A. Critique de la coopération textuelle.

Pour commencer, une remarque s’impose quant à l’application des théories d’Umberto Eco au domaine littéraire, car c’est une application qui ne va pas de soi. U. Eco est un spécialiste de sémiotique, et si la littérature entre bien sûr dans ce domaine, il n’est pas certain que la critique littéraire, elle, ait beaucoup à gagner d’une application trop rigoureuse des concepts de la sémiotique à une oeuvre littéraire. Non pas que ceci ne soit pas licite, non pas que l’on fasse ainsi violence au texte — au contraire, on ne va pas assez loin de cette manière dans la conceptualisation et dans l’approche de ce qu’Eco, précisément, appelle les stratégies textuelles. Il n’est pas question pour nous, donc, de reprendre point par point les diverses inférences que le Lecteur Modèle est amené à faire devant le texte poesque, telles que, par exemple, la création (par le lecteur) d’un monde possible dans lequel le Paris que nous connaissons comporterait des rues dont les noms seraient différents des noms qu’elles portent actuellement.115 Nous nous bornerons à cerner les principales structures qui font de la réaction du lecteur au texte un révélateur des stratégies présentes au coeur des contes policiers.

Dans cette perspective, le lecteur apparaît dès l’abord de ce problème comme peu apte, précisément, à formuler quelque prévision que ce soit lors de sa coopération avec le texte, dans la mesure où, d’abord, le mystère criminel qui lui est exposé semble particulièrement impénétrable,116 et où, ensuite, le détective ne lui laisse parfois guère le loisir de formuler ces prévisions, en somme de « coopérer » avec le texte. Si une formule célèbre du genre policier consiste à diriger les soupçons du lecteur sur un innocent, la méthode de Dupin est bien plus expéditive, puisqu’elle revient parfois à donner le résultat d’une énigme avant même que celle-ci n’ait été exposée, ce qui inaugure une sorte de coopération entre le texte et le lecteur pour le moins étrange. Nous prendrons ici un exemple célèbre, celui du passage dans lequel Dupin devine les pensées de son compagnon, le narrateur anonyme, lors d’une promenade, le soir, dans les rues de Paris.117 Ici, il est bien entendu impossible pour le Lecteur Modèle de réagir autrement que par l’acceptation tacite des inférences de Dupin, étant donné que le lecteur n’avait pas été informé de la situation de départ (le narrateur a été bousculé par un fruitier, ce qui a provoqué chez lui une succession de pensées qui lui sont venues lors de sa marche silencieuse avec Dupin), et aussi parce que le lecteur n’a pas été témoin des événements qui ont suivi, et notamment de l’attitude du narrateur (son visage reflétait ses pensées). Ce qu’il est intéressant de noter ici, ce n’est pas simplement cette « supercherie » supplémentaire de la part de Dupin — le policier n’est pas un genre réaliste, c’est bien tout ce que tend à montrer la notion de « récit impossible »118 — mais bien ce qu’elle implique dès le début du conte, c’est-à-dire l’impossibilité pour le lecteur de se positionner par rapport à un dialogue entre Dupin et le narrateur, et donc la transformation du lecteur en un spectateur plus ou moins passif. On retrouve ici le problème soulevé par U. Eco à propos des déductions effectuées par Sherlock Holmes, telles qu’il les analyse dans Les Limites de l’interprétation : ces « déductions » représentent en fait ce que l’auteur appelle des « abductions créatives », c’est-à-dire que Holmes crée la loi qui lui permet d’arriver à telle ou telle conclusion.119 Selon Eco, analysant un passage de The Cardboard Box, récit dans lequel Holmes devine les pensées de Watson comme Dupin devine les pensées du narrateur anonyme : « Le fait que le cours des pensées reconstruit par Holmes coïncide parfaitement avec le cours effectif des pensées de Watson est la preuve que Holmes a « bien » inventé (c’est-à-dire qu’il est en accord avec un certain cours « naturel »). Mais malgré tout, il a inventé. ».120 Dès lors, il paraît difficile au Lecteur Modèle de rivaliser avec le détective puisque ce dernier parvient à ses conclusions guidé par des convictions esthétiques plutôt que par le souci unique de la vraisemblance : « Ainsi, Holmes ne choisit pas entre des probabilités raisonnables, ce qui représenterait un cas d’abduction hypocodée : à l’inverse, il parie contre tous les pronostics, il invente pour le seul amour de l’élégance. ».121 Toutes ces considérations contribuent donc à mettre en relief non seulement la véritable nature des « déductions » du détective (ce sont en fait des abductions) mais aussi, et, dans notre perspective, surtout, la difficile position du lecteur face au détective : ce dernier ne laisse au lecteur aucune possibilité d’anticiper son raisonnement, étant donné le caractère « créatif » des abductions qu’il avance. La coopération textuelle du lecteur semble donc ici remise en cause.

