3. Fréquence.

Du point de vue de la fréquence, un phénomène similaire se présente. Si l’on étudie un conte dans lequel cet aspect narratologique revêt quelque importance, comme The Pit and the Pendulum, on s’aperçoit que le narrateur condamné par l’Inquisition reprend plusieurs fois le cours du récit de ses tentatives visant à échapper à un sort funeste. On a donc ici, selon la terminologie de Gérard Genette, un récit répétitif : ce qui se passe une fois est raconté n fois.14 Cela peut bien sûr, tout comme l’usage de la durée, être mis sur le compte de la peinture psychologique d’un homme aux abois, incapable de penser de façon synthétique. Mais ici encore, il faut remarquer que ces répétitions sont motivées par des interruptions dans le récit, qui sont causées par les évanouissements ou le sommeil du narrateur, ce qui pousse ce dernier à reprendre son récit de manière répétitive :

‘I had swooned ; but still will not say that all consciousness was lost. (p. 247)’ ‘Upon awakening, and stretching forth an arm, I found beside me a loaf and a pitcher of water. (p. 249)’ ‘Upon arousing, I found by my side, as before, a loaf and a pitcher of water. (p. 250)’ ‘An outstretched arm caught my own as I fell, fainting, into the abyss. (p. 257, nous soulignons)’

Ces interruptions répétées, comme l’allongement de la durée narrative par le biais d’interruptions du narrateur, sont la marque ici encore de la présence, dans le discours du narrateur, d’une obsession, d’un fantasme dont il ne peut se libérer. En effet, le sommeil ou l’évanouissement représentent dans ce conte particulier un état de la conscience qui terrorise le narrateur, et contre lequel celui-ci nous dit, dès le début du texte, qu’il se débat :

‘I had swooned ; but still will not say that all consciousness was lost. [...] In the deepest slumber—no ! In delirium—no ! In a swoon—no ! In death—no ! even in the grave all is not lost. (p. 247)’

Cet état est clairement désigné ensuite, dans une analyse assez détaillée des différentes étapes par lesquelles passe le sujet à son réveil, comme équivalent à une mort du sujet :

‘It seems probable that if, upon reaching the second stage, we could recall the impressions of the first, we should find these impressions eloquent in memories of the gulf beyond. And that gulf is—what ? How at least shall we distinguish its shadows from those of the tomb ? (p. 247)’

Les interruptions du récit par les diverses pertes de conscience du narrateur (sommeil ou évanouissement) ont donc pour effet de mettre au centre du conte la peur de la mort qui terrorise le sujet. En effet, ces interruptions sont dans le texte présentes en filigrane chaque fois qu’il dit se réveiller, puisque son récit, pendant cet intervalle, n’a pu continuer. Dans les interstices du texte se lit ainsi l’obsédante évocation de la perte de soi, évocation qui sous la plume du narrateur prend, il faut le remarquer, l’aspect d’un fantasme qu’il tente d’explorer lorsqu’il veut se remémorer ce qu’il a vécu durant ces évanouissements ou ces plongées dans le sommeil :

‘Amid frequent and thoughtful endeavors to remember, amid earnest struggles to regather some token of the state of seeming nothingness into which my soul had lapsed, there have been moments when I have dreamed of success ; there have been brief, very brief periods when I have conjured up remembrances which the lucid reason of a later epoch assures me could have had reference only to that condition of seeming unconsciousness.(p. 247)’

A la fois fasciné et horrifié par ces expériences proches de la mort, le narrateur produit un récit répétitif qui révèle, comme notre étude de la durée, qu’il est entièrement livré au fantasme malgré ses efforts pour y échapper. La mort parle à travers sa narration bégayante comme le fantasme, l’altérité, revient harceler Montrésor lorsqu’il emmure l’infortuné — et mal-nommé — Fortunato.15

Notes
14.

Voir Gérard Genette, « Discours du récit », in Figures III, (Seuil, 1972), p. 147 : « J’appelle évidemment ce type de récit, où les récurrences de l’énoncé ne répondent à aucune récurrence d’événements, récit répétitif. » Si l’on considère que les récurrences de l’énoncé sont motivées par les différentes pertes de conscience du narrateur, on a alors affaire à un récit singulatif (raconter n fois ce qui s’est passé n fois, voir Figures III, p. 146). Néanmoins, cela ne modifie en rien l’approche d’un récit qui reste morcelé en plusieurs segments relatant tous les tentatives du condamné pour échapper à la mort.

15.

Notre lecture peut bien sûr être prolongée, voire nuancée, au vu de la problématique générale exprimée par Poe dans ses contes fantastiques. Néanmoins, cette étude ne constituant qu’une première approche du corpus, nous nous contenterons de préciser que l’attitude du narrateur de The Pit and the Pendulum peut également être lue comme une mise en forme euphémisante d’une angoisse de la mort qui lui permet d’affronter cette angoisse et de survivre. Il se révèle en cela, et dans une certaine mesure, maître du fantasme. En ce qui concerne l’onomastique a priori ironique de The Cask of Amontillado, on aura compris que Poe, à travers le jeu des signifiants, a peut-être voulu désigner Fortunato comme le vrai vainqueur de la confrontation avec Montrésor qui reste, lui, comme on l’a vu, prisonnier du fantasme et constamment interrompu par la voix de l’autre, et par sa peur de subir un sort similaire.