3. Je narrant et je narré.

Un autre aspect de l’étude des voix narratives réside dans la distinction que l’on peut établir entre je narrant et je narré. Un narrateur situé dans le présent (je narrant) relate l’histoire qu’il a vécue dans le passé en tant que personnage ou témoin (je narré). Il est souvent possible, dans certains textes, de percevoir une certaine attitude du je narrant envers le je narré, comme si le narrateur condamnait ou approuvait a posteriori son comportement décrit dans le récit. C’est le cas, par exemple, dans William Wilson, où le héros porte sur les actes de son double ainsi que sur ses propres actes un jugement justifié par l’expérience du passé qui est celle du je narrant :

‘It was noticeable, indeed, that, in no one of the multiplied instances in which he had of late crossed my path, had he so crossed it except to frustrate those schemes, or to disturb those actions ; which, if fully carried out, might have resulted in bitter mischief. (p. 639)’ ‘I do not wish, however, to trace the course of my miserable profligacy here—a profligacy which set at defiance the laws, while it eluded the vigilance of the institution. (p. 634)’

Cette stratégie narrative s’inscrit bien sûr dans le cadre des contes fantastiques où un narrateur se voit transformé par l’histoire et le fantasme qu’elle véhicule, à l’image du narrateur de The Fall of the House of Usher « contaminé » par Roderick. William Wilson a vu sa vie bouleversée par la rencontre de son double, et son récit en porte la marque indélébile. Inversement, le narrateur-ami de Dupin, ou de Legrand, sont de ce point de vue des je narrants qu’il est bien difficile de distinguer de quelconques je narrés. Le narrateur de The Murders in the Rue Morgue, par exemple, relate l’enquête de Dupin sans laisser paraître un instant qu’il connaît déjà la solution du mystère : « I took the pistols, scarcely knowing what I did, or believing what I heard, while Dupin went on, very much as if in a soliloquy. » (p. 155). En fait, la distinction entre je narrant et je narré n’est pas pertinente dans les contes de ratiocination, car toute la stratégie narrative mise en oeuvre dans ces textes vise à une approche objective des affaires criminelles et des problèmes posés, comme s’il s’agissait d’un jeu intellectuel. Dès lors, toute influence de l’histoire sur un je narré, dont résulteraient des observations énoncées par un je narrant, serait déplacée. Le je narrant est donc très peu distinct du je narré dans les contes de ratiocination, en raison de l’absence de toute emprise de l’histoire (véhiculant le fantasme) sur le narrateur-raisonneur qui, comme Dupin, se veut objectif et impartial.