Cette confrontation de la pensée vauvenarguienne avec l’actualité se constate dans plusieurs études des années qui comprennent les deux guerres mondiales. On s’intéresse au militaire dont les idées sur l’armée, la nation et la politique sont étudiées et soutiennent souvent des discours nationalistes.
Ces écrits célèbrent le capitaine,
‘« représentant d’une classe nombreuse et particulièrement intéressante du dix-huitième siècle, celle des jeunes officiers de troupe » qui « écrivaient autant et aussi bien qu’ils se battaient. Il y a là comme une tradition dont le chevalier de Folard, Vauvenargues et Bonaparte marquent les jalons »608.’Vauvenargues partageait avec Napoléon une ‘« compréhension la plus élevée des devoirs du Commandement et de l’art de conduire la guerre’"609. Cette ‘« figure admirable d’officier’ »610 transmet ses qualités dans ses écrits : il se révèle ainsi capable d’exciter un homme faible, de consoler un malheureux et d’encourager les hommes en gagnant leur confiance ; ces officiers de troupe représentent donc le type de chef idéal. Selon Robert de Traz, cette oeuvre témoigne des qualités militaires de l’auteur : énergie, discipline, lucidité, courage et hauteur d’âme dans la défaite 611. Elle est le fruit d’une expérience, d’un homme qui s’est construit un « idéal vécu d’honneur et de force »612. Ainsi pour le soldat, lecteur de son oeuvre, l’auteur ne représente pas « un maître, - philosophe, rhéteur ou artiste,- [mais] un chef »613. Cette lecture est profitable au militaire de 1913 parce qu’elle lui assure, par l’exemple qu’elle transmet, une « fraternité protectrice »614. Et malgré sa démission, généralement attribuée à sa mauvaise santé ou à son haut idéal militaire confronté à la réalité du corps armé, Vauvenargues conserve son amour de l’action :
‘« Une mise en valeur de l’être humain au moyen de l’énergie, une exaltation que corrige une discipline stoïque, voilà ce que Vauvenargues veut offrir au monde. Et il faudra bien que le monde l’écoute. Il quitte l’armée, mais garde sa volonté de conquête ; la gloire littéraire sera un dédommagement de l’autre ».’ ‘« Ses maximes seront ses actes »615.’Action, ambition et respect d’une règle de conduite sont les qualités de ce capitaine qui, devant quitter l’armée, se forge une morale militaire :
‘« Volontiers, il revient sur la nécessité de subordonner la raison au sentiment. C’est qu’il envisage les choses sous l’angle de l’action. Il philosophe sur l’homme en mouvement. La raison est insuffisante à provoquer l’énergie : il faut de la verve, de l’élan, une brusque secousse. La raison, c’est le drapeau qui pend le long de la hampe. Vauvenargues sait bien que, pour enlever la troupe, il faut le drapeau déployé et qui flotte en tumulte »616.’La critique fait concorder les principes de la morale vauvenarguienne et ceux qui dirigent une pensée militaire : cette oeuvre proposerait avant tout au soldat une éthique, fondée sur l’action, la gloire et les passions nobles, et susceptible de le diriger, de le soutenir, dans son métier. Grâce à un haut idéal militaire, Vauvenargues reste un officier passionné par le métier des armes malgré les faiblesses de l’armée qu’il dénonce :
‘« Le désenchantement montré par Vauvenargues à l’égard de la réalité militaire de son temps donne un relief saisissant au très haut idéal guerrier qu’il nourrissait, idéal, dont l’expression annonce parfois Joseph de Maistre, parfois Napoléon »617.’Vauvenargues est ainsi associé à une pensée nationaliste qui défend l’idée d’un pouvoir fort de nature militaire. Cette association est confirmée par la publication des oeuvres du « Capitaine Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues », en 1917, 1919 et 1920.
