III. VICTIME ET MASOCHISME.

Partis d'une thématique du désir révélée par les détectives, nous avons abouti à une vision nouvelle du mystère de l'identité. Celui-ci serait à relier au désir oedipien qui conduit à une reconnaissance de soi-même comme distinct de l'Autre désiré, tout en prenant conscience de l'importance du positionnement par rapport à l'Autre dans la constitution de l'identité.

Dès lors que l'identité est ainsi définie, un problème surgit quant au système de définition du sujet. Alors que le sujet se reconnaît dans la position qu'il occupe vis-à-vis d'autrui, le roman policier, par sa structure même, thématise cette position selon des catégories qui lui sont propres, et c'est là que le positionnement du sujet s'avère difficile. En effet, si l'on reprend la typologie proposée par Jacques Dubois dans ce qu'il appelle le « carré herméneutique »,187 les rôles, dans le roman policier, se distribuent entre victime, enquêteur, suspect et coupable, et le travail du détective consiste à fixer ces rôles sur des personnages. Mais au cours de l'enquête, le plus souvent, ces rôles passent sans cesse d'un personnage à un autre, le soupçon se porte sur tous et le détective lui-même peut se retrouver coupable. C'est ce qui fait dire à Jacques Dubois que le secret de l'énigme, la crise d'identité, se répand et contamine tous les personnages, voire le texte :

‘A ce point, le secret peut être ramené à la crise d'identité du sujet, qui est une donnée générique essentielle. Mais elle ne l'est qu'à condition de voir que la crise d'identité engage tout le texte et sa forme dans un mouvement de signification qu'aucune définition ne peut fixer. La crise du sujet, encore une fois, est une crise du texte comme clôture. Elle rejoint sans retard une pluralisation du sens qui a déjà fait l'objet de nos observations.188

Dans un tel système, où toute position par rapport à l'énigme policière (dont on a vu qu'elle se ramenait à une énigme identitaire) est éphémère, la relation à l'Autre (le criminel, l'enquêteur, la victime) ne peut se résoudre dans une perspective de clôture. La relation à l'Autre est sans cesse en mouvement, et c'est dans ces mouvements qu'il faut à présent chercher la formulation d'une identité, non dans une relation post-oedipienne stabilisée.189

Nous allons donc tenter d'éclairer un peu plus la relation à l'Autre dans une perspective dynamique. Mais déjà se pose la question « quel Autre ? ». L'objet du désir par rapport auquel le sujet se définit apparaît sous des formes multiples : les parents manquants, leurs substituts (l'héritage dans Bleak House), les différents prétendants des héroïnes... Pour ne pas se perdre dans la complexité du problème, il faut se rappeler que la distinction fondamentale remise en cause dans l'usage du carré herméneutique par le roman policier, c'est celle faite entre victime et coupable, de sorte que la culpabilité s'étend à tous les personnages. Ces deux pôles de culpabilité et d'innocence opprimée (auxquels se rattachent respectivement les rôles du suspect et de l'enquêteur) déterminent donc un clivage entre les personnages, de sorte que la position du sujet envers l’Autre, envers l’objet de son désir, répond à cette distribution binaire. L'Autre est soit coupable soit victime, je suis soit coupable soit victime. Qu'en est-il exactement dans les textes ?

Il semble que, chez Dickens comme chez Collins, le sujet se pose en victime devant le coupable qui devient donc l'Autre. Ainsi, Esther, à force de se décrire comme niée par l'Autre, par la coupable Miss Barbary au nom évocateur, provoque la compassion du lecteur du fait même de sa soumission à sa tante. Elle est donc reconnue comme individualité parce qu'elle se soumet à une force qui la nie :

‘“It would have been far better, little Esther, that you had had no birthday; that you had never been born!” (p. 64)’ ‘Many and many a time, in the day and in the night, with my head upon the pillow by her that my whispers might be plainer to her, I kissed her, thanked her, prayed for her, asked her for her blessing and forgiveness, entreated her to give me the least sign that she knew or heard me. (p. 67)’

