II. VISIONS.

La narration se trouve ainsi placée au coeur de notre réflexion sur le récit policier, et il va falloir l'étudier de plus près afin de déterminer les enjeux de cette quête de l'histoire par le récit. La vision narrative des deux romans va nous y aider, car elle détermine fortement la narration.

Dans The Moonstone, tout d'abord, on a affaire à plusieurs focalisations internes successives par chacun des narrateurs-témoins. A l'intérieur de la focalisation interne, Genette distingue la focalisation variable, où la focalisation passe d'un personnage à un autre pour revenir ensuite au même personnage (comme, par exemple, dans Madame Bovary) et la focalisation multiple, où le même événement peut être décrit plusieurs fois selon différents points de vue, comme dans les romans épistolaires. Dans quelle catégorie ranger The Moonstone ? L'opinion de J.-P. Naugrette est intéressante sur ce point :

‘What is striking in The Moonstone is that the focalization is both variable and multiple: Franklin Blake and Betteredge appear twice as narrators of different events, but the same event can also be viewed several times like in epistolary novels—and letters indeed are extremely important here, especially Rosanna's long posthumous letter to Franklin Blake.166

Ainsi, les narrateurs principaux du roman, Franklin Blake et Betteredge, sont les consciences par lesquelles le lecteur « voit » l'histoire, mais leur récit est comme contesté de l'intérieur par d'autres récits. On pense ici, bien sûr, à l'avertissement, plutôt amusant par son côté péremptoire, que Betteredge adresse au lecteur à propos de Miss Clack, avertissement qui montre bien la mauvaise grâce avec laquelle le vieux serviteur se voit retirer la responsabilité du récit :

‘I hear you are likely to be turned over to Miss Clack, after parting with me. In that case, just do me the favour of not believing a word she says, if she speaks of your humble servant (p. 231).’

Et Miss Clack, en retour, de qualifier Betteredge de « heathen old man » (p. 236)...

Quels sont les effets de cette technique et quel parti pouvons-nous en tirer pour notre problématique ? Premièrement, la focalisation interne par tel ou tel personnage explique les limites de son point de vue et peut être reliée à l'aveuglement de Betteredge qui pense que Rachel préfère Godfrey à Franklin, ou à celui de Franklin ignorant la souffrance qu’il cause involontairement chez Rosanna. Voilà sans doute pourquoi la narration peine à retranscrire l’histoire du crime : c'est qu’elle n’est centrée que sur quelques consciences parfois obstinées, à l’image d’un Betteredge refusant l’épreuve des faits : ‘« Take a drop more grog, Mr Franklin, and you’ll get over the weakness of believing in facts »’ (p. 361). D’autre part, le lecteur est confronté à plusieurs versions différentes des mêmes événements, et ces versions sont souvent contradictoires. Par exemple, Franklin, face à la lettre de Rosanna, reste pétrifié par cette nouvelle version des faits qui lui est présentée et qui ne concorde pas avec la sienne (p. 361). Cet affrontement entre plusieurs visions narratives peut expliquer l’enjeu de la quête sans fin de l’histoire par le récit : lorsqu’il cherche à donner la solution de l’énigme du vol, chaque narrateur se définit par rapport aux autres narrateurs précédents ou à venir, et c’est dans ce jeu d’interactions que s’exprime son identité propre. La quête de la pierre, la quête de l’histoire par le récit, ne devient alors qu'un simple prétexte à conserver le pouvoir de la parole le plus longtemps possible, comme le suggèrent les digresions de certains personnages. Ce qui est en jeu, à travers le pharisaïsme de Miss Clack, quand elle dissémine sa « bonne parole » un peu partout dans la demeure de lady Verinder à Londres, c’est le primat de son discours sur celui de l'Autre. Et c’est aussi ce qui motive l’attitude de Franklin lors de sa rencontre avec Rachel, rencontre arrangée par Bruff à la demande de Franklin (p. 390-403) : ‘« My whole future depended, in all probability, on my not losing possession of myself at that moment »’ (p. 392). On comprend alors mieux pourquoi l'expression de l'histoire par la narration s’avère impossible, car par la narration et au travers de la résolution de l’énigme du vol, c’est à une formulation de leur propre identité que les personnages veulent parvenir, et c'est une entreprise sans fin, bien sûr, puisque le sujet ne se connaît jamais totalement lui-même. Ainsi, Franklin Blake, parti à la recherche d'un hypothétique voleur et lisant son propre nom167 sur la chemise de nuit censée le désigner, écrit devant ce vertige de l’identité du sujet ‘: « My impression is, that the shock inflicted on me completely suspended my thinking and feeling power »’ (p. 359).

Qu’apprend-on maintenant de l’étude de la focalisation dans Bleak House ? Sur ce point, il est intéressant de se reporter à l'article de W.J. Harvey168 dans lequel il analyse la narration en ces termes : le récit d'Esther constituerait un point stable et « objectif » de la narration, par opposition au récit du narrateur anonyme qui, lui, porte toutes les marques d’une forte individualité dans la focalisation. Dickens s’est astreint à composer le récit d'Esther de cette façon afin de contrôler son imagination fertile : ‘« we may properly consider one of Esther’s function to be that of a brake, controlling the runaway tendency of Dickens’ imagination »’ (p. 226). Ce point de vue est intéressant en ce qu’il complète notre remarque sur la durée narrative qui attribue au narrateur anonyme, et non à Esther, l’expression d'un temps psychologique. Il est aisé de citer des passages justifiant l'analyse de W.J. Harvey,169 car si le narrateur anonyme retranscrit souvent les sentiments des personnages en focalisation interne, certaines figures de style, certaines métaphores, montrent que l'on a bien affaire à une conscience particulière qui « colore » l'histoire en récit, lui ajoutant force métaphores et autres figures de style. Ainsi, le « familiar demon » de Bucket désigne son petit doigt (pp. 768, 780, 790), et les deux orifices dans les volets de la chambre où meurt Nemo/Hawdon deviennent ‘« the gaunt eyes in the shutters staring down upon the bed »’ (p. 188). A l'inverse, le récit d'Esther ne fait preuve d'aucune audace de style susceptible de révéler dans le discours la présence agissante d'un point focal du récit. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer ses timides objections au mode de vie de la famille Jellyby (p. 113) et les sarcasmes que fait pleuvoir l'autre narrateur sur ce type de philanthropes « télescopiques ».170