Plus précisément, si le lecteur n’est pas appelé à coopérer activement au texte, par exemple en imaginant un cours différent suivi par les pensées du narrateur, le texte attend bien de lui qu’il « s’émerveille », comme le narrateur, devant le tour de force quasi-télépathique réalisé par Dupin : ‘« “Dupin,” said I gravely, “this is beyond my comprehension. I do not hesitate to say that I am amazed, and can scarcely credit my senses.[...]” »’ (p. 145). C’est donc à une coopération d’un type particulier que le texte convie son lecteur, car en somme celui-ci doit accepter l’explication que celui-là fournit sans pouvoir vraiment lui opposer un autre « monde possible » bâti sur d’autres interprétations des éléments de l’histoire. Nous avons déjà vu122 que le texte infirme les constructions de monde possible du lecteur comme celles du narrateur ( ‘« “A madman has done this deed” »’, dit le narrateur, contredit ensuite par Dupin, p. 161), mais il nous faut aller plus loin et montrer que la coopération textuelle dans les contes policiers amène le lecteur à une situation où, comme dans le passage où Dupin lit les pensées du narrateur, il lui est impossible de construire des prévisions fondées sur un monde possible (car aucune énigme n’est posée avant le moment même où elle est résolue) et que donc le lecteur se voit réduit à accepter la solution prônée par Dupin de façon « aveugle » ou automatique. Il ne s’agit pas de répondre à la question « que pense le narrateur depuis un quart d’heure ? », mais bien de postuler, et aussi pour le texte de créer, chez le Lecteur Modèle, une admiration pour la capacité de Dupin à « inventer » des solutions qui, dans le monde de la fiction bien sûr, s’avèrent toujours exactes.123 De ce point de vue, l’attribution du crime, dans The Murders in the Rue Morgue, à un animal et surtout l’identification de son propriétaire, le marin maltais, correspondent bien à ce processus qui consiste pour Dupin à « créer », à « inventer » un coupable là où le lecteur — et le narrateur — ne peuvent sans doute qu’inférer la présence d’un fou, c’est-à-dire d’une non-identité, d’une non-responsabilité humaine. Les mouvements de coopération textuelle amèneraient plutôt le lecteur à suggérer, comme le narrateur, la présence d’un fou sur les lieux du crime, mais la lecture de Dupin contredit cette explication qui n’en est pas une, et donc Dupin trouve un coupable « acceptable » à la place qu’occupait jusqu’alors dans l’esprit du lecteur une autre énigme vivante, un malade mental, censé répondre à l’énigme criminelle elle-même. A la place de cette « solution » peu satisfaisante du fou, Dupin apporte un coupable plus reconnaissable, et donc Dupin comble un manque ressenti par le lecteur à la place du criminel.124