Ces trois éditions reprennent successivement les Conseils à un jeune homme, les Réflexions et maximes et l’Introduction à la connaissance de l'esprit humain. Le choix de l’ordre de publication des textes révèle l’intention des éditeurs : montrer que l’oeuvre de ce capitaine livre une morale militaire. En effet les premiers textes présentés sont les Conseils destinés au jeune cadet Hippolyte de Seytres. Il s’agit de l’exhortation d’un officier destinée à un jeune soldat qui sera lui-même officier. L’ensemble de ces conseils insiste sur deux points : il propose une analyse des différentes sociétés auxquelles il sera confronté et du comportement à adopter pour ‘« vivre en paix avec les hommes »618 ’ ; il incite également le futur officier à développer ses forces et accroître sa vertu sans se laisser décourager par ses faiblesses, qui sont naturelles, mais qu’il doit dépasser. Ces textes révèlent un regard lucide mais toutefois confiant ; ils exhortent l’homme à la recherche de la gloire par l’appui de ses passions et de ses vertus les plus humaines : cette voie mène à la sagesse. Il s’agit donc d’une ligne de conduite que le jeune soldat doit adopter pour se réaliser comme officier exemplaire.
Au nom de cette haute conception de l’armée que la critique salue chez Vauvenargues, le moraliste dénonce le luxe et les plaisirs introduits par les officiers ainsi que le ridicule qu’on attache désormais au courage et au devoir 619. André Le Breton pense que Vauvenargues, par la gravité de son esprit, a dû se méprendre sur ses compagnons d’armes et les juger trop durement :
‘« Peut-être ce jeune sage, si droit, si exempt d’ironie, prenait-il trop au sérieux un ton de moquerie fort à la mode au siècle de Voltaire, et qui ne sera jamais démodé chez nous. Rien de plus français que de railler l’héroïsme en se faisant tuer héroïquement, et si nos « poilus » ont montré qu’ils le savaient, j’imagine que les vainqueurs de Fontenoy ou de Lawfeld s’en doutaient déjà »620.’Le soldat se permet cette désinvolture envers l’héroïsme qui est dans sa nature même puisqu’il singularise l’esprit français. Cette remarque permet surtout au critique de célébrer l’unité et les particularités de l’esprit français à travers un parallèle qu’il établit à plusieurs reprises entre Vauvenargues et les soldats de la guerre de 1914-1918. En effet, courage, bravoure et sentiment d’héroïsme constituent les vertus de la « race » française :
‘« sachons bien qu’il ne se fait ni ne se fera jamais rien de grand en France qui ne soit chez lui en puissance et qu’il n’ait en quelque sorte pressenti. Nous le méconnaissons, comme volontiers nous nous méconnaissons nous-mêmes. Et puis, un jour vient où toutes les vertus de la race retrouvent soudain l’occasion de se manifester. Ce jour-là, il est juste de se souvenir de lui, de l’associer à ces éclatantes et sublimes manifestations de l’âme française : elles sont du Vauvenargues en action »621.’Pendant les événements de 1914-1918,
‘« Sa morale est celle qu’ils [les soldats] ont mise en pratique. Mais, à vrai dire, elle est si française, si conforme à l’instinct de la race, qu’ils ont bien pu la trouver dans leur coeur sans avoir besoin de l’apprendre de lui et de lire ses ouvrages »622.’La répétition de l’idée de « race » dans un texte écrit à la fin d’une guerre détermine le discours de l’auteur : cette association de Vauvenargues à ce discours montre combien une oeuvre peut être détournée de son but lorsqu’un choix de textes, auquel on ajoute des éléments biographiques, est distingué de l’ensemble et présenté comme porteur du sens de l’ouvrage. Ce texte qui associe Vauvenargues à un discours nationaliste et militariste n’est pas isolé. En 1932, Ph. Nel présente, lui aussi, Vauvenargues comme un parfait représentant de l’âme française. Le critique affirme que le courage du soldat français, modèle de patriotisme et représentant des vertus nationales, est universellement connu. Il rappelle qu’un penseur de nationalité anglaise, Edmund Gosse, « maître d’énergie morale », a écrit une étude sur le moraliste dans laquelle il apparaît comme un modèle de la « bravoure française »623. Vauvenargues se voit en effet attribuer
‘« l’honneur d’avoir inspiré à tant de nos jeunes hommes de 1914, pourvus des plus beaux dons de l’intelligence et du coeur avec les plus belles promesses d’avenir devant eux, un esprit de sacrifice absolu et l’acceptation de l’idée de la mort avec une parfaite sérénité »624.’Vauvenargues est donc un représentant de « la tradition de la bravoure chevaleresque de notre race »625. Ces articles véhiculent une image idéalisée du soldat, et par conséquent de l’esprit patriotique, à travers les vertus nationales qu’il représente et l’épanouissement qu’il atteint dans l’action : on oublie la réalité de la guerre pour exalter un esprit, et à travers cet esprit, une idéologie nationaliste. Le soldat, digne représentant de la race, est un modèle de vaillance, d’honneur et de générosité. C’est décidément oublier l’horreur des tranchées et les profonds traumatismes qui sont venus se substituer à cet idéal de guerre et de patriotisme. Mais la critique, désireuse d’oublier les conséquences de la guerre, pour exalter ses sentiments nationalistes, représente ces événements à travers un héroïsme teinté d’humanisme. C’est pourquoi Vauvenargues
