III. ÉNONCIATION.

Il reste maintenant à voir quelles sont les implications de ces stratégies narratives à un troisième niveau, celui de l'énonciation. Justifient-elles nos conclusions sur le traitement du temps et la vision narrative, et sont-elles liées à ce mystère de l'identité qui les accompagne ?

Un premier point est celui du temps grammatical utilisé dans l'énonciation. Chez Collins, on a affaire à une narration ultérieure, c'est-à-dire que les narrateurs relatent des événements qui se situent pour eux dans le passé. Ce type de narration est bien sûr le plus répandu dans le genre romanesque, mais il est aussi souvent associé à un narrateur omniscient, alors que la technique narrative de Collins se distingue de cet usage. En effet, les narrateurs ont aussi été des témoins-acteurs du drame qu'ils racontent, et Franklin Blake leur demande de donner leur témoignage sur ce qu'ils ont vécu à l'époque en se limitant à leur expérience personnelle de l'histoire : ‘« Starting from these plain facts, the idea is that we should all write the story of the Moonstone in turn—as far as our own personal experience extends, and no farther »’ (p. 40). C'est précisément ce point que conteste Miss Clack, sans succès, dans une lettre à Franklin où elle lui demande, parlant d'elle-même à la troisième personne, ‘« whether she may be permitted to make her humble contribution complete, by availing herself of the light which later discoveries have thrown on the mystery of the Moonstone »’ (p. 285). Ce conflit révèle bien l'ambiguïté d'une telle narration, car il est impossible pour le lecteur d'être certain que les narrateurs respectent leur engagement. Ainsi, Miss Clack interrompant sans cesse le fil du récit avec ses leçons de morale, trouble également la diégèse avec ses tracts ou par les interventions intempestives dont elle se glorifie : « the glorious prospect of interference was opened before me » (p. 290). N’a-t-on pas là une indication qu'elle doit difficilement s'accommoder d'une limitation de son point de vue et voudra à tout prix tirer une morale de l'ensemble de l'histoire ? Cette limitation imposée aux narrateurs peut donc expliquer leur difficulté à retranscrire l'histoire par le récit, comme on l'a vu avec l'étude des structures temporelles, mais elle est aussi significative d'un flou de l'identité du locuteur, car on ignore s'il parle avec le recul du présent ou s'il se limite à son expérience du passé.

Le temps de la narration, s'il confirme le schéma du mystère identitaire chez Collins, reste cependant assez classique par l'usage d'une narration ultérieure. C'est également ce que l'on trouve chez Dickens, dans le récit d'Esther, qui constitue lui aussi une narration ultérieure. En revanche, toute l'ingéniosité technique de Dickens s'exprime dans le récit au présent du narrateur anonyme.172 Il s'agit ici d'une narration simultanée, mais l'aspect très élaboré, parfois ironique parfois élégiaque, de ce récit, lui confère une dimension spécifique qu'il faut analyser.173

L’effet le plus évident du présent est l’ironie, souvent utilisée dans la description de l’aristocratie de Chesney Wold. Ainsi, la dignité guindée de sir Leicester est rendue par un présent intemporel dont la rectitude exagérée suggère le ridicule : ‘« Sir Leicester directs his majestic glance down one side of the long drawing room, and up the other, before he can believe that he is awake »’ (p. 453). Parallèlement, d'autres personnages, par des questions plus prosaïques, mettent aussi en lumière cet enfermement dans un présent de majesté qui n'en paraît que plus aveugle :

‘If Volumnia have a fault, it is the fault of being a trifle too innocent; seeing that the innocence which would go extremely well with a sash and tucker, is a little out of keeping with the rouge and pearl necklace. Howbeit, impelled by innocence, she asks, “What for?”
“Volumnia,” remonstrates Sir Leicester, with his utmost severity. “Volumnia!” (p. 624).’

D'autre part, le présent peut aussi contribuer à l'expression de sentiments moins satiriques, comme lorsque George Rouncewell prend sir Leicester dans ses bras alors que celui-ci attend obstinément le retour de lady Dedlock : ‘« The trooper takes him in his arms like a child, lightly raises him, and turns him with his face more towards the window »’ (p. 848). Cette variation sur le thème du paralytique, thème exprimé de façon plus négative chez la famille Smallweed, fait du présent l'instrument d'une description presque picturale de l'enfant prodigue secourant le père en proie au désespoir.

