B. VISIONS.

Le fantasme est donc omniprésent dans les contes fantastiques, au niveau du temps, et le sujet apparaît obsédé par sa confrontation avec les différents formes qu’il prend : perte de conscience, cris d’angoisse de sa victime, expérience fascinante vécue au coeur du maelström. Nous allons voir, à présent, que cette obsession du sujet se retrouve à un autre niveau de la structure du récit, dans la vision narrative, et notamment à travers la focalisation, qui revêt une importance particulière dans la mesure où elle a fait l’objet de nombreuses études16 et où elle représente l’un des aspects les plus flagrants, que le texte livre au lecteur, du statut du narrateur.

Pour aborder cette étude , il semble utile de se référer à la classification établie par Henri Justin dans Poe dans le champ du vertige.17 Dans son introduction, l’auteur distingue ‘« six cas de figure correspondant à un engagement de plus en plus visible et de plus en plus direct du “je” »’ (p. 14) : on passe d’une situation où l’énonciateur ne se désigne pas ou bien se désigne uniquement en tant que conteur (catégories un et deux) à des situations où le narrateur est témoin avec un interprète interposé (c’est le cas dans les contes de ratiocination), témoin direct d’un drame ou protagoniste d’un drame (ce sont, respectivement, les catégories trois, quatre et cinq). Enfin, un sixième cas de figure correspond à la situation d’un narrateur directement engagé dans la structure fascinante sans l’interposition d’un deuxième personnage, comme par exemple dans MS. Found in a Bottle. Il faut remarquer d’ores et déjà que, dans le tableau établi par H. Justin, et qui guide son analyse dans son ouvrage, la plupart des contes considérés comme « fantastiques »18 trouvent leur place dans les catégories quatre et cinq, c’est-à-dire qu’ils correspondent à une situation où le narrateur est soit témoin direct, soit protagoniste d’un drame (‘« où “drame” signifie qu’un personnage s’interpose entre narrateur et structure »’, écrit H. Justin, p. 15). C’est le cas notamment pour The Fall of the House of Usher, Morella (catégorie quatre), Berenice, Ligeia, William Wilson, The Tell-Tale Heart, The Black Cat, The cask of Amontillado (catégorie cinq). Même s’il existe une sixième catégorie dans laquelle le narrateur se trouve encore plus engagé dans la structure fascinante, dans le fantasme, cette situation de la majorité des contes fantastiques dans la classification de H. Justin conforte leur analyse en tant qu’expression d’une prise directe du sujet sur le fantasme.

Bien sûr, l’étude de la focalisation elle-même ne fait que confirmer cette notion, dans le sens où l’on a affaire, dans les contes fantastiques, à une focalisation interne par le narrateur. Ce que le lecteur voit, c’est ce que le narrateur voit, car il s’agit d’un narrateur point focal du récit et fasciné par l’expérience-limite dont il est le témoin ou l’acteur. Ainsi, le narrateur anonyme de The Fall of the House of Usher contemple la folie naissante de Roderick et retranscrit ses sentiments devant un tel spectacle, comme le narrateur de The Black Cat relate sa propre vision des faits, de son histoire criminelle. Dans un conte comme The Pit and the Pendulum, qui appartient à la sixième catégorie définie par H. Justin (aucun personnage ne vient s’interposer pour symboliser la structure fascinante, comme le chat dans The Black Cat), le narrateur est encore plus directement aux prises avec le fantasme qui l’obsède, celui de la perte de conscience, de la mort, comme nous l’avons déjà remarqué.

Il faut cependant pousser plus avant cette étude de la focalisation interne chez Edgar A. Poe. Si, selon H. Justin, la plupart des narrateurs des contes fantastiques sont confrontés à la structure fascinante par l’intermédiaire d’un personnage (Madeline dans The Fall of the House of Usher, par exemple), ce sont donc les sentiments du narrateur à l’égard de ce personnage que le système de focalisation interne restitue au lecteur. Par conséquent, il est logique de s’intéresser à la nature de ces sentiments afin de déterminer dans quelle mesure le narrateur tente de les faire partager au lecteur. Le sujet, dans ces contes, est pris dans le fantasme, soit, mais tente-t-il de convaincre le lecteur du bien-fondé de ses observations, veut-il l’entraîner dans son sillage ?

Il est relativement aisé de répondre à la question de l’attitude du narrateur face au(x) personnage(s) qui le fascine(nt). Dans ces contes considérés comme « fantastiques », le narrateur commence le plus souvent par trouver des explications rationnelles aux événements étranges qui surviennent, puis, progressivement, son esprit s’abandonne aux croyances surnaturelles qui sont censées résoudre l’énigme posée par ces événements. Ainsi, dans The Black Cat, le narrateur commence par expliquer rationnellement l’apparition d’une marque en forme de chat sur un mur de sa maison brûlée, bien que cet incident prenne place juste après le meurtre de son premier chat :

‘When I first beheld this apparition—for I could scarcely regard it as less—my wonder and my terror were extreme. But at length reflection came to my aid. [...] The falling of other walls had compressed the victim of my cruelty into the substance of the freshly-spread plaster ; the lime of which, with the flames, and the ammonia from the carcass, had then accomplished the portraiture as I saw it. (pp. 225-226)’

Cependant, tout au long du conte, les sentiments du narrateur à l’égard du second animal vont évoluer jusqu'à le présenter finalement comme une entité responsable de son arrestation.

