C. Le lecteur et le plaisir du texte.

Avant d’explorer cette dernière possibilité de la lecture que nous voyons suggérée par le texte, il serait bon de revenir sur un aspect particulier des contes policiers, à savoir le statut, le rôle que l’on peut attribuer à Dupin. Au cours de notre interprétation du texte, nous avons pu constater que ce personnage possède différentes caractéristiques qui permettent de voir en lui tantôt le héraut d’une herméneutique structuraliste, tantôt le dupe de ses propres aspirations à démêler l’intrigue rationnellement. Dupin se déclare maître du signifiant mais il en est le sujet, comme le montre la lecture de Lacan, et donc, à l’instant où le détective se dit triomphant, il échoue le plus gravement car à l’emprise visible du signifiant il ajoute l’orgueilleuse prétention au contrôle de la lettre que la lettre dément avec tant d’ironie. En somme, Dupin est dans l’erreur, et ceci le plus gravement, au moment où il croit triompher. La conséquence de cette situation réside non seulement dans l’ironie dont est victime le personnage, mais également dans une accentuation importante du caractère polysémique, voire équivoque, du langage dans les contes policiers. En effet, les paroles de Dupin peuvent être interprétées à deux niveaux contradictoires, ce qui est le propre de l’ironie (Dupin maître du signifiant versus Dupin sujet du signifiant) ; et il est intéressant de noter que cet aspect revient parfois dans les contes policiers à travers le caractère « indécidable » des paroles du détective. Ainsi, dans The Purloined Letter, lit-on à propos du ministre D— : ‘« To be even with him, I complained of my weak eyes [...] »’ (p. 220, nous soulignons). Cet emploi éminemment équivoque du terme « even » aboutit à deux sens contraires : soit Dupin a agi pour se mettre sur un pied d’égalité avec D—, il a voulu compatir avec lui et exprimer une souffrance similaire (c’est le sens premier, littéral de l’expression dans ce contexte), soit il annonce déjà son intention de vengeance à l’égard de D— et sa volonté d’être « quitte » avec lui, relativement au mauvais tour que D— lui avait joué à Vienne (voir The Purloined Letter, p. 222). On voit donc que de ces interprétations ressort soit un sentiment d’amitié, soit un sentiment de haine, éprouvé par Dupin envers le ministre.

Un autre exemple de ce langage ambigu se trouve dans The Murders in the Rue Morgue, où Dupin nous livre une parabole de son activité de détective en ces termes : ‘« The depth lies in the valley where we seek her, and not upon the mountain tops where she is found »’ (p. 153). Que comprendre à cette remarque, précisément ? Hormis la contradiction interne de la phrase (la vérité n’est pas où elle se trouve), il faut souligner que cet exemple de la hauteur d’un point de vue va à l’encontre de la métaphore du jeu pratiqué avec une carte géographique, dont la description se trouve dans The Purloined Letter (p. 219), et où l’avantage est donné, au contraire, à celui qui sait acquérir de la hauteur par rapport à un problème, afin d’en avoir une vision globale.137 Bien entendu, il est possible de relier cette phrase à l’idée que Dupin sait regarder pour trouver la vérité, mais il semble bien que le sens de ces paroles est, lui aussi, « indécidable », tant son rapport avec le conte dans son ensemble est ambigu, et tant la formulation même des paroles de Dupin suscite des interrogations. On peut rapprocher ce caractère équivoque des propos de Dupin de l’analyse proposée par B. Johnson lorsqu’elle parle de ‘« the impossibility of any ultimate analytical metalanguage »’ (p. 249, voir supra p. 118). Le détective Dupin, par son discours, pose donc problème, mais ce discours révèle également une caractéristique du personnage qui va guider la coopération du lecteur. En effet, devant cette indécidabilité du discours, comme devant les multiples rôles souvent contradictoires que l’on peut attribuer à Dupin, le lecteur va chercher le sens du texte ailleurs, dans une dimension autre des contes policiers. De la même manière que l’enfant qui pratique le jeu de pair et d’impair trouve la voie du succès en dehors du strict respect des règles du jeu, le lecteur peut délaisser partiellement le cours de l’histoire et s’absorber dans le jeu des signifiants de façon à trouver un autre plaisir du texte, moins labile que celui de la résolution de l’énigme par Dupin. Ce dernier échappe donc à toute détermination stable par son discours, mais il fournit néanmoins au lecteur certaines indications supplémentaires sur la manière de lire le genre policier.138

