1. Le style.

Un premier point consiste à remarquer qu’il est fait, chez Poe, un usage particulier du style de discours utilisé par les narrateurs. Si l’on prend pour exemple The Fall of the House of Usher, nous sommes en présence d’un narrateur-témoin, à la fois détaché du récit (puisqu’il écrit au passé une histoire qui s’est déjà déroulée) et reconnaissant avoir été un témoin direct des événements relatés. Cette situation se traduit naturellement, sur le plan narratologique, par l’utilisation du discours indirect au passé : le narrateur transcrit ses pensées et ses émotions face aux événements relatés, et il utilise des formulations qui l’incluent dans le discours comme énonciateur et focalisateur du récit. Ainsi, si l’on étudie brièvement l’ouverture du conte (pp. 231-233 : l’arrivée du narrateur à Usher, avant son entrée dans la demeure), on peut noter de nombreux exemples de ce discours indirect :

‘I know not how it was—but, with the first glimpse of the building, a sense of insufferable gloom pervaded my spirit. (p. 231)’ ‘What was it—I paused to think—what was it that so unnerved me in the contemplation of the House of Usher ? (p. 231)’ ‘It was possible, I reflected, that a mere different arrangement of the particulars of the scene, of the details of the picture, would be sufficient to modify, or perhaps to annihilate its capacity for sorrowful impression [...]. (p . 231)’

Dans tous ces exemples, le narrateur emploie des incises (« I know not » , « I reflected », « I paused to think ») qui le désignent comme énonciateur, et donc qui indiquent que l’on a affaire à un sujet distinct confronté à une certaine situation. Cependant, le narrateur va peu à peu, dans ce début du texte, supprimer ces incises et passer à un style indirect libre. Cette modification intervient de façon insidieuse lorsqu’il considère la fusion opérée entre les membres de cette famille et leur demeure à travers le nom de « Usher » :

‘It was this deficiency, I considered, while running over in thought the perfect keeping of the character of the premises with the accredited character of the people, and while speculating upon the possible influence which the one, in the long lapse of centuries, might have exercised upon the other—it was this deficiency, perhaps, of collateral issue, and the consequent undeviating transmission, from sire to son, of the patrimony with the name, which had, at length, so identified the two as to merge the original title of the estate in the quaint and equivocal appellation of the "House of Usher"—an appellation which seemed to include, in the minds of the peasantry who used it, both the family and the family mansion. (p. 232)’

Au terme de cette longue phrase, l’indice de la présence de l’énonciateur (« I considered ») peut aisément être perdu de vue par le lecteur qui, absorbé par les nombreuses propositions qui composent l’énoncé, oublie l’incise qui en a indiqué, au départ, la source : tout comme les Usher se fondent dans leur demeure mysérieuse, le narrateur disparaît dans ce qu’il tente de décrire. C’est enfin le sens de l’ultime examen des lieux que le narrateur accomplit avant de pénétrer dans la demeure :

‘Beyond this indication of extensive decay, however, the fabric gave little token of instability. Perhaps the eye of a scrutinizing observer might have discovered a barely perceptible fissure, which, extending from the roof of the building in front, made its way down the wall in a zigzag direction, until it became lost in the sullen waters of the tarn. (p. 233)’

Toute trace de l’énonciateur dans son récit a maintenant disparu, hormis cet énigmatique observateur : le narrateur, à travers son discours, s’est montré incapable de résister à l’attrait du lieu dans lequel, par avance, il se perd, réduit à l’état de pure virtualité (« might have discovered »). C’est donc encore une fois la marque d’une disparition du sujet de l’énoncé dans la confrontation avec une entité qui le fascine, tout comme l’étude du temps avait fait ressortir l’omniprésente fascination exercée sur le sujet par l’expérience du maelström, ou encore de la perte de conscience. Cette fascination, ici, va jusqu’à effacer la trace de l’énonciateur dans son récit pour ne laisser que l’objet de son récit, le fantasme.24

Notes
24.

Il faut noter que ce passage du discours direct au discours indirect libre (suppression de la marque de l’énonciateur) a également pour conséquence, à un autre niveau, de créer une confusion entre je narrant et je narré. Etant donné que l’énonciateur n’apparaît plus en tant que tel dans le récit (« I thought that », « I reflected upon the fact that »...), ce qui est d’ailleurs un processus fort graduel, il est permis de se poser la question de son identité : est-ce le narrateur qui est passé par l’expérience fascinante et qui écrit sur le passé (je narrant) ou bien s’agit-il du personnage témoin de cette expérience (je narré) ? La suppression des marqueurs de l’énonciation, malgré l’utilisation du prétérit qui indique une distance entre action et narration, suggère que narrateur et personnage, je narrant et je narré, se fondent en une seule entité, ce qui confirme notre hypothèse d’un sujet confronté directement au fantasme, sans le recul de la narration. Nous reviendrons plus tard sur cette analyse.