A. L’ATTITUDE DE DUPIN.

A la question de savoir si Dupin applique bien lui-même sa propre méthode, il est aisé de répondre par la négative. En effet, le récit policier n’est impossible qu’en théorie, puisque le détective, dans son récit explicatif final, prétend bel et bien apporter la clé de l’histoire criminelle à travers sa narration. Comment parvient-il à cette résolution du problème ? Et celle-ci ne remet-elle pas en cause l’exclusion apparente de toute référence extérieure au texte qui fait la particularité de sa méthode ? Nous avons vu dans notre premier chapitre (pp. 67-69) que la résolution de l’énigme criminelle, dans le récit impossible, repose sur l’introduction par le détective de nouveaux éléments absents de l’exposé initial de l’énigme. Dans The Murders in the Rue Morgue, il s’agit, par exemple, de la découverte par Dupin d’une fenêtre qui, bien qu’elle semblât hermétiquement close, fut en réalité ouverte d’une simple poussée par le singe. C’est cette contradiction analysée par U. Eisenzweig qui fait toute la spécificité du récit impossible, et, selon l’auteur, du genre policier dans son entier :

‘Or, c’est sur ce point que le Double Assassinat exhibe d’une manière exemplaire la contradiction interne d’un texte narratif qui veut à la fois poser et résoudre le mystère : une des fenêtres se révèlera n’avoir été ni tout à fait fermée ni vraiment ouverte. (p. 283)62

A travers cette découverte, Dupin sort du système de références qu’il s’était lui-même assigné — à savoir, les comptes-rendus du crime parus dans les journaux — pour contourner l’impossibilité à dire le crime. C’est donc une « tricherie » qui remet en cause la méthode énoncée par le détective lui-même ; il prétend lire la solution de l’énigme dans les limites du problème énoncé, à travers une ligne de conduite qui consiste à analyser les écarts commis par rapport à la norme créée par le texte en tant que lieu clos de signification. Dès lors qu’il se réfère à d’autres éléments, cependant, la norme ne peut plus être évaluée objectivement car le texte devient un ensemble aux limites floues dont l’interprétation ressortit désormais à l’approximation autant qu’au bon sens, et non plus à la rigueur déductive. En effet, qui peut nous assurer que Dupin a bien répertorié, dans l’analepse finale, les données du problème ? Qui sait si l’ensemble textuel / criminel se définissant comme « le théâtre du crime » ne peut pas encore être « précisé », si ses caractéristiques ont bien toutes été prises en compte, et de manière satisfaisante ? Cet aspect du récit impossible fait surgir une contradiction flagrante au sein du discours de Dupin, car si ce dernier expose sa méthode de façon presque scientifique, comme pour nous assurer que toutes les « variables » du problème ont été isolées, les déductions qu’il effectue réellement remettent en cause la lecture qu’il prône et, pourtant, n’applique pas lui-même. Cette contradiction apparaît également dans l’application par Dupin de sa théorie de l’identification à son adversaire, dont nous avons déjà débattu (voir supra, pp. 77-78). En effet, Dupin ne peut s’identifier, dans The Murders in the Rue Morgue, par exemple, à un coupable qui s’avère être un animal, ce qui contribue à renforcer l’image d’un réel, d’une histoire de l’énigme à expliquer, inassimilable par la logique déductive de l’herméneute. Cette histoire irréductiblement extérieure au récit constitue donc bien une autre défaillance de la méthode d’investigation du détective telle qu’il l’expose en détails au cours de ses dialogues avec le narrateur.