Un exemple assez convaincant du type de lecture suggéré par le caractère « indécidable » du discours de Dupin, et fondé sur le jeu avec le signifiant, se trouve dans un article de Jean Ricardou qui traite de The Gold Bug.139 Travaillant sur la détermination géographique de l’histoire, le critique montre que le conte repose au départ sur une valorisation de l’ouest, et établit une chaîne d’équivalences entre trésor, scarabée et soleil (voir p. 43). Selon J. Ricardou, Legrand se distingue de son serviteur Jupiter en ce qu’il est un « bon » lecteur attentif à la logique du texte, mais un lecteur d’un genre particulier :

‘Lors de l’expédition nocturne, progressant peu à peu dans la résolution du problème, Legrand, par son emphase, ses attitudes solennelles, les balancements du scarabée au bout du fil, se livre à une nouvelle cryptographie. C’est en chiffrant qu’il décrypte, en écrivant qu’il lit.
D’ailleurs, en cette histoire, avec une insistance singulière, n’est-il pas le seul qui écrive ? N’est-ce pas lui qui, sur le parchemin de Kidd, trace les lignes du scarabée ? N’est-ce pas lui, encore, qui sur son ardoise forme des chiffres avec des signes ? Et si une missive surgit dans le conte, n’est-ce pas sa main qui en a inscrit le texte ?
La lecture se donne ici comme labeur, sans cesse repris, d’une écriture sur une autre. (p. 56)’

C’est ainsi que se construit à partir du texte une lecture/écriture qui ne connaît aucune limite stricte, car, comme le note J. Ricardou : ‘« Pourquoi interromprait-on ce mouvement de la lecture et, par une prompte trahison, se contenterait-on, maintenant, pour travail, d’un sens figé ? »’ (p. 57). Il est intéressant de remarquer, dans notre perspective, la manière dont est suggérée la présence du trésor au coeur du récit et, métaphoriquement, la présence de ce trésor que constituent les sens du conte dont il s’agit pour le lecteur de s’emparer. Le mot « gold » apparaît en effet souvent sous l’aspect d’hypogrammes, c’est-à-dire de syllabes éparses qui, rassemblées, forment le substantif en question :

‘Apparu diverses fois dans le texte, l’adjectif « old » révèle ainsi la fonction d’un nom énigmatique, celui du lieutenant de fort Moultrie : G. + old = Gold. En ce texte anglais, on ne sera guère surpris que le pays des richesses soit non l’Eldorado mais « Golconda ».
Désormais notre lecture ne peut entendre l’anagramme approchée « god », ou son anacyclique « dog » (qui permet de mieux comprendre le rôle du chien) sans souligner les l environnants : « (good God) settled » et, naturellement inversé, « the violent howlings of the dog ».
Voudrait-on susciter, non sans un léger vertige, des recherches plus fouillées, qu’il suffirait d’ajouter, au hasard du texte : « right holding » et « good glass, I knew, could have reference to nothing but a telescope ». (p. 53).’

Cette particularité du conte, ce jeu sur le signifiant, conjugué avec la présence d’un lecteur intradiégétique (Legrand) dont la lecture, selon Ricardou, aboutit à une écriture sur le texte,140 invite le lecteur extradiégétique à pratiquer le même exercice sur le conte et à bâtir sa lecture/écriture sur la même analyse des « jeux de mots » significatifs cachés dans le texte.141

