Conclusions

Le mythe de Vauvenargues offre un exemple étonnant de la manière dont un ouvrage peut être sollicité. L’homme et l’oeuvre sont liés par une étroite cohérence qui légitime les jugements de la critique sur les contemporains de Vauvenargues dans la mesure où, par cette cohérence, l’écrivain représente une voie parallèle à celle du dix-huitième siècle, une voie possible sur laquelle les Lumières n’ont pas su s’engager. Le moraliste, à travers l’idée que l’on s’en fait, incarne les idéaux de la critique et montre la justesse de ses convictions face aux principes du dix-huitième siècle honni. Vauvenargues, idéalisé, se voit investi d’un éventuel pouvoir sur Voltaire, symbole de l’esprit philosophique, dont les faiblesses sont ainsi mises en évidence. Ce pouvoir s’étend sur les grands courants philosophiques et les événements révolutionnaires : il aurait atténué l’aigreur d’un Jean-Jacques, n’aurait pas participé à la diffusion du matérialisme, il se serait opposé à l’exécution du roi ou il serait parti défendre les frontières françaises pendant les troubles de la Convention.... Tant de suppositions qui imaginent le moraliste du côté de ce qui, au regard de la postérité, constitue la bonne cause. Mais les penseurs du dix-huitième siècle avaient l’esprit trop corrompu pour que Vauvenargues vive parmi eux. Et le moraliste se voit ainsi entouré d’une aura de pureté. L’écrivain est doté d’une autorité qui transforme la réalité de l’histoire littéraire. Ici se pose la question de l’intégrité de la critique et par conséquent de sa légitimité lorsque son analyse est conditionnée par ses convictions politiques. Cette autorité est mise au service d’une polémique qui engage le dix-neuvième siècle contre les Lumières à travers une valorisation du dix-septième siècle dont Vauvenargues représente une évolution possible. On salue à la fois la sensibilité et la rigueur classique. Mais c’est surtout la conception de la morale du dix-septième siècle, fondée sur la tradition chrétienne, qui est valorisée : l’homme, persuadé de sa faiblesse, conserve une forte notion du devoir, individuel avant d’être social, qui le maintient dans son respect des institutions politiques et religieuses. Cet homme du dix-septième siècle se distingue de « l’animal social » du siècle suivant, produit de la philosophie des Lumières, qui, au nom de ses droits, bouleverse l’ordre politique, social et moral dans lequel un certain dix-neuvième siècle se reconnaissait. Nous avons dans cette polémique qui oppose siècle contre siècle, un point de vue caricatural d’une critique appartenant à une tendance politique qui refuse le dix-huitième siècle et la Révolution dans laquelle elle voit l’aboutissement de la pensée des Lumières. Ce point de vue se retrouve jusque dans les tendances nationalistes des années 1950. Si l’oeuvre d’un moraliste méconnu peut se retrouver au centre d’une polémique politique c’est parce que des rapports directs sont établis entre la littérature du dix-huitième siècle et l’histoire. L’oeuvre devient prétexte et est étudiée selon un rapport de causalité. Les critiques rattachés à une morale chrétienne, à un idéal monarchique et à des principes conservateurs ou libéraux, ces deux attitudes politiques ne se reconnaissant pas dans les revendications égalitaires de 1789, n’acceptent pas les évolutions intellectuelles, politiques, morales et religieuses proposées par les Lumières et encore moins le bouleversement social et politique de la Révolution réduite alors aux actes de violence qui l’ont traversée. A travers le mythe de Vauvenargues, la critique littéraire entretient avec l’histoire des rapports faussés par l’implication de ses convictions personnelles. L’intérêt et l’apport de l’oeuvre sont exploités de manière favorable à l’expression des propres thèses de la critique. L’oeuvre n’est plus sa propre référence mais l’enjeu d’une polémique. Le discours du critique prend place dans une réalité qui lui est contemporaine, dans une actualité politique, et n’envisage le contexte dans lequel l’oeuvre a été élaborée que dans ses relations avec le présent. On demande donc au mythe de répondre à des « archétypes »663, à un idéal social, culturel et politique, commun à un groupe donné, afin d’exprimer une attente et des valeurs dans lesquelles il y a reconnaissance ce qui témoigne d’un refus de l’histoire de la Révolution, dans ses origines et ses résultats.

L’avantage de ce mythe est d’avoir entretenu la postérité de Vauvenargues. En effet, pour exprimer son désaccord voire son aversion du dix-huitième siècle, l’oeuvre d’un Voltaire est incontournable, celle d’un Vauvenargues peut-être exclue du débat. Si notre moraliste avait toujours été intégré parmi ses contemporains, aurait-il suscité autant d’études de la part de commentateurs qui refusaient la pensée des Lumières ? Mais, lui qui avait une si haute conception de la gloire, qu’il définit comme la récompense de nos vertus, aurait-il accepté cette gloire littéraire à un tel prix ?

Notes
663.

Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique : introduction à la philosophie.