A. LA SITUATION DE LECTURE.

Le premier constat qui peut être fait en ce qui concerne les méthodes d’investigation adoptées par Dupin, c’est que la lecture y occupe une place prépondérante. Ainsi, les déductions qui mènent à la résolution de l’énigme se fondent sur une lecture attentive des articles de presse relatant les événements, ce qui permet par exemple au détective de suggérer la présence d’un animal sur les lieux du crime de la Rue Morgue :

‘The witnesses, as you remarked, agreed about the gruff voice; they were here unanimous. But in regard to the shrill voice, the peculiarity is—not that they disagreed—but that, while an Italian, an Englishman, a Spaniard, a Hollander, and a Frenchman attempted to describe it, each one spoke of it as that of a foreigner. (p. 155)’

Dans un texte comme The Gold Bug, dont l’intrigue repose sur le décryptage d’une carte au trésor, la lecture est bien également un thème central. Cet aspect peut d’ailleurs se rattacher à un postulat du récit impossible déjà remarqué dans notre premier chapitre (voir supra, pp. 40-41) et qui veut que le détective parvienne à la solution du crime sans s’impliquer dans les événements et même sans quitter son fauteuil, d’où le terme de « armchair detective ».56 Enfin, il faut remarquer que la rencontre de Dupin et de son ami le narrateur anonyme a lieu dans un cabinet de lecture où ils cherchent tous deux le même ouvrage :

‘Our first meeting was at an obscure library in the Rue Montmartre, where the accident of our both being in search of the same very rare and very remarkable volume brought us into closer communion. (The Murders in the Rue Morgue, p. 143)’

Il faut cependant apporter quelques précisions quant à cette situation de lecture qui apparaît comme un motif récurrent dans les contes de ratiocination. Tout d’abord, il s’agit d’une lecture des événements qui a pour but de résoudre l’énigme criminelle à travers l’examen d’indices glanés dans les journaux ou, comme dans The Gold Bug, à travers le décryptage d’un message codé qui peut également recouvrir plusieurs meurtres. Ainsi, la découverte par Legrand, Jupiter et le narrateur anonyme de The Gold Bug, de squelettes à l’emplacement du trésor enfoui fait le lien entre les contes proprement policiers (qui mettent en scène Dupin en tant que détective amateur) et un conte apparemment plus proche des récits d’aventure. La mort des complices du Capitaine Kidd constitue ainsi l’énigme finale à laquelle nous sommes confrontés lors du dénouement du conte :

‘“[...] What are we to make of the skeletons found in the hole?”’ ‘“That is a question I am no more able to answer than yourself. [...] But this labor concluded, he [Kidd] may have thought it expedient to remove all participants in his secret. Perhaps a couple of blows with a mattock were sufficient, while his coadjutors were busy in the pit; perhaps it required a dozen—who shall tell?” (pp. 69-70)’

Si la lecture a pour but de conduire à la solution du crime — et l’on voit bien que Legrand n’y parvient que difficilement, voire partiellement — elle est donc également le théâtre d’un affrontement, celui du détective ou de l’explorateur avec le criminel qui tente de brouiller les pistes, de les rendre illisibles. Dans The Purloined Letter, Dupin doit ainsi reconnaître la missive dérobée à la reine malgré les efforts entrepris par le Ministre D— pour en modifier l’aspect extérieur, pour la rendre méconnaissable, illisible :

‘In this rack, which had three or four compartments, were five or six visiting cards and a solitary letter. This last was much soiled and crumpled. It was torn nearly in two, across the middle—as if in a design, in the first instance, to tear it entirely up as worthless, had been altered, or stayed, in the second. It had a large black seal, bearing the D— cipher very conspicuously, and was addressed, in a diminutive female hand, to D—, the minister, himself. It was thrust carelessly, and even, as it seemed, contemptuously, into one of the uppermost divisions of the rack. (p. 220)’

Nous avons déjà remarqué, dans notre première partie, que la rencontre initiale entre Dupin et le narrateur, qui recherchent, par une coïncidence extraordinaire, le même ouvrage précieux, participe d’une relation duelle également marquée par la rivalité : Dupin et le narrateur ne sont pas seulement des doubles, ce sont des concurrents (voir supra, p. 47 sq.). Cette rivalité s’explique donc également par l’affrontement caractéristique de la situation de lecture dans ces contes, affrontement — ou simple divergence parfois — qui prend des formes diverses. Le Préfet de Police, dans les textes policiers, représente par exemple un pôle opposé à Dupin, celui de la lecture superficielle de l’énigme. Le mauvais lecteur qu’est Jupiter dans The Gold Bug, même s’il propose une interprétation littérale de la couleur étonnante du scarabée,57 met en quelque sorte Legrand sur la bonne voie puisque celui-ci prend l’insecte pour un guide vers un trésor caché, et si le scarabée n’est pas réellement en or, il le mènera néanmoins à l’or du Capitaine Kidd :

‘I made no doubt that the latter [Legrand] had been infected with some of the innumerable Southern superstitions about money buried, and that his phantasy had received confirmation by the finding of the scaraboeus, or, perhaps, by Jupiter’s obstinacy in maintaining it to be “a bug of real gold.” (p. 54)’ ‘[...] I called to mind the poor fellow’s [Legrand’s] speech about the beetle being “the index of his fortune.” (p. 54)’

Même si Legrand prétend avoir accordé tant d’importance au scarabée dans ses propos par jeu et par un espiègle penchant pour la mystification,58 la découverte du trésor n’en résulte pas moins d’une lecture élaborée d’un cryptogramme déjà énoncée dans la lecture simpliste et littérale de Jupiter : le scarabée est un symbole de richesse.

Notes
56.

Dans le premier chapitre, notre troisième partie a également montré que ce postulat est intenable, d’où la notion, précisément, de récit impossible.

57.

Voir p. 43 : « “Dey aint no tin in him, Massa Will, I keep a tellin’ on you,” here interrupted Jupiter; “de bug is a goole-bug, solid, ebery bit of him, inside and all, sep him wing—neber feel half so hebby a bug in my life.” »

58.

Voir p. 69 : « “Why, to be frank, I felt somewhat annoyed by your evident suspicions touching my sanity, and so resolved to punish you quietly, in my own way, by a little bit of sober mystification. [...]” »