En ce qui concerne les contes policiers proprement dit, il est également assez facile de trouver la trace de ce jeu sur le signifiant qui est souvent caractéristique de l’écriture poesque, même dans les contes fantastiques. Cependant, cette spécificité prend un aspect encore plus important dans les contes policiers, étant donné la prééminence du rôle du lecteur dans ce genre, tel que nous l’avons défini, et par conséquent tout ce qui peut modifier ou accentuer ce rôle, comme les divers « jeux de mots » destinés au lecteur, devient également primordial dans la stratégie textuelle mise en oeuvre. De jeux de mots il est forcément question lorsque l’on aborde The Purloined Letter, tant la logique de ce texte est intimement liée à l’élaboration d’un langage où le soupçon se porte constamment sur le mot le plus anodin, dont on craint ou espère qu’il recèle un sens caché lié à la présence d’une lettre « volée », « dérobée » à la compréhension du locuteur. Ainsi, donc, Dupin va lui-même tomber dans ce piège et laisser au ministre D— une citation qui trahit son implication dans le triangle intersubjectif qui fait de lui, du ministre, du Roi et de la Reine, les dupes du langage. Cependant, d’autres lettres se dérobent plus subtilement, et invitent le lecteur à d’autres « rêveries » langagières : par exemple, lors de la description, là encore ambiguë, de l’énigme par le Préfet de police devant le narrateur anonyme et Dupin, ce dernier souligne l’aspect équivoque des paroles de D— :

‘“[...] In fine, driven to despair, she [the Queen] has committed the matter to me.”
“Than whom,” said Dupin, amid a perfect whirlwind of smoke, “no more sagacious agent could, I suppose, be desired or even imagined.” (p. 210)’

Non seulement le Préfet de police ne comprend pas que le désespoir de la Reine, dans son discours, peut s’avérer peu flatteur pour lui par le recours qu’elle a à ses services — elle n’attend plus rien et son appel à l’aide adressé à un personnage aussi peu compétent que G— en est un gage — mais il échoue même à saisir le sens de la remarque de Dupin, qu’il tient pour réellement élogieuse : : ‘« “You flatter me,” replied the Prefect, “but it is possible that some such opinion may have been entertained.” »’ (p. 210). Il y a plus encore, et le Préfet, reprenant un terme central, va attirer l’attention sur une lecture autre du signifiant, à travers tout le conte : ‘« for this reason I did not despair »’ (p. 210, nous soulignons). Ce terme fait référence aux deux D que nous rencontrons dans le conte (le ministre et le détective), cette « paire » de D (Ds pair) qui, si nous voulons continuer le jeu en français, s’affrontent selon Lacan142 au hasard du signifiant qui pourrait, pourquoi pas, être représenté par une paire de dés. Une autre lecture serait également possible : le préfet, incapable de mettre le ministre en échec, va l’épargner malgré lui, ce que le langage lui fait dire à son insu (D— spare). Voici donc le point de départ d’un jeu sur la lettre qui va perdurer tout au long du conte, et dont les conséquences sur la lecture sont loin d’être négligeables.