Le monde possible de Dupin, son explication finale, s’oppose ainsi au monde possible du lecteur en ce que Dupin propose un contenu face au vide ressenti par le lecteur, mais sans rééllement entraîner d’autre coopération textuelle que l’admiration qu’est censé éprouver le lecteur devant les prouesses de Dupin. Nous ne sommes pas ici en contradiction avec notre propos précédent, selon lequel le texte policier infirme les constructions de monde possible effectuées par le Lecteur Modèle : simplement, nous remarquons que ce procédé prend une forme spécifique chez Edgar Allan Poe, dans la mesure où les prévisions du lecteur lors de sa coopération textuelle l’amènent à une solution peu satisfaisante de l’énigme criminelle, caractérisée par le manque. Dire que le double meurtre de la Rue Morgue a été commis par un fou, c’est renoncer à trouver un coupable qui corresponde à une définition précise impliquée par les éléments du crime (lieux, indices, etc.) — en somme tout crime a pu être commis par un fou. C’est aussi peut-être le cas dans The Purloined Letter, texte dans lequel le Lecteur Modèle serait bien en peine de formuler une explication concurrente de celle que fournit finalement Dupin, dans la mesure où, selon le Préfet, ‘« we searched everywhere »’ (p. 211). Dupin comble un manque créé par le texte policier chez le lecteur, car la situation est bloquée dès le départ, qu’il s’agisse de The Murders in the Rue Morgue (meurtre en lieu clos) ou de The Purloined Letter (tout, censément, a déjà été fait) ou même de The Mystery of Marie Roget, conte dans lequel la complexité de la situation rend difficile pour le lecteur toute prévision, tout soupçon porté sur tel ou tel personnage. Néanmoins, cette passivité relative de la part du lecteur ne doit pas cacher la stratégie que le texte cherche à imposer à son lecteur à travers le discours de Dupin. En effet, cette coopération textuelle minimale du lecteur est l’occasion pour le détective non seulement de déployer tout son art à « expliquer » la situation, mais aussi, et par là même, de se bâtir une image particulière, fondée sur son aptitude à élucider les problèmes. Et ceci, d’une manière spécifique :

‘But in that bitter tirade upon Chantilly, which appeared in yesterday’s ‘Musée,’ the satirist, making some disgraceful allusions to the cobbler’s change of name upon assuming the buskin, quoted a Latin line about which we have often conversed. I mean the line
Perdidit antiquum litera prima sonum.
I had told you that this was in reference to Orion, formerly written Urion; and, from certain pungencies connected with this explanation, I was aware that you could not have forgotten it. It was clear, therefore, that you would not fail to combine the two ideas of Orion and Chantilly. (The Murders in the Rue Morgue, pp. 146-147)’

Si Dupin parvient à suivre le déroulement des pensées du narrateur, c’est comme le maître du signifiant, de la lettre qui, perdue par Chantilly, le rend ridicule. Au contraire, Dupin suit à la lettre les pensées du narrateur comme le fil des indices à l’intérieur d’une énigme criminelle, et c’est cette capacité qu’il met en avant pour résoudre les affaires sur lesquelles il enquête ; le lecteur est du moins conduit à le penser, s’il prête foi aux propos du détective :

‘“[...] if a term is of any importance—if words derive any value from applicability—then ‘analysis’ conveys ‘algebra’ about as much as, in Latin, ‘ambitus’ implies ‘ambition,’ ‘religio’ ‘religion,’ or ‘homines honesti’ a set of honorable men.” (The Purloined Letter, p. 217)’

Comme notre dernière partie125 montrait finalement que le détective interprète les indices métatextuels de façon « partiale », subjective, on voit maintenant que la coopération textuelle demandée au lecteur aboutit à une conclusion similaire, à savoir la présentation (subjective) des résultats de Dupin obtenus, on l’a vu, grâce à une certaine capacité d’invention, comme le signe d’une maîtrise du détective sur le système signifiant. En d’autres termes, le monde possible de Dupin, validé par la fabula et son dénouement, postule que le sujet Dupin maîtrise la faille, le décalage entre signifiant et signifié, ce qui lui permet de lire les énigmes de façon satisfaisante et d’apporter leur solution.126

En résumé, notre examen critique de la coopération textuelle du lecteur dans les contes policiers nous amène à souligner tout d’abord la faiblesse de cette coopération, qui, étant donné la relative passivité du lecteur se limite à une acceptation admirative des solutions apportées par Dupin, dans le cadre d’énigmes criminelles où, de toute façon, le Lecteur Modèle serait bien en peine de proposer une résolution concurrente. Le manque créé par le texte policier et comblé par le détective s’avère donc caractéristique du texte poesque, notamment en ce qu’il fonde le succès de Dupin, comme on l’a vu, sur la maîtrise du signifiant. Notre approche de la coopération textuelle montre bien comment le lecteur participe malgré tout à la stratégie du texte policier dans la mesure où il accepte le statut du détective tel qu’il vient d’être décrit. C’est ce qui est au coeur du texte poesque, de sa stratégie, mais ce n’est peut-être pas l’ultime trajet que le lecteur, dans son approche du texte et dans ses mouvements coopératifs au sens large, est appelé à parcourir.