Nous voici donc face à une contradiction qui pourrait se résumer par l’exemple de la fenêtre par laquelle l’orang-outang de The Murders in the Rue Morgue s’est échappé. Cette fenêtre n’est ni fermée ni ouverte : fermée, elle respecte la logique narrative structuraliste de continuité en ce qui concerne les données du problème, mais le problème reste alors insoluble ; ouverte, c’est une des clés du mystère, mais un mystère qui s’apparente alors plus à la supercherie. Ce qu’il faut remarquer, ce n’est pas tant la duperie dont le lecteur peut faire l’objet — car somme toute chacun peut y réagir de manière différente, et cette particularité a déjà été relevée dans notre première partie (pp. 40-42). Il est en revanche plus intéressant de mettre en lumière la contradiction entre la théorie et la pratique, entre l’image d’un récit précisément impossible, c’est-à-dire coupé de toute réalité plurielle, et la présence d’un texte où, pour dire le crime, la narration sort du système structuraliste et se réfère à des éléments nouveaux. En quelque sorte, le texte ne choisit aucun terme de cette alternative, et la toute-puissance « imaginaire » de Dupin tient à cet aspect caractéristique du genre policier qui conduit le lecteur à créditer le détective d’un pouvoir déductif exceptionnel alors même qu’il n’a fait que mettre à jour de nouveaux indices et les interpréter dans la chaîne événementielle qui conduisit au crime. Les diverses représentations (cinématographiques, littéraires, etc.) du détective, tout comme les discours triomphaux de Dupin lors du dénouement de chaque conte peuvent faire songer à une nature spécifique du texte policier, qui porte en lui-même sa propre contradiction : déchiré entre l’idéal et la réalité du genre, il continue à clamer sa rigueur intellectuelle mais il la sape de l’intérieur. A moins qu’il ne s’agisse d’une dénégation destinée à masquer aux yeux du lecteur peu attentif la tromperie dont il est victime.

Au terme de cette brève mise au point concernant le statut du récit impossible chez Edgar A. Poe, nous pouvons encore formuler deux remarques qui aideront à préciser notre propos. Tout d’abord, remarquons que U. Eisenzweig reconnaît lui-même dans son ouvrage la nature « idéale », hypothétique et impossible du roman policier canonique ; il va même jusqu’à le situer dans la paratextualité qui, selon lui, garantit l’existence virtuelle du modèle narratif policier classique, en dehors de toute réalisation textuelle :

‘Car si aucun texte ne peut éviter la contrainte paratextuelle, ce qui singularise le roman à énigme, c’est de n’exister, en tant que tel, que dans le discours social qui l’entoure. (Le Récit impossible, p. 9)’

On est bien loin du structuralisme et de son intérêt exclusif pour le texte dans son aspect formel, même si une telle analyse n’interdit pas une approche texuelle sérieuse. Ce qui est en question ici concerne davantage la représentation que le roman policier se fait de lui-même et offre à ses lecteurs, et cette représentation entre bien sûr dans le cadre de l’étude des textes eux-mêmes. Une autre observation peut être faite au sujet de la tension qui existe entre l’idéal de la représentation du texte et sa réalité de récit impossible, tension qui aboutit à la nature contradictoire du texte. De nombreux auteurs ont traité de ce problème, et il sera peut-être utile de signaler un rapprochement avec le statut des détectives dans la grande majorité des romans policiers. Ainsi, Jacques Dubois voit dans l’attitude souvent excentrique des investigateurs un reflet de cette impossibilité à faire coïncider un postulat purement logique avec la réalité textuelle de l’élucidation de l’énigme :

De toute façon, le lecteur est en présence d’un récit boiteux, claudiquant entre deux postulations contradictoires. Le comportement hystérique des héros-détectives est en général l’expression de cette contradiction mal vécue. Frénésie interprétative de Holmes, agitation stérile de Rouletabille, identification insistante de Maigret ; à chaque fois se déploie un gestuel démonstratif et hyperbolique dont la visée est de masquer l’impossible conciliation romanesque entre le régime herméneutique et le régime proprement narratif.63

Le récit impossible s’avère donc ici conditionner les formes d’une représentation problématique des investigateurs autant que de l’enquête.

Notes
62.

« L’instance du policier dans le romanesque — Balzac, Poe et le mystère de la chambre close », Poétique, numéro 51, septembre 1982, pp. 279-302.

63.

Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992, p. 79.