I. LES CONTES FANTASTIQUES.

A. TEMPORALITÉS.
1. Ordre.

Une première approche, au niveau narratologique, des contes fantastiques de Poe, se fonde d’abord sur le traitement du temps, qui se divise en deux catégories : l’ordre d’une part, la durée et la fréquence d’autre part. En ce qui concerne l’ordre, une première remarque peut être formulée à propos de l’existence frappante d’un type d’anachronie dans les contes fantastiques.Si nous prenons pour exemple A Descent into the Maelström, nous constatons que le récit est construit de façon singulière : un premier narrateur, accompagné d’un guide apparemment plus âgé que lui,10 gravit une falaise escarpée et se trouve pris de vertige, mais son compagnon ne lui laisse guère le loisir de s’abandonner à sa frayeur puisque, dès la première page, il lui dit :

‘“You must get over these fancies,” said the guide, “for I have brought you here that you might have the best possible view of the scene of that event I mentioned—and to tell you the whole story with the spot just under your eye.” (p. 127)’

A partir de ce moment, le narrateur premier va devenir en quelque sorte assujetti au marin qui, relatant son aventure, assume le statut de narrateur second, un narrateur dont le récit occupe la quasi-totalité du conte. Mis à part les observations du premier narrateur sur le paysage qu’il contemple (pp. 128 et 130-131), on ne trouve plus alors que quelques remarques fortuites de ce dernier, qui ne sont plus d’ailleurs que des réponses au récit du marin :

‘“This,” said I at length to the old man—“this can be nothing else than the great whirlpool of the Maelström.” (p. 129)’ ‘I placed myself as desired, and he proceeded. (p. 131)’

Le narrateur premier est ainsi comme effacé du récit par le métarécit produit par le marin. Il est à remarquer, dans cette perspective, qu’au terme du métarécit du marin, le narrateur premier ne reprend pas la parole, et il est même inclus dans la parole de son compagnon :

‘“[...] I told them my story—they did not believe it. I now tell it to you—and I can scarcely expect you to put more faith in it than did the merry fishermen of Lofoden.” (p. 140)’

Que peut-on déduire de ces remarques ? Au niveau narratif, la structure mise en lumière est très significative : à peine le narrateur premier a-t-il pris la parole que son récit se voit monopolisé par la parole de l’autre, par le métarécit du marin. Or, ce métarécit n’est rien d’autre que la narration d’un passé obsédant, d’une expérience qui , comme dans The Rime of the Ancient Mariner de S.T. Coleridge, pousse celui qui l’a vécue à parler sans cesse de sa hantise : ‘« I told them my story [...] I now tell it to you »’ (p. 140). Tout se passe comme si le narrateur premier du début du récit, pris de vertige au sommet de la falaise, ne ressentait vraiment de malaise que parce qu’il partage par anticipation l’angoisse née de l’expérience au coeur du maelström ; et dans cette perspective, tout le métarécit du marin peut se lire comme une analepse « explicative », une justification de cette angoisse partagée. Le récit du narrateur premier, qui s’annonçait ancré dans l’appréhension d’une situation de danger imminent (tomber dans le vide) s’avère en fait le point de départ d’un retour aux causes primordiales de l’angoisse (plongée dans le passé). Dans cette optique, bien sûr, les deux narrateurs, le marin et son compagnon, sont des doubles l’un de l’autre, ce qu’exprime assez clairement la disparition du narrateur dans le récit du marin : le narrateur laisse la parole au marin parce que, précisément, au terme de l’évocation de l’expérience fascinante et de la structure où elle se dessine au coeur du maelström, il devient le marin car il a partagé son passé. Le récit du marin, encore une fois, joue ici le rôle d’analepse explicative de la situation d’angoisse, de vertige, exprimée au départ par le narrateur premier.11

Le passé du marin, dans A Descent into the Maelström, correspond donc bien à une expérience fascinante, à la fois champ du désir et de l’angoisse, sur lequel nous portera souvent notre lecture des textes. Henri Justin, dont l’ouvrage Poe dans le champ du vertige 12 a inspiré certaines de nos analyses, utilise le terme de « structure fascinante » pour désigner cette expérience — angoissante et / ou désirée — à laquelle le sujet est confronté dans les contes de Poe. Nous utiliserons nous aussi souvent cette formule, en alternance avec le terme de « fantasme », pour marquer l’ambivalence, l’attraction et la répulsion qui s’attachent aux « histoires extraordinaires » de ces personnages plongés au coeur d’un espace diégétique qui les attire tout en menaçant de les engloutir. Ainsi, selon H. Justin, page 10 :