‘« eût admiré [...] ceux qui, pendant plus de quatre ans, tendant leurs muscles et leurs nerfs, ont lutté victorieusement pour la défense de la justice et de la liberté. Ah ! ceux-là, que nous avons si magnifiquement anoblis par un effort surhumain, ceux-là sont bien ses fils ; ils ont réalisé tout ce qu’il attendait de l’homme. Mais il eût reculé d’horreur devant les forts qui ne sont que des criminels, devant les êtres ou les peuples de proie »626.’André Le Breton justifie les actes de guerre comme une volonté de défense et de justice que Vauvenargues encourage en dénonçant la servitude que peut comporter un état de paix 627. Il ne faut donc pas voir un meurtrier dans le soldat mais un homme déterminé par des sentiments de justice qui agit lorsqu’il se sent menacé par une force tyrannique ; idée essentielle dans un temps de bilan pendant lequel on tente d’oublier la violence que l’on vient de vivre par l’exaltation de sentiments patriotiques. Si Vauvenargues dénonce une paix maintenue au prix de la servitude, ses remarques à ce propos ne doivent pas être uniquement envisager comme les réflexions d’un soldat. Elles entrent dans la logique d’une morale fondée sur l’activité : elles répondent à un idéal de liberté par l’acte ainsi qu’à un regard lucide sur les hommes qui, pour se grandir, se traversent nécessairement 628.
Ces textes, qui vantent l’esprit militaire et celui de la race française en associant abusivement Vauvenargues à ces idées, oublient que le moraliste lui-même a condamné les guerres aux conséquences désastreuses pour les soldats 629 menées par des généraux ambitieux qui risquent la vie de leurs hommes pour servir leur propre gloire ; or la guerre de 1914-1918 détient de tristes records, que la deuxième guerre mondiale dépassera, et les exécutions à titre d’exemple, ainsi que les actions vaines et suicidaires ordonnées sur le terrain, ont depuis été souvent dénoncées. Il ne s’agit donc pas de remettre en question le courage des combattants de 1914-1918 et l’extrême difficulté des combats mais de refuser l’association abusive des maximes de Vauvenargues à un discours nationaliste qui vente certains aspects de la guerre aux dépens d’une réalité tragique. Enfin il faut situer les propos de Vauvenargues dans un contexte et des valeurs militaires tout à fait différents. Qu’aurait pensé le capitaine Vauvenargues des conditions de combat dans les tranchées, de cette guerre avec laquelle naît « une dépersonnalisation complète de l’affrontement »630, le développement d’armes si meurtrières qui provoquent une « mort de masse »631 :
‘« jamais auparavant des hommes au combat n’avaient ressenti une telle sensation d’impuissance devant les moyens de destruction à affronter. Jamais ils n’avaient eu à faire face à un si haut degré de violence, pendant des périodes aussi longues »632.’Si Vauvenargues a en effet défendu une philosophie d’action dont la gloire est une finalité, et a cherché à la réaliser à travers son métier d’officier, cette éthique fondée sur une prise de conscience de soi, de ses capacités et de ses limites, peut-être adoptée en tout domaine afin de se donner une raison de vivre, de se déterminer des objectifs dans un futur immédiat. Dans un contexte de guerre ces notions sont certes fondamentales : l’homme doit croire en lui et en la vie pour s’assurer un équilibre psychique. Mais il ne faut pas oublier qu’avec les événements de 1914-1918, c’est la représentation même de la guerre qui a changé :
‘« Dès 1914, un code d’honneur, largement en usage encore moins d’un demi-siècle auparavant, s’effondra d’un coup. [...] En 1870, l’ « éthique héroïque » jouait encore un rôle décisif : la bataille pouvait faire place à la trêve et à la discussion ; lors du siège des places fortes, l’encerclement n’excluait nullement les contacts entre assiégeants et assiégés, et la reddition obéissait à un cérémonial précis »633.’Le traitement des prisonniers et des blessés a aussi changé :
‘« les batailles de la guerre franco-prussienne laissaient place, le soir venu, au ramassage des survivants. En 1914-1918, à de rares exceptions près comme aux Dardanelles en 1915 ou dans la Somme le 1er juillet 1916, les blessés, [...] agonisaient pendant des heures entre les lignes ; il fut généralement admis que l’on pouvait tirer sur les sauveteurs »634.’Les codes changent ou sont transgressés car à cette guerre se mêlent déjà des sentiments de supériorité ethnique. Aujourd’hui, après une deuxième guerre mondiale et les exactions encore commises à nos frontières, les discours nationalistes d’un Le Breton ou, comme nous allons le voir, d’un Gaillard de Champris, font peur et révoltent.
