4. Les niveaux narratifs.

Enfin, il reste à examiner le rôle des différents niveaux narratifs et à déterminer s’il confirme nos analyses précédentes, concernant les contes de ratiocination. Il faut d’abord remarquer, à ce sujet, la présence structurelle des métarécits au sein des contes policiers et de The Gold Bug. En effet, le narrateur de ces contes ignorant la solution de l’énigme, il doit s’en remettre à son ami (Dupin ou Legrand) pour que ce dernier livre la clé du problème dans un métarécit où le narrateur premier devient narrataire :

‘When he had gone, my friend entered into some explanations. (The Purloined Letter, p. 214).’ ‘It was his humor, now, to decline all conversation on the subject of the murder, until about noon the next day. (The Murders in the Rue Morgue, p. 154) [...]Legrand, who saw that I was dying with impatience for a solution of this most extraordinary riddle, entered into a full detail of all the circumstances connected with it. (The Gold Bug, p. 58)’

Ces métarécits, ce passage du contrôle narratif au détective ou à l’explorateur, sont une mise en valeur de la solution apportée à la fin du texte : c’est une reconnaissance par le narrateur de la supériorité de son ami, auquel il cède la parole.

C’est un tout autre rôle que celui, non pas des métarécits (énoncés par Dupin) mais des métatextes. Il s’agit des divers articles de journaux intégrés dans le conte et qui servent, par exemple dans The Murders in the Rue Morgue, à exposer les indices découverts par la police sur les lieux du crime. Ces citations fictionnelles d’articles de presse se situent donc à un autre niveau narratif que celui du récit principal énoncé par l’ami de Dupin. Ils constituent, en quelque sorte, la base de données factuelles sur laquelle Dupin va réfléchir, et qui se distingue du récit principal qui, lui, intègre les interventions du Préfet de Police, les réflexions du narrateur, etc. On a donc affaire à trois niveaux narratifs, en fait, dans les contes de ratiocination : le récit principal du narrateur anonyme, les métatextes, et le métarécit explicatif dans lequel Dupin (ou Legrand) donne la solution de l’énigme. Outre le fait, déjà remarqué (voir supra, pp. 40-41), que l’ « armchair detective » semble résoudre les crimes à distance, depuis le fauteuil où il lit les articles de journaux concernant telle ou telle affaire, ce qui est une manière de mettre en valeur sa maîtrise absolue sur le crime — et le fantasme —, les trois niveaux narratifs repérés ont une autre fonction. Si le récit principal (narration) et les métatextes exposant les conditions du crime (c’est-à-dire ce qui contient en germe l’histoire, ce qui va permettre à Dupin de remonter à l’histoire cachée du crime, à son déroulement) constituent les deux pôles principaux des contes de ratiocination, jusqu’au métarécit explicatif de Dupin ou de Legrand, alors ce dernier représente bien un troisième élément qui n’est inclus dans aucun des deux précédents. Dupin énonce un récit qui se distingue de celui du narrateur anonyme en ce qu’il apporte la clé de l’énigme, et qui donne de l’histoire approchée à travers les métatextes une certaine interprétation. La présence de trois niveaux narratifs distincts, et surtout la situation du métarécit de Dupin en dehors du récit principal et de l’histoire relatée dans les métatextes rappellent bien sûr la triangulation déjà observée lors de l’étude du système de focalisation. Dupin se situe hors des deux pôles principaux de la narration et de l’histoire, et cette prise de distance par rapport aux données concrètes et par rapport à la relation de l’histoire lui permet de résoudre les crimes.

Notre analyse a tenté de définir le rôle des stratégies narratives observées chez Poe : approche objective du passé par un esprit rationnel, focalisation interne par un narrateur purement raisonneur, watsonien avant la lettre, et, corrélativement, prise de recul bénéfique de la part du détective, et enfin, rôle du temps de la narration et des différents niveaux narratifs. Au terme de cette étude narratologique, les contes de ratiocination semblent bien véhiculer une théorie positiviste de la connaissance, à travers le domaine criminel. Dupin se pose en maître du signifiant, capable de franchir les obstacles dressés par une histoire du crime encore obscure et un récit qui, fait par le narrateur anonyme, semble au premier abord peu éclairant. Surtout, le détective Dupin et l’explorateur Legrand savent lire les métatextes (articles de journaux, cartes au trésor) sans tomber sous l’emprise de la structure fascinante présente dans l’histoire, sous l’aspect du fantasme sexuel (l’orang-outang de The Murders in the Rue Morgue et son substitut d’acte sexuel qui consiste à enfoncer le corps de Mlle L’Espanaye dans la cheminée) ou sous l’aspect d’une angoisse de la mort (voir à ce sujet les nombreux symboles présents dans The Gold Bug : tête de mort, cadavres enterrés avec le trésor, etc.). La position de retrait de Dupin lui assure la maîtrise de l’interprétation des faits, et la maîtrise du fantasme. Dans cette optique, le récit du détective se pose comme résolution et comme progression linéaire et consciente vers un but défini.45 La rupture avec le fantasme, la domination du texte — c’est-à-dire du récit et de l’histoire — à travers une position extérieure à la narration et à l’histoire : telles semblent bien être, à un premier niveau, les principales conséquences des stratégies narratives observées dans les contes de ratiocination, des stratégies en opposition totale avec celles mises en oeuvre dans les contes fantastiques.

Notes
45.

Cet aspect positiviste se retrouve dans la théorie littéraire exposée par Poe dans The Philosophy of Composition, où l’auteur analyse la genèse de son poème « The Raven » comme une suite d’opérations intellectuelles tout à fait conscientes et dictées par la raison.