B. Durée.

L'étude des anachronies chez Dickens met donc en lumière des prolepses suggérées par certains non-dits dans le discours d'Esther et des analepses qui viennent achopper sur le texte du procès. De même, notre lecture de Collins a fait apparaître des prolepses dont le caractère douteux (voir Betteredge et son Robinson Crusoe) incite à une lecture analeptique elle-même limitée par le Prologue. Même si Bleak House semble plus « ouvert » sur l'avenir de par le caractère singulier de ses prolepses, il faut surtout retenir cette relecture analeptique propre au roman policier, où le lecteur interprète a posteriori les événements passés comme des indices du futur. Mais cette relecture a ses limites, et l'impossibilité, par exemple, pour le lecteur, de savoir qui a tué Tulkinghorn dans Bleak House n'est qu'un avatar de cette impossible remontée du temps figurée par l'origine mythique et inaccessible qu'est le procès Jarndyce.

Cette première impossibilité va-t-elle avoir des conséquences sur une autre partie de la structure temporelle, la durée narrative ? Le rapport entre la durée d'un événement dans la diégèse et la longueur du segment narratif qui lui est dévolu est-il modifié dans les oeuvres étudiées ?

Pour répondre à ces questions, il suffit de penser aux deux points culminants du roman de Collins, c'est-à-dire le vol du diamant et sa répétition symbolique par Franklin sous l'effet de l'opium. Une première constatation s'impose : le vol ne donne lieu à aucune transcription dans le discours. En effet, il s'agit ici de la transgression sur laquelle l'énigme policière est fondée et elle se refuse donc à toute narration puisque c'est l'acte même sur lequel les protagonistes vont enquêter afin de découvrir son auteur. Le vol est donc représenté par un blanc au coeur du texte,161 situé à la page 114. Ce qui est plus remarquable, en revanche, c'est que le discours des narrateurs-témoins (et parfois enquêteurs, comme c'est le cas pour Blake et Betteredge), vient remplir l'espace narratif autour de ce blanc avec un matériau important et parfois digressif. Ainsi, les propos de Betteredge traitant de la perfidie des femmes (pp. 43-44), ou les leçons de moralité données par Miss Clack, apparaissent a posteriori comme des palliatifs destinés combler ce vide de la narration quant à la péripétie majeure, le vol.

Si l'on s'intéresse à l'autre « pic » de l'histoire, la répétition du vol par Franklin sous l'influence de l'opium, une lacune semblable apparaît. En effet, cette répétition, mise en scène avec tant de soin par Ezra Jennings, échoue finalement à reproduire la transgression, puisque Franklin, après avoir pris le substitut du diamant dans la chambre de Rachel, le laisse tomber par terre et va s'endormir sur le sofa (p. 479). Il n'y aura donc pas de répétition exacte et intégrale du vol, et pourtant... Pourtant cette scène a été minutieusement préparée par Jennings durant des journées et des pages entières, jusqu'au crescendo du journal, plein de suspense, qui relate son insuccès (p. 447-483). En d'autres termes, le vol est ici encore représenté par un vide dans la narration, comblé de part et d'autre par de nombreuses pages. Quelque chose échappe donc au récit, dans un cas comme dans l'autre, et la durée narrative des segments destinés à capturer cet irréductible pose la question de la capacité de la narration à représenter l'histoire réelle, le référent.

Le problème de la durée narrative dans Bleak House est traité d'une manière apparemment tout à fait différente. Dans le récit au passé d'Esther, nous trouvons peu de traces d'un traitement du temps significatif au plan psychologique : Esther se contente de retracer les événements de la diégèse dans leur ordre chronologique et leur donne une longueur dans le récit sensiblement équivalente à leur importance dans la diégèse. Ainsi, elle va bien sûr relater la recherche de sa mère avec Bucket dans deux chapitres assez longs (les chapitres 57 et 59), mais dont l'intérêt dans l'histoire justifie l'étendue. De même, on ne trouvera pas dans son récit de longues descriptions mettant en valeur l'écho que certaines scènes pourraient avoir dans sa psyché. Paradoxalement, c'est dans le récit au présent du second narrateur que se fait jour ce qu'il est convenu d'appeler, selon la distinction de Bergson, un temps psychologique. Bien que ce narrateur ne représente aucun personnage diégétique, et malgré l'utilisation du présent qui tendrait au premier abord à lui conférer une qualité intemporelle, c'est lui qui exploite au mieux les ressources de la durée narrative, afin de mettre en valeur l'importance ou l'aspect symbolique de certains passages. Au chapitre 47, il nous fait ressentir la lente agonie de Jo grâce à la métaphore de la carriole : « The car is shaken all to pieces » (p. 705). Il charge ses descriptions des salons de Chesney Wold de détails forts qui annoncent souvent ce qui va s'y passer, et il sait exprimer ce qui dans ces lieux apparaît comme une présence spirituelle162 :

‘But the fire of the sun is dying. Even now the floor is dusky, and shadow slowly mounts the walls, bringing the Dedlocks down like age and death. And now, upon my Lady's picture over the great chimney-piece, a weird shade falls from some old tree, that turns it pale, and flutters it, and as if a great arm held a veil or hood, watching an opportunity to draw it over her. Higher and darker rises shadow on the wall—now a red gloom on the ceiling—now the fire is out. (p. 621)’

Le temps psychologique semble donc bien ressortir à cette seconde narration qui est à même de suggérer les liens secrets qui unissent les différents protagonistes :

‘What connexion can there be, between the place in Lincolnshire, the house in town, the Mercury in powder, and the whereabout of Jo the outlaw with the broom, who had that distant ray of light upon him when he swept the churchyard-step? What connexion can there have been between many people in the innumerable histories of this world, who, from opposite sides of great gulfs, have, nevertheless, been very curiously brought together! (p. 272).’

Si le roman dissocie l'intériorité, liée à un narrateur anonyme et non représenté, de l'héroïne dont il raconte l'histoire, c'est pour marquer la non-coïncidence du sujet de l'énoncé et d'un sujet plus profond, siège de la véritable intériorité. Cet être profond reste irréconciliable à un narrateur représenté dans le texte, et donc quelque chose échappe à la narration d'Esther pour aller se loger dans le second récit anonyme, c'est-à-dire totalement en dehors d'elle. Le roman policier, chez Dickens comme chez Collins, semble bien poser la question de la capacité de la narration à représenter.

Notes
161.

Voir également NAUGRETTE, op. cit., p. 12.

162.

Sur ce point, voir également J. Hillis MILLER, « Bleak House and the Moral Life », in Charles Dickens, Bleak House, DYSON A.E. dir., London, Macmillan, 1969, pp. 156-191, et notamment p. 180, où il analyse cette citation.