Deux textes de ce dernier, dans lesquels il traite du patriotisme de Vauvenargues, datent des années 1939 et 1942 635. Ils exaltent le patriotisme et la « race » française puis comparent les idées de Vauvenargues à celles de Charles Maurras, de Georges Duhamel ou encore d’Alexis Carrel. Dans le texte de 1942, écrit pendant l’occupation, Gaillard de Champris évoque Vauvenargues comme ‘« un magnifique exemplaire de notre race ’»636 qui incarne une sagesse représentative de la nation, ennemie de l’esprit de médiocrité ; Vauvenargues peut être cité en contradiction des ‘« contempteurs de notre génie national »’ 637. Ces remarques terminent l’introduction de l’édition des oeuvres de Vauvenargues dirigée par Gaillard de Champris 638. L’article de 1939, qui souligne « l’actualité de Vauvenargues », l’engage totalement dans un plaidoyer nationaliste.
Gaillard de Champris ouvre son article sur la conception politique de Vauvenargues qui en affirme la primauté. Le critique rappelle qu’elle « conditionne la vie même d’une nation »639 et met en évidence ce que le moraliste attend des politiques‘. « Il écarte [...] les poètes, les idéologues, les sentimentaux » pour « des observateurs, des réalistes »’, ayant ‘« le sens du possible et de l’opportun »’ et demandant ‘« à l’expérience d’abord la règle de leur action’ »640. Il rappelle que pour Vauvenargues la politique doit se faire dans les détails : il
‘« n’autorise les réformes qu’indispensables, progressives, mûries pour ainsi dire, garanties enfin par une réforme préalable, puis parallèle, des esprits et des moeurs »641.’Gaillard de Champris se range derrière les idées d’un noble du dix-huitième siècle qui réaffirmait le rôle de la noblesse dans le gouvernement et se méfiait des réformes radicales. Il se sert du moraliste pour dénoncer la Révolution et, peut-être encore, les faits d’un gouvernement ou de politiciens qui lui sont contemporains :
‘« Cette réflexion dernière [l’impossibilité d’une réforme radicale de l’Etat] pourra paraître banale aux routiers de la politique. Nous ne pouvons pas ne pas regretter que l’aient ignorée, ou méprisée, ceux qui naguère ont rompu tout d’un coup notre équilibre économique et social, pour avoir employé ‘un de ces moyens simples qui opèrent’, paraît-il, ‘par une impulsion unique et universelle’.’ ‘En même temps, hélas ! certains compromettaient la paix du monde »642.’Dans l’introduction à l’édition de 1942, le critique précise que Vauvenargues ne fait pas de « spéculations égalitaires » qui ne sont que des « utopies de l’humanitarisme »643 mais il est conscient que des réformes sont à réaliser pour améliorer la société et les conditions de vie d’une grande partie du peuple.