Que peut-on lire dans ce jeu présent à travers toute la trame du texte, selon les occurrences d’une lettre D dont la valeur, parfois, peut varier ? La première remarque que l’on puisse formuler à ce sujet est celle, déjà suggérée, de l’incompétence du Préfet qui se traduit ironiquement par son incapacité à s’emparer de la lettre D, c’est-à-dire son incapacité à la localiser et à identifier sa position. Ainsi, à propos des domestiques du ministre, G— explique à Dupin et au narrateur : ‘« They sleep at a distance from their master’s apartment »’ (p. 211). Cet éloignement, qui évoque l’incapacité du Préfet à s’emparer de la lettre, est aussi la marque d’une position inaccessible de la lettre (et du ministre) par rapport à celle qu’occupe G— (the stance of a D, a D— stance), et cette allusion au déterminisme de la position vient nous rappeler le triangle intersubjectif analysé par Lacan. C’est encore la même incompétence du Préfet, dont la stratégie a été devinée par le ministre, que le narrateur met en relief lorsqu’il insinue, sans doute involontairement, que la recherche effectuée par la police ne fut en rien surprenante aux yeux du coupable : ‘« “Suppose you detail,” said I, “the particulars of your search.” »’ (p. 211). Si personne n’est réellement venu dire au ministre (D— tell/tell D—) comment sa demeure allait être fouillée, les procédés de la police parisienne sont tellement éculés qu’il n’eut aucun mal à les deviner, notamment à partir de la personnalité du Préfet, homme peu doué d’inventivité. C’est encore une fois, page 212, la position du ministre qui échappe au Préfet, et plus encore la position de la lettre, cette fois en tant que lettre matérielle et lettre alphabétique D, lorsqu’il avoue son impuissance à découvrir l’endroit où celle-ci a été cachée : « it would have been impossible to make a deposit in the manner you mention. » (nous soulignons). Cette position impossible à établir, c’est bien sûr celle de D— (D— posit), et c’est aussi la marque du conformisme du Préfet qui, habitué à sa routine procédurière, ne peut pas postuler l’existence et la position d’un homme, D—, qui le dépasse (posit D—) : impossible donc pour lui de s’identifier à son adversaire comme le fait Dupin, puisqu’il ne fonde pas son action et sa réflexion sur l’existence de cet adversaire différent de lui et des malfaiteurs habituels. Et c’est fort logiquement que le Préfet s’avère incapable de décrire (ou de « D » écrire) la lettre puisque s’il prétend pouvoir le faire, le texte ne met dans sa bouche aucune description digne de ce nom retranscrite par le narrateur anonyme et suggère ainsi une faille importante entre l’assertion de la compétence de la police et sa réalisation dans le texte : G— est donc bien loin d’exercer un quelconque contrôle sur la lettre (et sur la lettre D) qu’il est chargé de retrouver :

‘[...] “You have, of course, an accurate description of the letter?”
“Oh, yes!”—And here the Prefect, producing a memorandum-book, proceeded to read aloud a minute account of the internal, and especially of the external, appearance of the missing document. (p. 213)’

Lorsque Dupin entre dans le jeu de mots qui s’étend sur tout le conte c’est, contrairement au Préfet, pour reconnaître dès le départ la présence de deux D qui s’affrontent (le Préfet, lui, ne comprenait pas l’ambivalence du mot « despair »). En effet, toute la description du jeu de pair et d’impair par Dupin (p. 215) est fondée sur une reconnaissance de la dualité attachée à la lettre D, dualité qui s’exprime à travers la présence de deux D dans l’expression « even and odd ». Celui qui, à l’instar du Préfet, reste fermé à cette dualité est qualifié, de façon fort pertinente, de « simpleton », de même que la réflexion du joueur expérimenté exclut l’unité : ‘« but then a second thought will suggest that this is too simple a variation »’ (nous soulignons). C’est ainsi que le Préfet se voit condamné à l’échec —« defeat », p. 217 — mais c’est aussi le point de départ d’une nouvelle valorisation de la lettre D. En effet, ce terme « defeat » attribue à la lettre D une valeur privative, voire contrastive : a defeat is the contrary of a feat (of arms). Dès lors se comprend mieux l’occurrence suivante de la lettre D (p. 217), dans laquelle le détective dé-voile son jeu et sa théorie sur le signifiant telle que nous l’avons déjà analysée :

‘“ [...] The French are the originators of this particular deception; but if a term is of any importance—if words derive any value from applicability—then ‘analysis’ conveys ‘algebra’ about as much as, in Latin, ‘ambitus’ implies ‘ambition,’ ‘religio’ ‘religion,’ or ‘homines honesti’ a set of honorable men.”’

Ce que Dupin tente de faire ici, tout en se posant comme seul maître du signifiant, et de la faille entre signifiant et signifié, c’est de ne pas commettre l’erreur commise par le Préfet ; Dupin ne veut pas « cesser de prendre » (de-ceptio) la lettre, il veut se l’approprier. Ainsi, l’usage qu’il fait du terme « derive » peut également se lire comme l’affirmation d’un contrôle exercé par le détective sur la faille du langage qu’il prétend colmater par son interprétation et son travail herméneutique (de-rive, stop the rift) ; c’est du reste le sens de sa référence aux termes latins qu’il emploie pour montrer non seulement son érudition mais aussi — et surtout — pour manifester sa maîtrise du système signifiant. Reconnaissant la présence de son adversaire, l’autre D, le détective va donc s’employer à la combattre tout autant afin de récupérer la lettre volée que, métaphoriquement, pour accomplir sa quête de l’unité entre signifiant et signifié, ce que le Préfet est incapable de faire dans la mesure où il ne perçoit pas la dualité problématique au coeur de la lettre.

