C. ÉNONCIATION.

Il nous reste désormais à examiner l’utilisation des voix narratives dans les contes de ratiocination afin de déterminer si elle correspond à ce que nous avons déjà observé dans les autres domaines. Trouve-t-on là aussi le signe d’une maîtrise de Dupin sur le fantasme ?

1. Le style.

Un premier examen va montrer que nous sommes bien loin de l’usage du style indirect libre qui, dans les contes fantastiques, finit par effacer dans le discours la trace d’un énonciateur qui devient accaparé par son fantasme. Au contraire, dans les contes policiers et dans The Gold Bug, on constate un usage du style direct aux conséquences opposées.43 Lorsque le narrateur premier, l’ami anonyme de Dupin, retranscrit le déroulement des faits et les éléments de l’intrigue, c’est toujours de façon relativement objective, et il est de toute manière aisé d’identifier l’énonciateur :

‘I could merely agree with all Paris in considering them an insoluble mystery. I saw no means by which it would be possible to trace the murderer. (p. 152).’ ‘I remarked that, while all the witnesses agreed in supposing the gruff voice to be that of a Frenchman, there was much disagreement in regard to the shrill, or, as one individual termed it, the harsh voice. (p. 155).’

Rien de particulier, donc, dans l’emploi du style indirect par le narrateur anonyme. A fortiori, ses retranscriptions d’articles de journaux ou de conversations en style direct sont encore moins sujettes à caution puisqu’il ne fait qu’y répéter les propos d’autrui, dont ceux de Dupin (voir pp. 147 et 154, par exemple). Le narrateur, comme Dupin, ne manifeste aucunement de trouble, qui se reflèterait dans le style direct ou indirect, face au crime. Il faut cependant noter la surprise et le silence médusé qui accompagnent la transcription, en style direct, des paroles de Dupin donnant la solution de l’énigme :

‘I stared at the speaker in mute astonishment. (p. 154, The Murders in the Rue Morgue).’ ‘I was astounded. The Prefect appeared absolutely thunder-stricken. For some minutes he remained speechless and motionless, looking incredulously at my friend with open mouth, and eyes that seemed starting from their sockets ; then apparently recovering himself in some measure, he seized a pen, and after several pauses and vacant stares, finally filled up and signed a check for fifty thousand francs, and handed it across the table to Dupin. The latter examined it carefully and deposited it in his pocket-book ; then, unlocking an escritoire, took thence a letter and gave it to the Prefect. This functionary grasped it in a perfect agony of joy, opened it with a trembling hand, cast a rapid glance at its contents, and then, scrambling and struggling to the door, rushed at length unceremoniously from the door and from the house, without having uttered a syllable since Dupin had requested him to fill up the check. (p. 214, The Purloined Letter).’

Il s’ensuit, au style direct, de longues explications du détective sur sa manière d’aboutir à la capture du criminel ou à la restitution de l’objet dérobé (pp. 154-164, pp. 214-222). C’est dire que le style direct apparaît ici comme l’expression du triomphe de Dupin, auquel le narrateur premier laisse la parole, en signe d’admiration. Dupin est celui qui, par sa parole claire, relie les éléments d’une réalité jusque là confuse, et cette parole si puissante est autant le signe d’une identité forte face au fantasme que d’une simple résolution du problème posé. La voix du grand détective n’admet pas, au contraire de celle des narrateurs dans les contes fantastiques, d’être occultée par le son produit par la structure fascinante (comme le retour de Madeline dans The Fall of the House of Usher), et c’est bien là la force du discours au style direct qui impressionne tant le narrateur et le Préfet de Police.

Notes
43.

Maelzel’s Chessplayer n’est pas un conte où le système d’énonciation permet de parler de style direct ou indirect (on a plutôt affaire à une sorte de narrateur omniscient tout au long du texte).