Ces deux utilisations du présent ont des effets contraires : l'ironie distancie le sujet par rapport à l'objet qui lui est présenté, alors que d'autres exemples font appel à la sympathie du lecteur pour les sentiments exprimés. Cette ambivalence se retrouve dans un aspect plus singulier, celui du style indirect libre. En effet, qu'il soit au passé ou au présent, ce style rend possible la confusion entre la narration assumée par l'instance narrative et les paroles du personnage rapportées au style indirect par le narrateur. De plus, dans un récit au présent, comme la narration simultanée utilisée par le narrateur anonyme, l'indice temporel de la distinction entre narrateur et personnage — c'est-à-dire le prétérit — disparaît, ce qui favorise la fusion des deux instances. En somme, ce style indirect libre au présent brouille doublement les limites entre la distance prise par le narrateur par rapport au récit (style rapporté) et l'association du narrateur aux propos de la narration. Ainsi, lorsqu'il retranscrit les paroles de Jo au style indirect libre, le narrateur anonyme reprend certaines de ses expressions, et l'orthographe même du récit montre qu'il transcrit le discours de Jo en style indirect libre (p. 689). Puis il ajoute à propos de Jo : ‘« Conducting himself throughout as if in his poor fashion he really meant it »’. On est ici aux limites entre la focalisation externe et la focalisation interne. Le narrateur vient de reprendre dans son discours les structures grammaticales fautives utilisées par Jo, comme si Jo était le point focal de la narration et même comme s'il en avait pris le contrôle (style indirect libre rapportant les paroles de Jo sans verbe introductif) ; puis il revient à une modalisation (« as if ») caractéristique de la focalisation externe, de sorte que le lecteur s'interroge sur l'implication réelle du narrateur vis-à-vis du personnage. On retrouve donc l'énigme principale de Bleak House concernant l'identité du narrateur anonyme, énigme qui s'exprime dans les rapports ambigus du récit à l'histoire.

Pour clore cette étude de l'énonciation, il faut encore faire quelques remarques sur les déterminations de personne, qui vont confirmer nos conclusions. Tout d'abord, dans The Moonstone, les narrateurs sont homodiégétiques (Betteredge) ou même autodiégétiques (Franklin Blake), ce qui peut facilement se rattacher à la thématique développée par la vision narrative. En effet, les narrateurs étant impliqués dans la diégèse, ils n’en sont que plus susceptibles d’aveuglement face à l’histoire qui se déroule devant eux. Mais les récits autobiographiques de Franklin ont aussi valeur de « Bildungsroman », valeur fortement suggérée par le dénouement heureux du mariage avec Rachel, et par ce côté ils se rattachent bien sûr au mystère de l'identité qui se cache sous l'énigme policière. Ainsi, dans la première partie du roman, c'est le diamant que l'on recherche, alors que dans la seconde moitié, notamment à travers l'expérience conduite avec Jennings, c'est Franklin qui se cherche.

L'univers de Dickens est bien différent, au premier abord. Le roman se divise entre le récit au présent du narrateur hétérodiégétique et la narration ultérieure d'Esther, narratrice autodiégétique. Cependant, même si elle relate certains événements importants, Esther ne se voit jamais confier la narration d'actes déclencheurs décisifs dans la diégèse, tels que la mort de Krook, la mort de Tulkinghorn ou le chantage de Smallweed qui pousse Bucket à désigner Mlle Hortense comme la coupable du crime (p. 787). En somme, l'histoire du roman, qui aboutit à la découverte des origines d'Esther bien plus qu'à celle de l'assassin de Tulkinghorn, est racontée par le narrateur anonyme situé hors de l'histoire, tandis qu'Esther, impliquée dans la diégèse, n'a aucune part dans cette découverte. Voilà donc une structure en trompe-l'oeil, où le personnage désigné comme autobiographe échoue à reconstituer sa propre histoire dans sa narration, et où cette histoire de l'identité est prise en charge par un narrateur qui n'a lui-même ni identité ni rôle diégétique, bref un narrateur énigmatique.

Nous voilà donc face à une formulation assez claire du secret, du mystère à l’oeuvre dans les deux textes. A partir d'une étude temporelle, il est apparu que le passé échappe toujours aux narrateurs et par conséquent que leur narration ne coïncide pas avec la révélation du secret et plus généralement de l'histoire : d'où l'utilisation de récits répétitifs, et d'un discours toujours en décalage par rapport à ce qu'il cherche à représenter. Ensuite, les phénomènes de focalisation nous ont permis de montrer que ce décalage provient d'une exploration jamais achevée du mystère de l'identité. C'est enfin ce qu'ont confirmé deux brèves approches de l'énonciation. Cette énigme identitaire va à présent faire l'objet d'une étude plus approfondie, sans négliger les aspects particuliers de la narration, qu’il s'agisse par exemple des deux récits dans Bleak House, ou de la focalisation interne à la fois multiple et variable dans The Moonstone.

Notes
172.

Remarquons que Dickens utilise aussi le présent dans The Mystery of Edwin Drood, mais de façon moins sélective puisque le même narrateur choisit de relater l’histoire soit au passé, soit au présent, créant ainsi un effet de « flou » au niveau temporel, qui s’accorde à l’atmosphère oppressante qui règne dans ce texte.

173.

Le terme de présent « historique » conviendrait peut-être mieux à ce récit qui se veut souvent descriptif avec, comme nous l’avons vu, une forte détermination psychologique.