L’étape suivante de notre lecture va concerner ce qui nous a été plus tôt « dérobé » par le narrateur, et qui va trouver son expression dans le discours du détective, c’est-à-dire la description de la lettre (p. 220). Cette description retardée figure la confrontation attendue entre Dupin et son adversaire le ministre, et pour cette raison le passage est riche en doubles initiales parsemées à l’intérieur de plusieurs mots : « the middle of the mantelpiece », « across the middle », « addressed ». La position médiane de la lettre par rapport à la cheminée, ici accentuée, assure au passage une fonction centrale dans le récit, d’autant plus que les deux initiales « cachées » dans le terme « middle » se trouvent elles aussi au beau milieu du mot.  En effet, ce passage révèle toutes les ruses employées par le ministre pour modifier l’aspect de la lettre et tromper ainsi la vigilance des agents de G—, et la transformation subie par la missive en question se trouve exprimée de façon intéressante du point de vue qui nous occupe, c’est-à-dire dans la perspective d’un jeu sur les mots :

‘It was torn nearly in two, across the middle—as if a design, in the first instance, to tear it entirely up as worthless, had been altered or stayed in the second. [...]
Here the seal was large and black, with the D— cipher [...]. (p. 220)’

Du signe de la lettre D (D sign) le ministre a fait son propre signe (D— cipher), signe d’une supercherie que Dupin va s’employer à démêler (decipher) afin de s’approprier lui-même cette lettre et, pense-t-il, supprimer la faille langagière qu’il prétend pour sa part maîtriser. Ainsi, la qualification par Dupin de la méthode utilisée par D— pour modifier l’aspect extérieur de la lettre va s’avérer déterminante : ‘« [It was] so suggestive of a design to delude the beholder into an idea of the worthlessness of the document »’ (p. 221). Revenant au signe de la lettre (D sign), le détective met à jour les manoeuvres de son adversaire, pour révéler la véritable nature de la lettre et, finalement, se l’approprier en un terme qui ne peut paraître anodin dans un contexte tellement déterminé par une succession de lettres D. Ce terme, c’est bien sûr le mot « idea » (I/D) dont l’écriture abrégée (ID) suggère également qu’il s’agit ici d’identité, et de coïncidence parfaite entre signifiant et signifié, objet de la quête du détective. Mais une ombre plane sur ce dénouement trop tôt énoncé, à travers la proximité du verbe « to delude », et aussi peut-être parce que le détective Dupin ne porte pas ce nom par hasard ; il va donc être dupé lui aussi par le langage, comme le ministre qui a voulu s’approprier la lettre. A la fin du texte, voici comment Dupin savoure sa victoire sur son adversaire :

‘In the present instance I have no sympathy—at least no pity—for him who descends. He is that monstrum horrendum, an unprincipled man of genius. (p. 222)’

Celui qui renvoie la lettre à son destinataire — him who D sends — c’est-à-dire Dupin, est également celui qui a voulu abolir la distance entre signifiant et signifié ; et c’est fort justement, bien que ce soit involontaire, que Dupin hésite à dire qu’il ne ressent pour lui aucune « sympathie » car précisément et, pourrait-on dire, étymologiquement, Dupin souffre avec lui (avec D—) d’être contredit par le signifiant qui met dans sa bouche des propos apparemment relatifs au ministre mais qui s’appliquent en fait à lui-même. L’orgueilleuse prétention au contrôle du signifiant est ainsi finalement démentie par le langage qui fait du détective l’alter ego du criminel dans sa quête impossible du contrôle de la lettre, car si Dupin croit avoir réussi, le langage parle à travers lui et dit la défaite de son entreprise. En ce sens, Dupin et D—, les deux initiales, sont de nouveau réunis par la lettre qui se trouve, précisément, ‘« in the middle of the blank sheet »’ (p. 222), cette lettre que le détective laisse à son adversaire, pensant à tort parachever ainsi son triomphe.