‘La lecture n’offre pas une transitivité interpersonnelle mais une conscience subjective du texte. Définition extrême, sans doute, et dont la justesse est plus immédiatement sensible s’agissant de la lecture de la poésie, mais définition qui induit une dynamique repérable dans toute oeuvre : ce peut être une des définitions de la littérarité. Dans cette “situation littéraire,” pas de “je” s’adressant à un “tu” mais un sujet invité à une expérience imaginaire de soi-même et du monde, un “je” face à un “Soi” L’espace imaginaire, le texte comme tel, Psyché, l’âme, le Soi — tous ces termes et d’autres désignent diverses manifestations d’une même réalité dont les formes vont s’élaborer dans cette étude. Et parce que le face-à-face du “je” et du “Soi” aura lieu sur le mode de la fascination, je dirai souvent, pour désigner cette réalité du point de vue du sujet : “la structure fascinante”.’

La présence d’un passé obsédant qui a façonné le sujet et dont celui-ci ne peut se défaire est donc l’un des traits caractéristiques des contes fantastiques qui utilisent les anachronies. La même stratégie narrative se trouve également dans The Oval Portrait, dont le narrateur cède la parole, non pas à un personnage, mais cette fois à un ouvrage consacré aux tableaux qui l’entourent dans une chambre qui n’est pas la sienne. Ici encore, le métarécit (ou métatexte, puisque l’énonciateur n’est pas spécifié et qu’il s’agit d’une citation fictive) ne rend pas la parole au narrateur premier ; et, ici encore, ce dernier est au départ dans une situation où sa vie est en danger imminent :

‘The château into which my valet had ventured to make forcible entrance, rather than permit me, in my desperately wounded condition, to pass a night in the open air [...]. (p. 290)’

Le passé est également présent sous forme d’une obsession chez ce narrateur qui ne peut dormir, absorbé dans la contemplation d’un certain tableau.13

Si ces analepses d’un genre tout particulier sont la marque, au niveau de l’ordre narratif, d’une obsession du passé dans le présent de la narration, il faut enfin remarquer que les contes qui ne comportent pas ces analepses « métanarratives » expriment souvent la même préoccupation. Bien que l’ordre chronologique soit respecté, dans un conte comme Ligeia, par exemple, c’est bien au niveau thématique la résurgence d’un passé fascinant et éprouvant qui est mise en scène, à travers la lente progression d’une narration certes conforme à la chronologie, mais qui n’en souligne pas moins, par l’intrusion constante du passé dans le présent, la fascination du narrateur pour la femme dont il refuse d’accepter la mort. La résurrection — réelle ? hallucinée ? allégorique ? — de Ligeia sous les traits de Rowena est ainsi un exemple du fait que, jusque dans les contes fondés sur une structure apparemment chronologique, la linéarité passé-présent est renversée pour permettre au narrateur d’assouvir son fantasme érotique ou d’affronter le cauchemar qui le hante. Le temps chronologique se fait ici l’écho d’une préoccupation liée à l’anamnèse d’un sujet poursuivi par son « histoire », au sens psychanalytique et narratologique (les événements antérieurs, jamais peut-être totalement exprimés par le récit).

Si, au niveau de l’ordre chronologique, le passé d’une expérience fascinante revient comme une obsession, il en va de même en ce qui concerne le traitement des deux autres catégories du temps : la durée et la fréquence. On peut même avancer l’idée que ces deux types d’orientation temporelle du récit se rejoignent chez Poe pour rendre tangibles, presque présentes au lecteur les épreuves auxquelles sont soumis les différents personnages des contes fantastiques.

Notes
10.

Il est néanmoins probable que la différence d’âge réelle entre les deux personnages soit moins importante qu’il n’y paraît, car le marin a vieilli prématurément en raison de son expérience éprouvante : « My hair, which had been raven black the day before, was as white as you see it now » (p. 139). Cette indication peut également confirmer l’hypothèse selon laquelle le marin et le narrateur premier sont des doubles qui ont vécu de manière différente - hypothèse qui sera examinée plus tard dans notre développement.

11.

Remarquons également que le récit du marin verbalise le vertige du narrateur premier, au départ incapable de parler, paralysé par la peur. Si le narrateur devient le marin, il acquiert aussi, au cours de cette transformation, un pouvoir de parole et de création esthétique, sur lequel nous reviendrons (voir infra, pp. 64-65).

12.

Paris, Klincksieck, 1991.

13.

« I had found the spell of the picture in an absolute life-likeliness of expression, which, at first startling, finally confounded, subdued, and appalled me », p. 291.