2. Durée.

En ce qui concerne la durée, qui est le rapport, rappelons-le, entre la durée vraisemblable d’un événement sur le plan diégétique et l’importance qui lui est octroyée en tant que segment narratif plus ou moins long, nous avons affaire chez Poe à un temps « psychologique » du récit, qui souligne l’implication des narrateurs dans leurs aventures parfois fatales. Ainsi, dans The Fall of the House of Usher, lorsque le narrateur, afin d’apaiser l’angoisse de Roderick, entreprend de lui lire un passage d’un ouvrage médiéval intitulé « The Mad Trist », l’épisode est relaté très en détails et sa longueur dans le récit (pp. 242-245) excède celle du passage consacré, par exemple, à la mise au tombeau de Madeline (pp. 240-241), acte qui, sur le plan diégétique, recouvre une durée sans doute supérieure. De même, l’emmurement de Fortunato par Montrésor dans The Cask of Amontillado (pp. 278-279) occupe une place dans le récit plus importante, par exemple, que la narration de leur voyage jusqu'à la demeure de Montrésor (p. 275 : ‘« [...] I suffered him to hurry me to my palazzo »’). Il est à remarquer, bien sûr, que cette utilisation de la durée s’avère somme toute fort commune puisque ce sont les événements les plus importants, les plus dramatiques, qui se voient accorder un traitement narratif plus long, ce qui est pure logique. Le dénouement des deux contes appelle bien sûr une durée narrative supérieure dans la mesure où il s’agit du point culminant des récits. Cependant, notre analyse ne doit pas s’arrêter à ces considérations peu éclairantes, et il nous faut pousser plus loin l’étude de la durée. Dans les deux contes cités, ce qui provoque l’augmentation de la durée narrative se résume en fait à un facteur commun : l’interruption d’un narrateur dans son activité par un événement ou un autre personnage, ce qui « allonge » le récit du premier. L’ami de Roderick est ainsi successivement interrompu dans son récit par les sons qui reprennent ceux décrits dans sa lecture et qui vont s’avérer correspondre aux efforts fournis par Madeline pour s’extraire de son caveau ; tandis que Montrésor interrompt sa macabre besogne en raison des cris poussés par sa victime, et ceci à plusieurs reprises :

‘The earliest indication I had of this was a low moaning cry from the depth of the recess. (The Cask of Amontillado, p. 278)’ ‘A succession of loud and shrill screams, bursting suddenly from the throat of the chained form, seemed to thrust me violently back. (id.)’ ‘But now there came from out the niche a low laugh that erected the hairs upon my head. (id.)’

Cet allongement de la durée narrative par le biais spécifique d’interruptions répétées de la part d’une personne autre que le narrateur (sa victime ou son ami) semble indiquer que la durée exprime ici plus qu’un point culminant du récit : c’est la confrontation avec une altérité dont le sujet ne peut se défaire et qui s’obstine à revenir sans cesse, même lorsque, comme Montrésor, on tente de l’emmurer. Le narrateur anonyme confronté à Roderick et à Madeline, Montrésor face aux cris de Fortunato, sont eux aussi, à l’image du marin de A Descent into the Maelström, poursuivis par un fantasme obsédant, une expérience fascinante dont ils ne peuvent se détacher. Leur parole interrompue dit mieux que tout récit linéaire la hantise qui les a poussés à écrire, peut-être pour matérialiser ce fantasme qui se dessine en creux dans leur récit, et l’expansion de la parole du sujet narrant (Montrésor, le narrateur de The Fall of the House of Usher) aurait alors pour fonction de chercher (en vain) à couvrir le bruit de cette altérité, comme le narateur de The Tell-Tale Heart semble clamer son triomphe et sa ruse tout au long du conte pour ne pas entendre le bruit de ce coeur qui vient — finalement — le dénoncer et le confronter à ce qu’il a voulu (faire) taire.