Serait-il possible de retrouver ce cheminement dans The Murders in the Rue Morgue, et ainsi d’apporter une confirmation à notre théorie d’un jeu sur le signifiant, d’un jeu de mots constituant un niveau de lecture spécifique, et validant de cette manière un certain rôle du lecteur ? Si les indices de la présence d’un tel jeu sont moins systématisés que dans The Purloined Letter, ils sont néanmoins bien présents. Ainsi, l’emprise du signifiant sur Dupin peut se découvrir par un détail onomastique qui veut que le détective cherche à innocenter un personnage au nom évocateur : Adolphe Le Bon : ‘« [...] besides, Le Bon once rendered me a service for which I am not ungrateful. »’ (p. 153). Voici que point à nouveau, sous un autre aspect, l’implication du détective dans l’histoire qui le faisait combattre D— pour des raisons tout aussi personnelles (voir The Purloined Letter, p. 222). Mais il faut surtout remarquer que Dupin obéit ici sans s’en rendre compte au signifiant et à la valorisation qu’il implique quant à un personnage désigné de façon si éloquente. Mais c’est surtout la profusion de termes français qui va nous intéresser à propos de ce conte, car ils ont une fonction assez proche de celle que l’on peut attribuer à la lettre insaisissable du texte précédent. Un bref recensement suffira à établir leur fréquence : « bizarrerie », « abandon » (p. 144), « charlatânerie » (p. 145), « sacré », « diable » (pp. 149, 150), « mon Dieu » (pp. 150, 162), « mansardes » (p. 151), « loge de concierge » (p. 153), « gendarme » (p. 154), « Je les ménageais » (p. 154), « outré » (pp. 154, 160), « ferrades » (p. 158, terme sans doute inventé par Poe dans ce sens), « Bois de Boulogne » (p. 163), « Jardin des Plantes » (p. 167), sans oublier la citation de Rousseau tout à la fin du texte. Il est certes possible d’expliquer la fréquence de ces termes par le désir, chez le narrateur anonyme, de faire ressortir le cadre de son récit et, pour un public américain, l’aspect « exotique » de ce cadre. Cependant, certains passages du récit, notamment parmi ceux dans lesquels le narrateur se permet d’intervenir dans le métarécit de Dupin, mettent en exergue la difficulté à utiliser de la sorte un français qui se refuse parfois à la traduction, ou même certaines mésententes quant à la pertinence du vocabulaire employé :

‘[the word “affaire” has not yet, in France, that levity of import which it conveys with us] (p. 148)’ ‘“[...] An inquiry will afford us amusement [I thought this an odd term, so applied, but said nothing] [...]” (p. 153)’ ‘I have said that the whims of my friend were manifold, and that Je les ménageais:—for this phrase there is no English equivalent. (p. 154)’

Cet aspect implique donc le caractère approximatif de certains termes tels qu’ils sont employés dans le conte ; et dès lors le rapport du lecteur au texte en est changé.

En effet, qu’il s’agisse de l’appréciation (toujours plus ou moins subjective) du réseau de jeux de mots dans The Purloined Letter, ou bien de la réaction du lecteur aux termes français dans The Murders in the Rue Morgue, le texte poesque apparaît « ouvert » dans la mesure où il laisse à son lecteur une certaine latitude dans l’actualisation de stratégies textuelles qui n’en constituent pas moins des structures avérées dans les contes. Ainsi, le lecteur fera « ce qu’il veut » des noms français parsemant The Murders in the Rue Morgue, il leur attribuera des valeurs parfois éminemment déterminées par sa subjectivité, mais il entrera par là même dans l’actualisation d’une stratégie prévue par le texte. De même, la technique des calembours telle que nous avons essayé de la mettre en lumière dans The Purloined Letter peut amener à des résultats variés mais qui n’en seront pas moins légitimes du point de vue de la lecture du texte. En somme, on voit bien ici que ce dont il s’agit, c’est de la lecture du genre comme « en jeu », comme « machine à lire », pour reprendre une formule célèbre, et avant tout comme instrument de plaisir du lecteur qui, dans cette perspective, se place dans une position où il est en mesure de jouer avec le langage et non plus, comme Dupin ou D—, d’en subir l’amère ironie.

