3. Fréquence.

Enfin, au niveau de la fréquence, les contes de ratiocination se distinguent encore dans l’oeuvre de Poe. Si les événements relatés le sont plusieurs fois, c’est toujours dans un but bien précis d’explication de l’énigme initiale, comme lorsque Dupin décrit de nouveau les méthodes du Préfet de Police pour retrouver la lettre volée, afin de mettre en lumière leurs carences et de démontrer comment il lui a été possible de réussir là où la police avait échoué. De même, Legrand évoque de nouveau la série d’événements qui l’a amené à se trouver en possession d’une carte au trésor, pour expliquer au narrateur de The Gold Bug l’origine du message secret, sa teneur et la manière d’accéder au trésor. En somme, à l’image d’un Dupin reprenant un à un les indices parus dans la presse pour résoudre le mystère de la Rue Morgue, les répétitions sont en fait la marque d’une relecture de l’énigme par le détective, un réagencement des composantes du mystère que l’amateur résoud paisiblement, assis dans un fauteuil, loin des tumultes de la scène du crime. Cette figure de l’ « armchair detective » élimine encore une fois toute détermination psychologique de l’enquêteur envers le crime ; et la répétition ne semble avoir de fins que didactiques, le détective ne récapitulant la situation que pour mieux se faire comprendre d’un narrateur premier devenu narrataire, personnage quelque peu watsonien avant la lettre. Pas de volonté d’insistance ici, pas d’interruption du récit par l’approche de la structure fascinante, pas plus que de complaisance morbide à l’évocation du crime, mais un simple récit « en vase clos » qui rappelle les circonstances passées pour les analyser froidement — comme nous le signale cette référence au naturaliste Cuvier dans The Murders in the Rue Morgue, après l’examen de l’empreinte d’une main démesurée laissée autour du cou d’une des victimes :

‘“Read now,” replied Dupin, “this passage from Cuvier.”
It was a minute anatomical and generally descriptive account of the large fulvous Ourang-Outang of the East Indian Islands. The gigantic stature, the prodigious strength and activity, the wild ferocity, and the imitative propensities of these mamalia are sufficiently well known to all. I understood the full horrors of the murders at once. (p. 162)’

La science vient ainsi au secours de la criminologie pour étayer le raisonnement d’un détective, plus que jamais, « frigid and abstract »(p. 144).32

Quelles conclusions peut-on, de manière provisoire, tirer de ces considérations sur le temps dans les contes de ratiocination ? Tout simplement, il semble bien que le temps narratif procède à une abolition du Temps psychologique ou philosophique. Emploi objectif, uniforme, de la durée narrative, usage didactique de la répétition et, rappelons-le, nature analeptique et distanciée du récit par rapport à l’histoire, tout indique que le narrateur prend du recul envers l’objet de l’enquête. A l’opposé du narrateur de The Tell-Tale Heart, obsédé par le temps et par la mort,33 le détective Dupin ou l’explorateur Legrand ignorent l’obsession du passé et affichent leur maîtrise de l’angoisse, de la mort et du temps qui sont les ennemis qu’ils combattent par l’analyse dans leur lutte intellectuelle avec les criminels du présent ou du passé (le pirate Kidd dans The Gold Bug). Cette prise de distance par rapport à des images de mort et de violence bien présentes dans les textes — il suffit de songer à l’orang-outang de The Murders in the Rue Morgue — se reflète dans la vie bohême et insouciante qui est celle du narrateur et de Dupin, ainsi que dans l’affectation de dilettantisme avec laquelle ce dernier exerce ses talents :

‘Had the routine of our life at this place been known to the world, we should have been regarded as madmen—although, perhaps, as madmen of a harmless nature. Our seclusion was perfect. We admitted no visitors. Indeed the locality of our retirement had been carefully kept a secret from my own former associates ; and it had been many years since Dupin had ceased to know or be known in Paris. We existed within ourselves alone. (p. 144)’ ‘At the first dawn of the morning we closed all the massy shutters of our old building ; lighted a couple of tapers which, strongly perfumed, threw out only the ghastliest and feeblest of rays. By the aid of these we then busied our souls in dreams—reading, writing or conversing, until warned by the clock of the advent of the true Darkness. Then we sallied forth into the streets, arm in arm, continuing the topics of the day, or roaming far and wide until a late hour, seeking, amid the wild lights and shadows of the populous city, that infinity of mental excitement which quiet observation can afford. (p. 144)’ ‘All at once Dupin broke forth with these words :
“He is a very little fellow, that’s true, and would do better for the Théâtre des Variétés.” (p. 145)’

La manière bonhomme et l’absence d’emphase avec lesquelles Dupin s’exerce à deviner les pensées du narrateur, ainsi que leur vie de reclus, confirment notre analyse selon laquelle aucune passion, aucune angoisse ne vient troubler ces individus isolés, semble-t-il, d’un monde où se commettent des crimes. Leur rôle est de résoudre ces énigmes policières par la raison, en analysant froidement les situations, ce qui suppose une approche distanciée des problèmes posés qui n’éveillent dans la psyché de Dupin et du narrateur aucun démon caché. Le monde est, pour eux, un problème qu’il s’agit, simplement, de résoudre — qu’il s’agit de résoudre simplement. Ce rapport d’exploration du monde, cette transitivité confortable entre soi et le réel permet d’aboutir, dans The Purloined Letter, à un système d’équivalences accepté par le sujet : tu caches l’objet X égale tu ne caches pas l’objet X. Et c’est bien parce que le réel n’est cause d’aucune angoisse secrète chez ses herméneutes, à l’attitude si scientifiquement impartiale, que ses éléments peuvent ainsi être interprétés, et que leurs relations peuvent être modifiées sans que renaisse la violence et le crime qui leur sont attachés. Vision positiviste du monde et transparence de soi dans l’approche du réel : aucun Roderick n’est là pour fausser en quoi que ce soit le jugement émis.

Notes
32.

Cette référence de Dupin tranche également avec l’émotivité manifestée par le narrateur anonyme au sujet de l’identification d’un criminel possible : « I felt a creeping of the flesh as Dupin asked me the question. “A madman,” I said, “has done this deed—some raving maniac, escaped from a neighboring Maison de Santé.” » (p. 161).

33.

Voir sur ce point l’article de Claude Richard, déjà cité : « La Double Voix dans The Tell-Tale Heart », Edgar Allan Poe Ecrivain, Montpellier, Delta, 1990.