A. TEMPORALITÉS.

1. Ordre.

L’étude du temps peut déjà nous aider à cerner l’originalité de ces textes de ratiocination dans l’oeuvre de Poe. Un premier examen du traitement des anachronies (catégorie de l’ordre) révèle aussitôt une particularité significative des contes policiers : l’histoire criminelle s’est toujours déjà produite lorsque le récit débute, et le narrateur ne fait que tenter d’interpréter les circonstances passées de l’événement pour résoudre l’énigme criminelle. Autrement dit, et comme de nombreux critiques l’ont remarqué,29 le récit policier est un récit « à rebours » : on part du résultat (le crime) pour aboutir à la cause (le criminel). Le récit tout entier constitue ainsi en quelque sorte une analepse visant à expliquer la situation de départ, qui est la présence d’un crime ou d’un délit non élucidés. A travers la lecture de divers journaux et l’examen d’indices sur le terrain, Dupin remonte mentalement le cours de l’histoire qui précède la découverte du crime. Dans ce cadre, le récit ne relate quasiment aucune action du détective mais se contente de gloser sur les éléments déjà présents au départ de l’enquête. Ainsi, selon la théorie de U. Eisenzweig :

‘Les seuls événements concevables, pour un récit de détection hypothétiquement conforme aux normes prescrites, sont ceux, par définition périphériques, sinon même (idéalement) extratextuels, qui concernent le crime et la prise (arrestation, mort) du coupable.30

Cette enquête sur un passé révolu contraste fortement avec la présence d’un passé obsédant dans les motivations des narrateurs des contes fantastiques ; c’est en effet la marque d’un recul, d’une prise de distance à la fois temporelle et psychologique entre le récit et l’action. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le récit du marin hanté par l’expérience du gouffre (A Descent into the Maelström) à l’attitude du narrateur anonyme — et surtout de Dupin, métanarrateur de The Murders in the Rue Morgue. Alors que le premier est fasciné par le fantasme et éprouve le besoin de communiquer son passé au narrateur premier, la technique du récit analeptique a, chez Dupin, un effet inverse31 : elle instaure une distance temporelle qui exclut chez le narrateur toute implication émotionnelle (par le récit) vis-à-vis de l’histoire. C’est bien ainsi que le narrateur décrit son ami lorsque ce dernier exerce ses pouvoirs d’analyse :

‘His manner at these moments was frigid and abstract ; his eyes were vacant in expression ; while his voice, usually a rich tenor, rose into a treble which would have sounded petulant but for the deliberateness and entire distinctness of the enunciation.(p. 144)’

Malgré ses nombreuses excentricités — comme son refus de donner la solution de l’énigme avant d’avoir lui-même « capturé » le coupable, mais c’est là également un moyen pour l’auteur de tenir le lecteur en haleine — Dupin semble donc tout le contraire d’un sujet du fantasme : posé, raisonneur, sa froideur et son détachement lui permettent d’enquêter sur les crimes que la folie pousse les autres à commettre. Dupin en quelque sorte, serait l’antithèse du meurtrier aveuglé par la peur de la mort et du temps, l’antithèse du narrateur de The Tell-Tale Heart.

Notes
29.

Voir notamment Uri EISENZWEIG, Le Récit impossible, Paris, Bourgois, 1986. Les analyses originales et éclairantes de cet auteur critique nous seront utiles plus loin dans notre développement.

30.

Op. cit., pp. 70-71.

31.

Il faut aussi remarquer que Dupin, au contraire du narrateur de A Descent into the Maelström, se montre peu empressé de communiquer le résultat de ses recherches au narrateur anonyme : « It was his humor, now, to decline all conversation on the subject, until about noon the next day. » (The Murders in the Rue Morgue, p. 154).