Remarquons aussi que ce plaisir du texte, qui prend racine dans le jeu sur le signifiant, met en scène le désir du lecteur, du sujet de la lecture lors de l’expérience qu’il fait du texte. En effet, l’accomplissement d’un désir du lecteur se trouve au coeur du jeu sur les mots, comme le remarque Sigmund Freud dans L’interprétation des rêves, puisque ce désir se réalise à travers la présence d’une image, c’est-à-dire d’un signifiant :

‘Nous avons appris que le rêve représente un désir comme accompli. [...]
Ce caractère des rêves est si souvent apparent que l’on se demande comment le langage des rêves n’a pas été compris dès longtemps. Prenons comme exemple un rêve que je puis provoquer à volonté, qui est en quelque sorte une expérience. Quand j’ai mangé le soir les sardines, des olives ou quelque autre hors-d’oeuvre salé, j’ai soif la nuit et je me réveille. Mais j’ai d’abord un rêve, toujours le même : je bois. J’aspire l’eau à grands traits, elle a un goût exquis, je la savoure comme un homme épuisé, je me réveille et dois réellement boire. La raison de ce rêve si simple est la soif que je sens bien au réveil. (p. 114)143

Le sujet lisant qui réalise un désir profond dans le jeu des signifiants peut ainsi retrouver le plaisir d’un retour à l’origine, si l’on en croit la remarque de Freud sur les jeux de mots, précisément, et le plaisir qu’ils génèrent chez le sujet :

‘Je veux parler des deux propositions selon lesquelles, d’une part, le mot d’esprit a pu produire de telles condensations créatrices de plaisir durant son développement, au stade du jeu, c’est-à-dire pendant l’enfance de la raison, d’autre part, parvenu à des stades supérieurs, il accomplit la même opération en immergeant la pensée dans l’insconscient. L’infantile est en effet la source de l’insconscient, les processus de pensée insconscients ne sont rien d’autre que ceux qui se trouvent mis en place dans la prime enfance, à l’exclusion de tout autre. La pensée qui s’immerge dans l’inconscient en ayant pour fin de former le mot d’esprit ne fait que se rendre dans l’ancien lieu familier de son jeu d’autrefois avec les mots. L’acte de penser se trouve reporté pour un temps au stade infantile, afin qu’il puisse ainsi s’approprier à nouveau cette source infantile de plaisir. (pp. 306-307).144

Ce désir régressif de jeu sur le signifiant — où « régressif » renvoie à un plaisir du retour à l’enfance — n’est sans doute pas le seul désir qui puisse animer le lecteur dans son expérience du texte poesque, mais il constitue une motivation possible du jeu avec le symbolique et de la lecture qui s’y rattache, lecture riche de significations multiples.

Une question se pose cependant quant à la validité d’une telle lecture, et des limites à lui imposer. Il s’agit en fait de la même question, à laquelle une réponse claire est apportée, par exemple par Umberto Eco commentant la lecture de Derrida sur The Purloined Letter :

‘Ainsi, Derrida part de la fabula (sélectionnée selon ses propres tendances idéologiques qui l’amènent à déterminer ce qui selon lui est le topic de toute l’affaire, une histoire de castration) pour aller vers les structures actantielles, en montrant comment elles se manifestent aux niveaux profonds du texte. Bonne ou mauvaise, l’opération est en tout cas légitime.145

C’est donc ici de la lecture en tant que ‘« coopération textuelle comme [...] activité promue par le texte »’ 146 qu’il s’agit, et cette « limite de l’interprétation » est sans doute le meilleur garant contre les dérives interprétatives qui amèneraient à négliger l’essentiel, c’est-à-dire les stratégies mises en oeuvre par le texte, notamment, en ce qui concerne ce qui nous a intéressé dans ce chapitre, celles qui requièrent à un degré particulier la coopération du Lecteur Modèle.