‘Upon its head, with red extended mouth and solitary eye of fire, sat the hideous beast whose craft had seduced me into murder, and whose informing voice had consigned me to the hangman. I had walled the monster up within the tomb. (p. 230)’

Il paraît presque superflu de préciser qu’ici, bien sûr, l’animal symbolise le remords du narrateur doublement meurtrier — il a d’abord tué son premier chat avant d’assassiner sa femme sous le coup de la colère, lorsqu’elle tenta de l’empêcher de tuer le second animal. C’est également un fantasme lié à l’image de la femme qui trouve son expression dans cette image castratrice d’un chat énucléé, castration que le sujet dénie alors qu’il tente en vain de l’emmurer, comme Montrésor veut enterrer avec Fortunato sa propre crainte de la mort. Quoi qu’il en soit, ce glissement progressif vers une interprétation surnaturelle des événements liés aux personnages véhiculant le fantasme semble caractéristique des contes fantastiques. Un autre exemple est celui de The Fall of the House of Usher, conte dans lequel le narrateur finit par interpréter les différents bruits survenant lors de sa lecture de « The Mad Trist » à Roderick comme les signes de la sortie de Madeline hors du caveau :

‘[...] it appeared to me that [...] there came [...] the echo of the very cracking and ripping sound which Sir Launcelot had so particularly described. It was, beyond doubt, the coincidence alone which had arrested my attention ; for, amid [...] the ordinary commingled noise of the still increasing storm, the sound, in itself, had nothing, surely, which should have interested or disturbed me. (p. 243)’ ‘[...] there could be no doubt that, in this instance, I did actually hear [...]. (p. 244)’ ‘I became aware of a distinct, hollow, metallic, clangorous, yet apparently muffled, reverberation. (p. 244)’

Bien sûr, l’arrivée finale de Madeline et son étreinte mortelle avec son frère viennent confirmer l’interprétation du narrateur, mais ne voit-on pas là déjà une progression vers l’acceptation d’une résurrection surnaturelle qui dit assez la tendance qui s’est développée peu à peu chez un narrateur marqué durant son séjour par l’influence de son hôte ?

Nous sommes donc arrivés, dans cette étude de la focalisation, à la conclusion que les narrateurs des contes fantastiques représentent le point focal de récits où, le plus souvent, un autre personnage symbolise la structure fascinante. Ces narrateurs abordent peu à peu les manifestations de cette structure comme des événements surnaturels, ce qui ne correspond pas à la définition du fantastique tel que le conçoit Tzvetan Todorov :

‘Celui qui perçoit l’événement [fantastique] doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité , mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. [...] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel.19

Le narrateur, dans les contes fantastiques d’Edgar A. Poe, tend à donner une explication surnaturelle des événements liés à la structure fascinante ; ces contes ne peuvent donc pas être qualifiés de « fantastiques » au sens propre car l’hésitation spécifique de ce genre n’y apparaît pas.20 Mais cette remarque peut nous amener plus loin : étant donné le système de focalisation interne qui prévaut dans les contes fantastiques, le lecteur ne peut appréhender l’histoire qu’à travers le récit qui lui en est fait par ce narrateur partial et prompt à biaiser la lecture par ses remarques sur l’atmosphère étrange de la demeure, par exemple, dans The Fall of the House of Usher, notamment dans les premières pages du conte. C’est donc une lecture « sous influence » que celle des contes fantastiques : signe de ce mécanisme, le narrateur anonyme va lui aussi s’avérer contaminé au fil des jours par l’humeur morbide de son ami Roderick. Ce phénomène, analysé par Claude Richard dans « Edgar A. Poe et l’esthétique du double », amène le narrateur à épouser les idées de Roderick qui refuse la notion d’Unicité car il se croit démiurge et rival de Dieu :

‘Dix jours durant, au moins, le narrateur va s’exposer à cette contamination, à la contamination de ce que je nommerai maintenant « l’idéologie perverse du double » dont Roderick est, sans doute, le plus malfaisant des représentants.’ ‘[...] ce sont les actants qui croient au double et déploient les séductions de l’art qui persuaderont le destinataire ou le lecteur — l’un étant une image de l’autre — de la réalité objective du double.21

