CHAPITRE III
POSITIONS DE LECTURE CHEZ POE

A travers notre lecture du récit impossible poesque, nous avons vu se dessiner une certaine voie tracée par les divers avatars que le texte fait subir à l’herméneutique proposée par le détective Dupin. Cette herméneutique quasi-structuraliste, dont le but serait de rendre dicible le déroulement d’un crime qui s’apparente au fantasme par maints aspects, échoue non seulement en raison du recours par le détective à des éléments nouveaux, mais surtout du fait de la nature précisément fantasmatique des actes commis — et parfois de la lecture de ces actes par Dupin lui-même —, ce qui ressort également des rapprochements que nous avons effectués entre les structures imaginaires des contes policiers et les formalisations spatiales analysées par Henri Justin dans les contes fantastiques. En somme, la tension permanente entre récit et histoire, caractéristique du récit impossible, résulterait à la fois de la tricherie commise par le détective et du caractère ineffable du contenu de l’histoire du crime — toujours histoire du meurtre, de la mort, de la souffrance et d’une sexualité aberrante, même si le point culminant que constitue l’analepse explicative finale énoncée par Dupin tend à camoufler la sensation d’échec dans un long discours triomphateur et rationnel. C’est donc la lecture qui a concentré notre attention jusqu’ici, puisqu’il s’agissait de déterminer les tenants et les aboutissants de la non-coïncidence entre récit et histoire à travers la lecture de Dupin, dans le cadre du récit impossible. Or, nous avons également constaté dans le chapitre précédent que la lecture par Dupin de l’énigme criminelle ne peut être réduite à une interprétation impartiale des événements ou des indices, mais qu’elle relève bien d’un type de lecture tout autre, et caractérisé par la volonté de diriger l’interprétation dans un sens déterminé. Dupin « construit » le texte de sa lecture des indices selon son propre désir, de façon subjective, et de cette manière il en devient co-énonciateur et non plus seulement lecteur. Ce faisant, il ouvre la voie à une théorie du lecteur chez Poe : il s’agirait alors de déterminer si la lecture de Dupin n’appelle pas une réponse de la part du lecteur, réponse peut-être tout autant subjective que celle que suscite chez le détective l’approche des indices métatextuels. De ce point de vue, il faudra bien sûr définir dans quelle mesure la réaction du lecteur est prévue, voire « programmée » ou simplement suggérée par le texte poesque. C’est encore une problématique de la lecture que nous allons aborder mais, on le voit, une problématique cette fois différente dans ses implications quant au rôle — fondamental — du lecteur extradiégétique des contes policiers.