‘« Pour lui, la politique n’est pas l’art de la perfection et la science de l’absolu ; elle est la science du relatif et l’art du possible.’ ‘Bref, si les politiciens n’avaient pas déshonoré ce mot, nous dirions qu’en ces matières, Vauvenargues fut un grand opportuniste. Comme Montesquieu tout simplement »644.’Le critique affirme son conservatisme et son propre doute sur une égalité possible en s’appuyant sur des penseurs du dix-huitième siècle. Nous avons vu que les deux écrivains partagent l’idée d’adapter les réformes aux nécessités. Mais il faut placer ces idées dans leur contexte : leurs oeuvres sont rédigées sous une monarchie absolue et manifestent un besoin de renouvellement et d’évolution vers une division du pouvoir et une plus grande équité. Mais s’appuyer sur ces thèses en 1942 pour en saluer les aspects les plus modérés, les plus favorables au conservatisme du critique, leur donne une portée moindre et trahi l’objectif de Vauvenargues et surtout de Montesquieu. Et peut-on parler d’opportunisme alors que les deux penseurs demandent d’adapter les lois aux particularités des peuples selon des principes préalablement définis qui visent à proposer une solution pour une société plus équilibrée ?
Gaillard de Champris veut le citoyen actif ; il n’a ‘pas « le droit ni la possibilité de demeurer indifférent à la chose publique »’ 645. Il regrette que Vauvenargues ne rappelle pas les devoirs du citoyen envers son pays, qu’il aille jusqu’à dénigrer l’esprit français dans sa correspondance et préférer l’Angleterre perçue comme terre de liberté :
‘« Nous avons là tout le dix-huitième siècle dont la ferveur ne s’est jamais manifestée qu’en faveur de l’étranger et contre l’intérêt français ».’ ‘Mais, « Malgré ses boutades et ses injustices, sa conception du métier militaire, son loyalisme monarchique et son ambition même restent d’un bon citoyen ».’ ‘« Car pour un gentilhomme fidèle à la tradition de sa famille et de sa classe, pour un soldat même désenchanté, pour un moraliste qui a écrit : ‘La noblesse, c’est la préférence de l’honneur à l’intérêt’ ; il ne saurait y avoir, au-dessus de l’ambition, de plus noble et de plus invincible que l’amour de patrie »646.’Dans son élan patriotique, Gaillard de Champris loue les qualités de l’âme française pour stimuler ses « compatriotes » et leur faire accepter d’entrer en guerre. Le critique déplore le déclin de la notion de gloire dans l’esprit français et propose la lecture de l’oeuvre de Vauvenargues comme un remède :
‘« si comme le prétend encore M. Demaison ‘le peuple de France aime toujours la grandeur, et a seulement oublié qu’il l’aime’, nul plus que Vauvenargues ne peut le ramener à cette façon de penser et de sentir qui a fait jadis sa gloire et sa force »647.’De nouveau un concept, qui relève de l’éthique chez Vauvenargues, est asservi au discours politique : au nom de cette grandeur et de l’héroïsme naturel à l’esprit français, les citoyens doivent s’opposer au danger qui menace. Ce danger est représenté par
‘« Des tyrannies nouvelles [qui] prétendent à l’asservissement non plus des individus, non plus seulement d’un peuple, mais de l’Europe entière, et presque de notre globe terrestre »648.’Par le choix du pluriel, il semble que ces « tyrannies » sont celles exercées par le nazisme et le communisme qui
‘« veulent pétrir les cerveaux, plier les âmes, les enivrer d’orgueil pour en faire les esclaves, plus dociles et plus farouches, d’une idolâtrie entre toutes inhumaines »649.’C’est assurément pour dénoncer la transgression du traité de Versailles par les Allemands que Gaillard de Champris utilise les maximes vauvenarguiennes sur la paix :
‘« ‘Ce que nous honorons du nom de paix n’est proprement qu’une courte trêve par laquelle le plus faible renonce à ses prétentions, justes ou injustes, jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de les faire valoir à main armée’. Inutile d’insister, - n’est-ce pas ? - sur cette clairvoyance quasi prophétique. La tenace et méthodique démolition de certains traités par les vaincus d’hier rend trop cruelle pour nous l’actualité de cette Réflexion »650.’Pourtant peut-on remettre en cause la paix après les souffrances endurées pendant les années 1914-1918 ? En s’appuyant sur notre moraliste, le critique veut démontrer que la servitude d’un peuple, affaibli par la paix et asservi par la tyrannie, est pire que l’état de guerre 651. Or la gloire, qui est dans ‘« le caractère et la nature même de la valeur française »’ 652, vainc la peur et les scrupules d’une déclaration de guerre. Ici encore, Gaillard de Champris cite Vauvenargues pour appuyer son discours :