Comme le narrateur « contaminé » par l’idéologie de Roderick, le lecteur extradiégétique peut se trouver, à un premier niveau d’aproche du texte, et en raison du système de focalisation interne des contes fantastiques, assujetti dans une certaine mesure à la vision du narrateur lui-même. Il est ainsi comme contraint de partager son point de vue sur le caractère surnaturel des événements rapportés et cette identification entre lecteur et narrateur ne constitue pas le moindre piège narratologique tendu aux lecteurs de Poe. Encore une fois, le sujet des contes se révèle ici en prise directe sur le fantasme, et élément nouveau, il peut entraîner avec lui ses « narrataires extradiégétiques » — ou, plus simplement, les lecteurs du conte.22

Il faut enfin remarquer que, si le narrateur de The Fall of the House of Usher échappe à la mort et parvient à fuir la demeure qui, comme l’idéologie du double, s’écroule devant la réalité, c’est qu’il reste une place, si mince soit-elle, pour la distance avec le fantasme. En effet, dans la classification d’Henri Justin, ce conte figure dans la cinquième catégorie qui, à la différence de la sixième et dernière, stipule qu’un personnage s’interpose entre narrateur et structure fascinante. Ce ne sera pas le cas dans MS Found in a Bottle, où le narrateur, confronté encore plus directement au fantasme, périt sans qu’aucune figure ne vienne donner forme à son angoisse, si ce n’est le manuscrit lui-même qui, par sa structurenarratologique si particulière, comme nous allons le voir, permet malgré tout une certaine formalisation de l’expérience fascinante. C’est Madeline qui, causant la mort de Roderick, délivre momentanément le narrateur de l’hallucination et le libère de la passivité avec laquelle il contemplait sa propre contamination par Roderick. Cette structure du conte peut aussi amener le lecteur à s’interroger sur le fantasme qui lui est présenté sous l’aspect de la féminité, et ainsi contribuer à une prise de distance par rapport au discours du narrateur. Il faut enfin noter que le statut du narrateur témoin et non acteur du drame lui permet de constater sur Roderick les effets de la soumission au fantasme et donc d’échapper à la destruction qui en découle.23

Notes
16.

Voir notamment James W. Gargano, « The Question of Poe’s narrators », College English, 25, décembre 1963, pp. 177-181 — Repr. dans POE, A Collection of Critical Essays, Prentice-Hall, Robert Regan, 1967.

Dans cette étude de la focalisation, nous nous plaçons dans une perspective transtextuelle et comparatiste, la transtextualité étant selon Gérard Genette « tout ce qui met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » (Palimpsestes, Paris, Seuil, 1992, p. 7). Nous allons donc étudier les rapports entre les systèmes de focalisation de plusieurs textes fantastiques poesques.

17.

Paris, Klincksieck, 1991.

18.

Nous allons revenir bientôt sur cette notion qui peut s’avérer problématique.

19.

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 29.

20.

Par commodité, nous continuerons néanmoins à les désigner comme « contes fantastiques », étant donné que leur thématique reste très proche de ce genre. C’est d’ailleurs la remarque que Todorov lui-même fait sur Poe : « Ses nouvelles relèvent presque toutes de l’étrange, et quelques unes du merveilleux. Cependant, et par les thèmes, et par les techniques qu’il a élaborées, Poe reste très proche des auteurs du fantastique. » (p. 54). Il faut aussi remarquer que Todorov fait une analyse opposée à la nôtre des contes de Poe : il estime que l’explication surnaturelle n’y est que suggérée et que, par conséquent, l’oeuvre bascule du côté de l’étrange plutôt que du merveilleux. Ainsi, excepté dans The Black Cat et dans A Tale of the Ragged Mountains, une explication rationnelle pourrait résoudre l’énigme : dans The Fall of the House of Usher, par exemple, Madeline serait atteinte d’une maladie cataleptique, ce qui expliquerait sa mort apparente puis sa résurrection, et la demeure s’écroulerait en raison de la faille remarquée au début du conte par le narrateur anonyme. Nous faisons une lecture toute différente — et, croyons-nous, tout aussi défendable — des contes en les interprétant comme merveilleux plutôt qu’étranges. D’autre part, notre intérêt ici reste limité à une étude narratologique et ne va pas jusqu'à une définition générique des contes fantastiques.

21.

In Visages de l’Angoisse, Centre du Romantisme Anglais de Clermont-Ferrand, 1989, p. 283.

22.

Il y a bien sûr dans le texte poesque place pour une lecture critique et distanciée à travers laquelle le lecteur peut prendre du recul par rapport à la position du narrateur. Nous nuancerons nos propos, également, quant à l’implication du narrateur ou / et des personnages dans le fantasme dans notre troisième sous-partie qui comparera de façon globale contes fantastiques et contes de ratiocination.

23.

Ce qui est en question, ici, c’est la structure triangulaire du conte (Madeline exerçant sur Roderick une fascination observée par le narrateur), structure qui place le narrateur en dehors d’une relation duelle et fusionnelle entre Roderick et sa soeur.