3. Les niveaux narratifs.

Après ces considérations, il apparaît inutile de décrire longuement le rôle des différents niveaux narratifs à l’oeuvre dans les contes de Poe : notons simplement qu’ils permettent une certaine mise à distance du fantasme qui continue à exercer sur le sujet une fascination certaine. D’autre part, il faut aussi remarquer que la transgression des niveaux narratifs peut aboutir au phénomène opposé et accentuer l’emprise du fantasme sur le sujet. Ainsi, dans The Fall of the House of Usher, le passage dans lequel les bruits décrits dans « The Mad Trist » surviennent effectivement dans l’univers diégétique donne lieu à ce que G . Genette appelle une métalepse, c’est-à-dire le passage injustifié d’un niveau narratif à un autre niveau narratif. La diégèse de la demeure Usher est à ce moment envahie par l’univers métadiégétique du conte médiéval lu par le narrateur, et ce phénomène a bien sûr pour résultat de conforter Roderick dans son fantasme car la limite entre réalité et fiction devient floue : si Ethereld entre dans Usher, Madeline peut sortir de l’esprit de son frère et pénétrer dans la chambre du narrateur.27 On voit donc bien comment l’existence de différents niveaux narratifs, et surtout les rapports de dépendance, d’intrusion ou de séparation entre eux, peuvent modifier ou préparer l’avènement d’un noeud central du récit, comme, ici, le retour de Madeline d’entre les morts.

Au terme de cette étude peut-être un peu longue , il serait bon de récapituler les principales conclusions auxquelles nous a menés l’examen des textes sur le plan narratologique. Tout d’abord, l’étude du temps a mis en lumière la présence d’un passé obsédant qui, à travers un usage particulier des analepses, vient hanter tous les narrateurs des contes fantastiques. La durée et la fréquence, caractérisées par des interruptions du narrateur qui ont pour conséquence de le confronter à sa peur de la mort ou à toute autre angoisse, orientent également les récits vers un assujettissement du narrateur au fantasme. D’autre part, l’étude du système de focalisation interne montre qu’il confronte directement le sujet au fantasme et, en outre, tend à entraîner le lecteur dans le sillage du narrateur. Enfin, les voix narratives, par l’utilisation de la narration simultanée et de la métalepse, conduisent à un résultat similaire qui est de rapprocher encore le sujet narrant de l’expérience fascinante à laquelle il est confronté. Nous avons également remarqué que l’énonciateur, dans le style indirect libre, tend à disparaître en tant que désignation claire dans son propre récit : il se fond dans l’expérience fascinante qu’il relate. Deux observations principales sont cependant venues nuancer notre analyse : le rôle des niveaux narratifs (narration double) dans A Descent into the Maelström et, ce qui finalement est très proche, la structure triangulaire entre le narrateur, Roderick et Madeline dans The Fall of the House of Usher. Ces deux particularités narratives tendent à éloigner le narrateur du fantasme, notamment, en ce qui concerne la seconde, par le biais d’une visualisation du fantasme dévorant qui incite le narrateur à quitter la demeure des Usher avant qu’elle ne s’écroule.

La conclusion provisoire que l’on peut tirer de ces remarques est assez claire : le sujet, dans les contes fantastiques, est soumis au fantasme ; et ses actes et paroles sont fortement déterminés par l’emprise qu’exerce sur lui l’ »entité fascinate » des contes fantastiques. Malgré les situations dans lesquelles il parvient à établir une certaine distance avec la structure fascinante, et à lui donner forme à travers le récit, par exemple de l’aventure au coeur du maelström, le fantasme reste indomptable et quiconque s’en approche trop y perd la vie ou la raison. C’est le sens que l’on peut donner à cette remarque de Claude Richard dans un article consacré à The Tell-Tale Heart, lorsque l’auteur suggère que le protagoniste du conte n’a fait qu’imaginer entendre le battement de coeur du vieillard en présence des policiers et, partant, n’a fait qu’imaginer avoir commis ce meurtre :

‘L’idée qui se fait jour, et à laquelle ne manque qu’une confirmation textuelle probante, est celle du solipsisme total de « l’histoire », hypothèse d’autant plus intéressante que, si elle est vérifiée, elle signifie que le « conte » posé en axiome, dès le premier paragraphe, comme distinct de « l’histoire » n’existe en réalité que comme contre-voix [...] de « l’histoire ».28

Solipsime total, fantasme aveuglant et déni du réel par le récit — ou, comme dans MS . Found in a Bottle, ce qui revient au même, déni du récit et du narrateur par invasion du fantasme : tels sont bien les termes qui semblent caractériser l’écriture d’Edgar Allan Poe dans cette première approche de ses contes fantastiques.

Notes
27.

G. Genette signale d’ailleurs dans son ouvrage cette valeur de la métalepse comme véhicule d’une indiscrimination entre réalité et fiction : « Le plus troublant de la métalepse est bien dans cette hypothèse inacceptable et insistante, que l’extradiégétique est peut-être toujours diégétique, et que le narrateur et ses narrataires, c’est-à-dire vous et moi, appartenons peut-être encore à quelque récit. » (« Discours du récit », in Figures III, p. 245).

28.

Claude RICHARD, « La Double Voix dans The Tell-Tale Heart », in Edgar Allan Poe Ecrivain, Montpellier, Delta, 1990, p. 147.