Cette brève description des différentes focalisations chez Dickens serait incomplète si l'on passait sous silence celle qui concerne l'un des personnages principaux, lady Dedlock. D'un bout à l'autre du roman, le narrateur anonyme « fait l’impasse » sur elle, comme le suggère son nom, c'est-à-dire qu'elle est présentée en focalisation externe et que le narrateur n'a pas accès à sa conscience. C'est le seul personnage dans ce cas, et lorsqu'elle apprend la mort de Tulkinghorn, il est impossible de savoir si elle est coupable, étant donné la formulation du discours : ‘« The horror that is upon her, is unutterable. If she really were the murderess, it could hardly be, for the moment, more intense »’ (p. 815). Parallèlement, Tulkinghorn est lui-même décrit en focalisation externe jusqu'au moment où il entreprend de révéler à lady Dedlock ce qu'il sait de la vérité. Il cède alors devant la force de caractère de son adversaire : ‘« “This woman,” thinks Mr Tulkinghorn, standing on the hearth, again a dark object closing up her view, “is a study.” »’ (p. 716). Une fonction de ce procédé de focalisation externe est bien sûr de traduire la froideur et la discipline à laquelle lady Dedlock s'est astreinte depuis des années pour cacher sa honte et sa douleur, ainsi que l'inhumanité de Tulkinghorn devant ses victimes. Mais cela va également nous permettre de proposer une explication aux deux focalisations opposées constatées dans le récit d’Esther et dans celui du narrateur anonyme. Ce procédé de focalisation externe sera repris dans The Mystery of Edwin Drood à propos du personnage de Jasper, que le lecteur peut soupçonner d’être responsable de la disparition d’Edwin, sans pourtant en avoir la preuve formelle : cet aspect mystérieux du tuteur d’Edwin Drood est aussi sans doute ce qui le rend suspect aux yeux du lecteur, et ce qui fait une partie du mystère du texte.171

L'énigme policière, dans Bleak House, semble au premier abord assez restreinte : elle consiste à trouver le coupable du meurtre de Tulkinghorn, mais ce meurtre est commis relativement tard dans le roman (chapitre 48) et la coupable désignée par Bucket, Mlle Hortense, peut poser problème. Est-ce bien elle qui a tué Tulkinghorn ou bien Bucket se sert-il d’elle pour innocenter un peu trop facilement lady Dedlock ? Toujours est-il que l’énigme policière, peu développée, est également rattachée à la recherche des origines d'Esther qui, elle, s’étend sur toute l’oeuvre. Il est frappant de constater que, dans un cas comme dans l'autre, l’origine est mal définie : la coupable du meurtre n'est pas accusée par des preuves formelles et la mère recherchée par Esther n'est qu'un personnage tronqué dont la psyché est évacuée du récit. C'est bien l'identité qui pose problème ici, identité toujours manquant de sujet, car si lady Dedlock et le rôle du coupable sont des fonctions sans identité, le narrateur anonyme, lui, est une identité désincarnée, sans sujet, une identité qui ne dit jamais « je ». Nous avons donc affaire à deux types d’énigme dans Bleak House : une énigme extratextuelle, qui concerne l’identité du criminel de Tulkinghorn (il s’agit ici de rechercher un référent, le nom d’un personnage) et, à un second niveau plus fondamental, une énigme intratextuelle qui porte sur l’identité véritable du narrateur du récit anonyme et sur le personnage de lady Dedlock. Ce second type d’énigme est intratextuel dans la mesure où il repose sur les structures narratives du roman, à savoir : la présence de deux récits dans le texte et la focalisation externe sur la mère d’Esther. A travers son système de focalisations, l’oeuvre interroge donc la notion d'identité, comme chez Collins, dans le prolongement de la dualité irréductible histoire-narration : l'identité reste mystérieuse parce qu'en somme la narration déployée, qu'elle se manifeste dans l'ordre temporel ou la vision narrative, est incapable de la représenter dans l'histoire.

Notes
166.

NAUGRETTE, op. cit., p. 35

167.

Non pas un nom propre, pourrait-on dire, mais un nom taché, comme la chemise de nuit, et comme le diamant, qui a un défaut, c'est-à-dire un élément irréductible au discours, le résidu de l'identité que l'ordre symbolique du discours ne peut pas assimiler.

168.

W.J. HARVEY, « Bleak House: The Double Narrative », in Charles Dickens, Bleak House, A.E. DYSON dir., London, Macmillan, Casebook Series, 1969, pp. 224-234.

169.

Nous en avons déjà vu certains lors de notre analyse de la durée narrative.

170.

Voir p. 411 : « Jo, the very, very tough subject Mr Chadband is to improve ». Devant Mrs Jellyby, Esther, au contraire, use d'euphémismes : « I was not so attentive an auditor as I might have wished to be » (p. 90).

171.

Voir The Mystery of Edwin Drood, notamment pp. 99 et 191.