Notes
115.

En effet, le Paris tel qu’il est décrit dans les aventures de Dupin est largement fictif.

116.

Dans The Murders in the Rue Morgue, le lecteur ne peut soupçonner aucun personnage précis, et dans The Purloined Letter, il lui est bien difficile de « deviner » où se trouve la lettre en vérité. Quant au dernier conte policier, The Mystery of Marie Roget, la complexité de la situation et de l’énigme criminelle rend bien aléatoires les interprétations et les soupçons que le lecteur pourrait porter sur l’un ou sur l’autre des nombreux personnages de ce texte.

117.

Ce passage se trouve dans The Murders in the Rue Morgue, p. 146.

118.

Sherlock Holmes lui-même serait de notre avis ; voir A Study in Scarlet, p. 25, chapitre 2 (Penguin Books) : « Sherlock Holmes rose and lit his pipe. “No doubt you think that you are complimenting me in comparing me to Dupin,” he observed. “Now, in my opinion, Dupin was a very inferior fellow. That trick of his of breaking in on his friend’s thought with an apropos remark after a quarter of an hour’s silence is really very showy and superficial. He had some analytical genius, no doubt; but he was by no means such a phenomenon as Poe appeared to imagine.” »

119.

Voir Les Limites de l’interprétation, p. 264.

120.

Les Limites de l’interprétation, p. 277.

121.

ibid, p. 281.

122.

Voir supra, pp. 137-138.

123.

Voir sur ce point la remarque d’Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation : « Dans les mondes possibles de l’imagination, c’est beaucoup plus facile. Nero Wolfe invente d’élégantes solutions à des situations inextricables, puis il réunit tous les suspects dans son bureau et raconte « son » histoire comme si les choses s’étaient passées exactement ainsi. Rex Stout est si gentil avec lui qu’il fait en sorte que le vrai coupable réagisse, admettant de cette manière sa culpabilité et la supériorité mentale de Wolfe. Or, il suffirait que le coupable réagisse en répondant calmement : « Mais vous êtes complètement fou ! », et plus rien ne prouverait que Wolfe avait raison. » (p. 284). Voir aussi p. 282 : « Watson représente l’incontestable garantie que les hypothèses de Holmes ne peuvent être falsifiées. ».

124.

Dupin comble ce manque dans une certaine mesure seulement, puisque la désignation d’un singe comme coupable du double meurtre revient bien également à accuser une non-identité, le non-humain, ce qui est aussi une autre manière d’inscrire dans le récit l’impossibilité pour Dupin de dire le réel et de résoudre l’énigme, comme nous l’avons déjà vu dans notre deuxième chapitre, pp. 86-87.

125.

Voir supra, pp. 109-110.

126.

Peut-être est-il possible de rapprocher cette remarque de celle d’Umberto Eco à propos de Sherlock Holmes, dans Les Limites de l’interprétation :

« [...] Pour raisonner comme Holmes, il faut être fermement convaincu que ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum (Spinoza, Ethica, II, 7) [...]

Holmes peut tenter sa méta-abduction uniquement parce qu’il estime que ses abductions créatives sont justifiées par une forte relation entre l’esprit et le monde extérieur. » (p. 281)

Ainsi, le divorce entre l’idée et la chose, pour Holmes, ne semble pas plus valide, ou tout au moins il ne lui pose pas plus de problème, que pour Dupin le décalage entre le mot et la chose, pourrait-on dire pour désigner, très approximativement, le signifiant et le signifié.