2. Le temps.

Le temps de la narration va constituer notre deuxième domaine d’étude. Dans la plupart des contes, la narration ultérieure est la règle : le narrateur relate des événements qui se sont déjà déroulés ; cependant cette observation apparaît peu significative car il est évident que ce type de narration ultérieure est le plus répandu dans la littérature en général, sans qu’il soit possible d’en tirer des conclusions sur l’originalité des récits en question. Il semble donc logique de se tourner vers les textes dans lesquels Edgar A. Poe a manifestement souhaité s’écarter de cette norme, et de tenter d’éclairer les raisons de son choix. Il existe en effet un conte fantastique où la norme de la narration ultérieure est d’abord respectée, pour ensuite être abandonnée au profit de la narration simultanée, technique selon laquelle le narrateur relate au présent ce qui est censé lui arriver au moment même : il s’agit de MS. Found in a Bottle. Avant l’arrivée mouvementée du narrateur à bord du Vaisseau fantôme,25 le récit se fait au prétérit, temps qui du point de vue de l’aspect dénote des actions déjà accomplies : le passé qui fait l’objet de la narration est un passé révolu et le narrateur peut ainsi prendre une certaine distance par rapport aux événements relatés , c’est-à-dire par rapport à un danger auquel il a survécu. Cependant, après le passage sur le second navire, point culminant du récit, il s’opère un passage progressif au present perfect, puis au présent :

‘A feeling, for which I have no name, has taken possession of my soul. (p. 122)’ ‘An incident has occurred which has given me new room for meditation. (p. 123)’ ‘When I look around me, I feel ashamed of my former apprehension. (p. 125)’ ‘The circles rapidly grow small—we are plunging madly within the grasp of the whirlpool—and amid a roaring, and bellowing, and thundering of ocean and tempest, the ship is quivering—oh God ! and—going down ! (p. 126)’

Le narrateur, qui finalement va disparaître avec le Vaisseau fantôme à la fin du conte, emploie désormais le présent parce qu’il se trouve dans une situation où il peut à tout moment périr dans ce voyage vers le pôle : il doit donc retranscrire ses actions et ses sentiments, en quelque sorte « en direct », sans le recul temporel que permettait le prétérit dans la première partie du conte. Cette absence de distance temporelle entre récit et histoire est bien sûr un autre avatar de l’emprise du fantasme sur le sujet, un sujet qui va vers la mort, le sait, et, dans cette situation de danger permanent, la conscience, directement confrontée à la réalité et à l’urgence, est impuissante à faire autre chose que noter l’approche de la mort et l’abord prochain de la structure fascinante :

‘To conceive the horror of my situation is, I presume, utterly impossible ; yet a curiosity to penetrate the mysteries of these awful regions regions, predominates even over my despair, and will reconcile me to the most hideous aspect of death. It is evident that we are hurrying onward to some exciting knowledge—some never-to-be-imparted secret, whose attainment is destruction. Perhaps this current leads us to the southern pole itself. It must be confessed that a supposition apparently so wild has every probability in its favor. (p. 125)’

Lors du dénouement, qui n’en est pas un — car c’est la mort, c’est l’histoire qui vient prendre la place d’un récit moribond —, le narrateur vit donc jusqu’au bout son fantasme d’absolu : il a voulu atteindre l’essentiel, se confondre avec l’histoire et avec l’inaccessible réalité du pôle, et il se perd dans cette quête, comme se perd son récit dans l’ineffable disparition du conteur. Comme nous l’avons remarqué précédemment, la structure même du texte constitue une formalisation de l’ « entité fascinante », qui peut assurer à travers une forme particulière du texte la survivance de son auteur. Mais ce processus est bien plus développé dans un autre conte d’Edgar Allan Poe.

En effet, il serait malvenu, dans cette courte étude de MS. Found in a Bottle, de ne pas remarquer pour finir quels rapports ce conte entretient avec un texte qui lui ressemble beaucoup, A Descent into the Maelström. L’histoire relatée dans les deux contes est quasiment identique : il s’agit de la confrontation directe de marins avec la structure fascinante, qui prend soit la forme du pôle, soit celle du gouffre.26 De nombreux auteurs (notamment H. Justin) considèrent d’ailleurs A Descent into the Maelström comme la réécriture de MS. Found in a Bottle. Cependant, l’histoire du marin de Lofoden ne se termine pas aussi tragiquement que celle du narrateur embarqué à bord du Vaisseau fantôme, et elle ne se conclut pas par une narration simultanée. Il ne faut pourtant pas en déduire que le sujet, dans ce conte, est totalement détaché de la structure fascinante, car c’est bien plutôt la situation narrative qui est responsable de cette particularité. En effet, même si le narrateur de A Descent into the Maelström est directement confronté au fantasme (H. Justin classe ce conte dans la sixième catégorie), on remarque, comme dans The Fall of the House of Usher, une structure triangulaire qui entraîne une narration double : le narrateur premier raconte comment le marin (narrateur second) lui relate son expérience au coeur du maelström. Deux récits enchâssés, donc, pour trois personnages — le narrateur, le marin, et le gouffre, figure centrale du drame qui se joue. Et, comme l’étude de la focalisation interne l’a montré, cette structure permet une certaine mise à distance du fantasme — ne serait-ce que par la narration dédoublée, et donc dédoublée aussi temporellement, qui sépare le récit de l’histoire. Alors que MS. Found in a Bottle sacrifie la narration au désir de retranscrire l’histoire directement, A Descent into the Maelström, au contraire, amplifie la distance narrative afin de permettre au récit de retranscrire le fantasme et de donner forme à l’angoisse. Stratégies contraires, bien sûr, mais toujours fondées sur l’approche potentiellement mortelle de la structure fascinante par un sujet qui ne peut se défaire de son attirance morbide pour le fantasme :

‘It may look like boasting—but what I tell you is truth—I began to reflect how magnificent a thing it was to die in such a manner, and how foolish it was in me to think of so paltry a consideration as my own individual life, in view of so wonderful a manifestation of God’s power. (p. 135)’
Notes
25.

Le narrateur est projeté, au cours d’une tempête, sur ce qui semble bien être le Vaisseau fantôme — l’équipage est muet et ne le voit pas —, et cet événement est relaté p. 122.

26.

Les deux images se rejoignent en fait : voir MS. Found in a Bottle, p. 126 : « the ship is quivering—oh God ! and—going down ! ».