‘« Ce n’est pas à porter la faim et la misère chez les étrangers que le héros attache la gloire, mais à les souffrir pour l’Etat ; ce n’est pas à donner la mort, mais à la braver »653.’Le sacrifice de soi pour la cause nationale participe à la gloire de l’individu et d’un peuple. Gaillard de Champris justifie cette idée en affirmant l’importance de la vie intérieure : Vauvenargues, Ferdinand Brunetière, Georges Duhamel, Alexis Carrel ou encore Charles Maurras, « disciple » de notre moraliste, l’ont aussi affirmée 654. Ces « compatriotes » clament la supériorité du coeur et des « passions nobles » sur la science. Aussi l’homme pour qui la vie intérieure est essentielle, ne peut-il que s’engager dans ce conflit, au nom de sa grandeur et d’une cohérence avec lui-même. Selon cette logique nationaliste, la méditation intérieure permet à un peuple de prendre conscience de ses devoirs et de ses propres valeurs, en tant qu’unité nationale et représentant d’une race :
‘« Sur la nécessité des passions nobles, un Charles Maurras a toute une théorie qu’on dirait, parfois jusque dans les termes, empruntée à Vauvenargues. Quand un Georges Duhamel, un Alexis Carrel dénoncent les méfaits de notre civilisation purement matérielle, ils font écho à celui qui, voilà deux cents ans, refusait déjà de confondre le progrès véritable avec l’extension du commerce hollandais ou britannique, ou même avec la diffusion des lumières »655.’Pour conserver sa grandeur, un peuple doit accepter de sacrifier le confort que lui offre la paix à la nécessité de la patrie. Entraîné par la logique de son discours nationaliste, Gaillard de Champris cherche à justifier le sacrifice de soi à la cause nationale ; il met en avant l’importance de la vie intérieure et reproche au dix-huitième siècle d’avoir cru dans le matérialisme réduit à l’ouverture du commerce et la diffusion de la connaissance. Derrière ce clivage se dessine les positions du critique : il perçoit dans l’ouverture du commerce une régression de la situation économique de la France au profit de ses voisins et, dans la diffusion des Lumières, une perte d’identité et de culture nationales avec l’accès à d’autres civilisations. Ainsi le protectionnisme et le conservatisme du critique se profile à travers cette opposition. Ce n’est pas sans rappeler les convictions de Charles Maurras qui refusait l’accès à la connaissance pour l’ensemble du peuple afin qu’il ne prenne pas conscience de sa condition. Gaillard de Champris se sert donc de la réserve de Vauvenargues à l’égard des sciences pour montrer que le dix-huitième siècle n’avait pas la bonne conception du progrès qui est de l’ordre de l’individu. Mais pour qu’un homme puisse se consacrer à l’évolution de sa vie intérieure, ne doit-il pas se trouver dans un cadre économique qui puisse se développer, évoluer avec les sociétés, et avoir accès à la connaissance pour situer ses propres valeurs ? Le progrès ne serait-il pas dans la complémentarité de ces différents domaines ? Dans la logique de ce critique, l’homme n’a besoin que du cadre national pour évoluer puisque son évolution personnelle doit aller dans le sens de la nécessité de la patrie. Ce discours est d’autant plus gênant qu’il utilise abusivement les propos d’un écrivain dont la pensée ne va pas toujours dans le même sens. Vauvenargues accorde en effet une place importante au développement de l’être dans sa morale et pense qu’un progrès de l’ordre de l’individu est plus estimable qu’un progrès collectif, puisque les connaissances de l’homme, étant incomplètes, ne peuvent que se développer. Mais il propose une morale sociale et pose les fondements d’une économie politique qui affirme l’utilité du développement du commerce. Gaillard de Champris reproche lui-même à Vauvenargues sa préférence pour l’Angleterre 656. Rappelons aussi que le moraliste conçoit l’éducation comme l’accès à une indépendance ce qui, par ailleurs, correspond à la définition de l’homme des Lumières 657. Le critique attribue donc au moraliste ses propres reproches à l’égard du dix-huitième siècle afin de justifier sa cause.
