le catholicisme, et la condamnation de l’individualisme comme « souveraineté du Moi »606:

‘« la pire erreur que l’on pourrait commettre aujourd’hui, la plus grosse de dangers pour l’avenir, serait de ne voir en lui [le socialisme], qu’un déchaînement d’appétits vulgaires ou de passions haineuses. Je ne nie pas qu’il soit cela ! Mais je dis qu’il est autre chose. Il n’est que cela, - et même moins que cela, - pour la plupart de ceux qui s’en font un instrument de fortune politique. [...] Mais, autant que le permettent les exigences de la vie sociale ou nationale, si le socialisme se propose de compenser ou de réparer l’ ‘inégalité des conditions’ ; si ses revendications, justes ou non dans la forme, et en fait, se fondent sur un sentiment de la justice qui en explique l’impatience et l’âpreté ; si sa chimère est de vouloir réaliser sur terre un ‘idéal’ dont il semble bien que l’homme ne se puisse approcher que lentement, et peut-être sans y pouvoir jamais atteindre, n’est-ce pas là précisément l’objet de la morale, et quels autres sentiments dira-t-on qu’elle essaie de graver dans les coeurs, ou d’imposer aux volontés ? 607 »’

Ferdinand Brunetière dénigre le socialisme politique en lui attribuant de mauvais motifs et en le présentant comme un système de réformes qui restent économiques. Il lui oppose un socialisme conçu comme un idéal de justice que l’homme peut approcher par la morale, par la notion de devoir. Mais pour le critique sa réalisation complète n’est qu’utopie. L’égalité parfaite est irréalisable. Ferdinand Brunetière semble ne pas croire en la rénovation de l’organisation sociale dans un but de justice. Elle ne peut être recherchée que par un travail moral d’ordre individuel fondé sur des lois constantes. Le socialisme politique est une dérive de la pensée morale du dix-huitième siècle qui vise à satisfaire « appétits vulgaires » et « passions haineuses ».

Alexandre Vinet et Ferdinand Brunetière n’adhèrent pas au mythe créé par une critique favorable à Vauvenargues. Le moraliste est dénoncé, au même titre que ses contemporains, pour avoir répandu une morale sociale dont le dix-neuvième siècle subit les conséquences dans les idées et le changement de mentalité qu’elle a engendrés. Une fois encore, la pensée de Vauvenargues sert les convictions de la critique : elle lui permet de dénoncer une actualité contre laquelle elle se dresse.

Notes
585.

Voir « Discours préliminaire », édition Bonnier, p. 206.

586.

« Vauvenargues », Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, pp. 263-299.

587.

« L’erreur du dix-huitième siècle », Revue des deux mondes, pp. 634-650.

588.

Ferdinand Brunetière, ibid., p. 635.

589.

Ibid.

590.

P. 294.

591.

Alexandre Vinet, ouvr. cité.

592.

Ouvr. cité, p. 645.

593.

John Clark, La Pensée de Ferdinand Brunetière, p. 47.

594.

Ouvr. cité, p. 643.

595.

Histoire de la philosophie, tome II, « La philosophie moderne », chapitre IX, p. 426-431.

596.

Alexandre Vinet, ouvr. cité , p. 269.

597.

Alexandre Vinet, ibid., p. 277.

598.

Ibid., p. 277.

599.

Ferdinand Brunetière, « L’erreur du dix-huitième siècle », Revue des deux mondes, p. 642.

600.

Ferdinand Brunetière, ibid., p. 646.

601.

Ferdinand Brunetière, ibid., p. 648.

602.

« Discours préliminaire », édition Bonnier, p. 206.

603.

« Vauvenargues », Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, p. 269.

604.

Ferdinand Brunetière, Etudes critiques sur l’histoire de la littérature française, tome I, édition de 1896, p. 231.

605.

« Vauvenargues », Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, p. 270.

606.

« L’erreur du dix-huitième siècle », Revue des deux mondes, p. 648.

607.

Ibid., pp. 650-651.