Ce lecteur, dès lors que ces limites ont été fixées, peut légitimement s’absorber dans son activité favorite en compagnie, semble-t-il, des personnages du récit qui l’invitent à se joindre à cette aventure interprétative si particulière :

‘For one hour at least we had maintained a profound silence; while each, to any casual observer, might have seemed intently and exclusively occupied with the curling eddies of smoke that oppressed the atmosphere of the chamber. For myself, however, I was mentally discussing certain topics which had formed matter for conversation between us at an earlier period of the evening; I mean the affair of the Rue Morgue, and the mystery attending the murder of Marie Rogêt. (The Purloined Letter, p. 208).’

Cet observateur accidentel, ce Lecteur Modèle dont le rôle dans les contes policiers se trouve particulièrement accentué,147 va ainsi rêver dans et avec ce texte ouvert qui le rend tout autant acteur que spectateur de la lecture. Et cette ouverture du texte contribue à faire de lui un être proche de Pierre Ménard, ce personnage de Jorge Luis Borges qui, dans Fictions, chaque fois qu’il relit le Don Quichotte de Cervantès écrit un livre nouveau.

Notes
137.

Voir par exemple, p. 219 : « These, like the over-largely lettered signs and placards of the street, escape observation by dint of being excessively obvious. »

138.

C’est aussi l’une des conclusions de notre article « Edgar Allan Poe et les contes de ratiocination, ou l’écriture du secret (finalement) préservé » (loc. cit.): « D’abord coquille vide au plan de l’identité, il [Dupin] devient la case vide qui permet d’avancer par la voie qu’il ouvre ou qu’il ferme à certaines déductions. ».

139.

« L’or du scarabée », in Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971, pp. 39-58.

140.

En ce sens, Legrand nous rappelle Dupin : voir notre chapitre II, supra, pp. 112-113.

141.

Une lecture similaire à celle que propose J.Ricardou sur les hypogrammes se retrouve, de manière plus développée, dans un article de Claude Richard à propos cette fois d’un conte fantastique. Il s’agit de « “L” ou l’indicibilité de Dieu », in Edgar Allan Poe Écrivain (pp. 183-205), texte dans lequel le critique analyse également les divers avatars que subit le terme « gold » dans Ligeia. Voir notamment l’idée de la métaphore alchimique entre « gold-god » et « lead-dead » (p. 190) : « Cette hypothèse de travail m’incite à rechercher, dans le discours, les marques textuelles confirmant l’occultation de l’élément diégétique de transmutation des métaux par une manipulation discursive dans laquelle le discours sur l’or (GOLD) se masque sous le discours sur Dieu (GOD) et le discours sur le plomb (LEAD) se masque par le discours sur la mort (DEAD). »

142.

Voir Lacan p. 51, loc. cit.

143.

L’Interprétation des rêves, chapitre III, « Le rêve est un accomplissement de désir », Paris, P.U.F., 1980.

144.

Le Mot d’esprit et sa relation avec l’insconscient, Paris, Gallimard, 1988.

145.

Lector in fabula, p. 237-238.

146.

ibid, p. 71.

147.

Le Lecteur Modèle des contes policiers semble bien être particulier car, si le genre policier n’est pas le seul à proposer des textes « ouverts », la structure du récit impossible qui le caractérise contribue à développer cet aspect de façon spécifique. En effet, c’est bien la faille entre narration et histoire, avec ses conséquences sur le langage utilisé dans les contes, qui pousse le lecteur à chercher ailleurs un plaisir du texte : ailleurs, c’est-à-dire dans l’interprétation ouverte favorisée par ces textes à travers les stratégies que nous venons d’analyser (telles que les jeux de mots ou les emprunts à d’autres langues, qui induisent une certaine liberté dans l’attitude du lecteur face au texte qu’il peut, selon la terminologie d’U. Eco, interpréter sans pour autant, et de manière « illicite », l’utiliser).