Ainsi, à l’exemple de Vauvenargues, le peuple français doit affronter les épreuves qui se préparent et accepter le sacrifice que demande l’état de guerre afin de réaffirmer ses valeurs fondamentales, celles de sa « race » :
‘« C’est l’épreuve, en effet, qui aida Vauvenargues à se définir lui-même ; c’est le sacrifice qui régénéra cet infirme réduit à l’inaction solitaire. Quel exemple d’une actualité plus constante ? Et, pour les français d’aujourd’hui, d’une plus pressante opportunité ? »658.’A travers le discours de ce critique apparaît le profil idéal d’un nationaliste. Gaillard de Champris a su saisir cette opportunité et exploiter l’actualité de Vauvenargues pour la subordonner à sa propre cause. Nous avons là l’exemple type de l’utilisation d’une oeuvre déviée de son objectif premier et dont les citations, sorties de leur contexte, sont soumises aux convictions personnelles du critique.
Ce caractère à la fois intemporel et actuel entretient la postérité de Vauvenargues et un rapport particulier avec l’oeuvre. En affirmant la modernité et l’intemporalité de l’ouvrage, la critique peut mettre fin au mythe, si elle s’appuie sur les caractéristiques et les valeurs de l’oeuvre, et non pas sur celles qui constituent l’image idéale que l’on s’est faite de l’auteur.
Quelle peut être la place de Vauvenargues dans la pensée d’aujourd’hui alors que plusieurs penseurs ont mis en cause l’actualité des Lumières par le refus de leur principe d’universalité ? Si l’actualité du moraliste est affirmée à travers les valeurs essentielles et intemporelles que livre son oeuvre celle-ci est soumise à une même remise en question. Une voix contraire à l’actualité de Vauvenargues montre que son oeuvre est dépassée et n’a plus d’utilité dans la société moderne. Nous avons signalé que Corrado Rosso opposait à son « pragmatisme » et sa conception de la grandeur d’âme, « l’activisme », la « technocratie » et la conception du travail de notre époque. François Suzzoni précise qu’on lui préfère désormais la pensée de Pascal ou de La Rochefoucauld, ‘« les ‘habiles’ et les maîtres de ruse’ »659. Or Vauvenargues associe un certain utilitarisme à une philosophie de l’action dont le but est dans la connaissance de soi ce qui suppose une acceptation du doute et l’aveu d’un manque. Ce manque est donc productif. Dans cette perspective, l’éthique du « surhomme » est à lire comme l’accomplissement idéal de cette recherche et de cette construction du moi, comme un besoin de s’assurer, dans le présent et le futur, un espace de liberté au sein de notre dépendance. Cet idéal du surhomme n’est-il pas justement omniprésent dans une société fondée sur l’activisme ? Nous rejoignons ici une autre lecture possible de l’oeuvre de Vauvenargues, celle d’un penseur qui se situe dans la lignée du spinozisme et qui défend certaines positions qui seront prolongées par Diderot 660. L’actualité de Vauvenargues consisterait donc dans une relativisation de son ambition universelle par la présence du « je » à l’origine de sa pensée. Michel Delon, qui cherche à déterminer dans quelle mesure nous pouvons aujourd’hui encore travailler sur l’universalisme des Lumières, rappelle qu’ils l’ont eux-mêmes relativisé, qu’il aboutit à un humanisme, et non pas à ‘« une croissance économique inégalitaire’ » qui est un ‘« détournement de [leur] héritage dans la transformation de [leur] universalité »661 :’
‘« Cette honnêteté, cette droiture, par-delà les différences politiques, religieuses, ethniques, par-delà des divergences d’intérêts économiques, déguisées sous les mots de tradition, de destin ou de fatalité, définissent l’humanisme des Lumières »662.’Si l’humanisme de Vauvenargues est en partie dans son indulgence pour la faiblesse de l’homme qui se poursuit dans une écoute de l’autre, la postérité le voit aussi dans cette conjonction d’une expérience et d’une démarche d’universalisation : elle crée son intérêt constant et sa modernité ; elle rend compte de l’éternel besoin de l’homme d’apprendre à se connaître et de situer cette connaissance de soi au sein de valeurs communautaires ou générales. L’universalisme des Lumières, et l’humanisme qui en découle, seraient donc compatibles avec les particularismes du genre humain et auraient bien encore un sens.
Emile Léonard, « Vauvenargues officier de France », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 1947.
Ph. Nel, « Vauvenargues », Bulletin de la société des amis du vieux Toulon, 1932, p. 23.
Robert de Traz, « Vauvenargues, capitaine d’infanterie », Revue hebdomadaire, 1913, p. 264.
« Vauvenargues, capitaine d’infanterie », Revue hebdomadaire, 1913.
Ibid.
Ibid., p. 264.
Ibid., p. 264.
Ibid., p. 263.
Ibid., p. 262.
Emile Léonard, « Vauvenargues officier de France », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 1947.
Texte inclus dans les Conseils à un jeune homme, édition Bonnier, p. 66.
Voir « Sur les armées d’à présent », édition Bonnier, pp. 280-281.
« Le souvenir de Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1919, p. 434.
Ibid., p. 447.
« Le souvenir de Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1919, p. 429.
Ph. Nel, ouvr. cité, 1932, p. 35. E. Gosse, « Vauvenargues and the sentiment of glory », Fortnighthy review.
Ph. Nel, Ibid., p. 35.
Ibid.
André Le Breton, « Le souvenir de Vauvenargues », Revue des deux mondes, 1919, p. 440.
Voir édition Bonnier, maximes 21, p. 405 ; 413, p. 448 ; 443, p. 452.
« Les hommes sont ennemis nés les uns des autres, non à cause qu’ils se haïssent, mais parce qu’ils ne peuvent s’agrandir sans se traverser [...]. », édition Bonnier, maxime 905, p. 486.
Voir lettre destinée à Saint-Vincens du 16 août 1743, édition Bonnier, p. 606 et Eloge de Paul Hippolyte Emmanuel de Seytres, p. 85.
Stéphane Audoin-Rouzeau, « L’épreuve du feu », L’Histoire, octobre 1998, p. 35.
Ibid., p. 38.
Ibid., p. 41.
Ibid.
Ibid.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, 1939 ; Oeuvres choisies de Vauvenargues avec introduction de Gaillard de Champris, 1942.
En 1911, Gaillard de Champris publie sa première étude consacrée à Emile Augier et la comédie sociale. Il signe le texte de 1939 comme professeur à l’Institut Catholique de Paris et professeur honoraire de l’Université de Québec. En 1960, il est présenté dans le Dictionnaire des lettres françaises de Georges Grente, pour lequel il rédige l’article sur Vauvenargues, comme correspondant de l’Institut Catholique. Le directeur d’édition de ce dictionnaire précise que ce texte est publié à titre posthume.
« Introduction », Oeuvres choisies de Vauvenargues, 1942, p. 49.
Ibid.
Ibid.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, mars - avril 1939, p. 197.
Ibid., p. 198.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, mars - avril 1939, p. 197.
Ibid., p. 199 ; le critique cite le texte « Sur le luxe », édition Bonnier, p. 199.
Oeuvres choisies de Vauvenargues, 1942, p. 42.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, mars – avril 1942, p. 42.
Ibid., p. 196.
Edition de 1942, p. 42-43-44.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, p. 208.
Ibid., p. 200.
Ibid.
Ibid., p. 201 ; édition Bonnier, maxime 413, p. 448.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, pp. 199-200.
Ibid., p. 201.
Maxime 224, édition Bonnier, p. 422, citée p. 201.
Ouvr. cité, p. 196 et 202 ; édition de 1942, p. 49.
Edition de 1942, p. 49.
Edition de 1942, p. 42.
Edition Bonnier, maxime 362, p. 441. Voir Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au dix-huitième siècle, « Introduction », p. 10.
« L’actualité de Vauvenargues », Revue de l’Académie des sciences morales, p. 210.
Dictionnaire des littératures de langues française, Bordas, 1994, p. 2560.
Voir les études de Laurent Bove, Jacques Chouillet, Jean Dagen, Jean Deprun et Henri Poulet.
« Les Lumières aujourd’hui : l’universel et le particulier », Studies on Voltaire, juillet 1995, p. 164.
« Les Lumières aujourd’hui : l’universel et le particulier », Studies on Voltaire, p. 168.