On retrouve ce paradoxe dans l'attitude d'Esther envers Jarndyce, attitude de soumission au désir d'appropriation émanant de Jarndyce, attitude provoquant le regard du lecteur (qui est aussi l'Autre) sur le malheur d'Esther individuée. Ce paradoxe est souvent présent à travers des formules de dénégation : ainsi, l'acceptation par Esther de la demande en mariage de Jarndyce se ternit du souvenir d'Allan Woodcourt, souvenir prétendument détruit avec les fleurs qu'il avait offertes. Tout en niant son amour pour Allan, Esther nous fait sentir à quel point il lui est difficile de s'en détacher :

‘“Don't you remember, my plain dear,” I asked myself, looking at the glass, “what Mrs Woodcourt said before those scars were there, about your marrying—”
Perhaps the name brought them to my remembrance. The dried remains of the flowers. It would be better not to keep them now. They had only been preserved in memory of something wholly past and gone, but it would be better not to keep them now. (pp. 668-669)’

Les personnages de Collins ont une attitude similaire à celle d'Esther, quoiqu’un peu différente. Ici, ce sont plusieurs personnages qui entretiennent des relations de soumission les uns aux autres. Rachel, par exemple, se laisse accuser du vol par Cuff sans dénoncer celui qu’elle a vu dérober le diamant, tout cela par amour pour le voleur, Franklin. Parallèlement, la position de Franklin envers Rachel pendant la cour qu’il lui fait est celle d’un élève qui se fait gronder :

‘At any rate, Miss Rachel was reported to have said some severe things to Mr Franklin, at the piano that evening, about the people he had lived among, and the principles he had adopted in foreign parts. The next day, for the first time, nothing was done towards the decoration of the door. I suspect some imprudence of Mr Franklin’s on the Continent—with a woman or a debt at the bottom of it—had followed him to England. But that is all guesswork. (p. 91)’

Godfrey lui aussi, par certains aspects si semblable à Franklin, est dominé par une femme, qui lui fait du chantage :

‘The lady at the Villa, had heard of his contemplated marriage. A superb woman, Mr Blake, of the sort that are not to be trifled with—the sort with the light complexion and the Roman nose. She felt the utmost contempt for Mr Godfrey Ablewhite. It would be a silent contempt, if he made a handsome provision for her. Otherwise, it would be contempt with a tongue to it. (p. 513)’

Enfin, même l'austère Miss Clack cède à cette passion de la soumission qui lui fait endurer les pires épreuves dans son rôle de prosélyte :

‘Taxation may be the consequence of a mission; riots may be the consequence of a mission; wars may be the consequence of a mission: we go on with our work, irrespective of every human consideration which moves the world outside us. (pp. 272-273)’ ‘She [Rachel] had my forgiveness at the time when she insulted me. (p. 311)’

Ici encore, comme chez Rachel, Franklin et Godfrey, la soumision vise à obtenir l'amour de l'Autre, ou du moins sa compassion, en se posant comme victime réclamant la reconnaissance de ses souffrances.

Une telle problématique peut s'articuler avec ce que nous avons conclu de notre analyse du désir oedipien, si l'on veut bien considérer l'attitude des personnages comme « masochiste », c'est-à-dire comme une attitude d'amour de la douleur mais aussi de demande d'amour. Dans son article « A Child is Being Beaten », où il analyse le masochisme, Freud explique cette perversion par le sentiment de culpabilité causé par l'amour pour le parent de sexe opposé :

‘This being beaten is now a convergence of the sense of guilt and sexual love. It is not only the punishment for the forbidden genital relation, but also the regressive substitute for that relation. (p. 189)190

Ainsi, donc, lorsqu'Esther ou Rachel se posent en victimes, on peut constater un refoulement du désir oedipien en même temps que la réalisation de ce désir. C'est le sens que l'on peut attribuer à certaines émotions des personnages devant l'adversité : à la fois le sens d'une contrition et celui d'un trop-plein d'aimer.191 Cette interprétation représente une avancée par rapport à notre précédente analyse de l'Oedipe dans les deux romans, car elle se fonde sur une relation à l’Autre où la demande d’amour se fait de façon indirecte, en plaçant l’Autre au premier plan. Comme Esther, à qui les critiques ont tant reproché sa fadeur, comme Rachel, dont la réputation même souffre de son acte de sacrifice pour Franklin, le sujet masochiste se nie lui-même par sa soumission à la douleur pour pouvoir se voir dans l'Autre et dans l'amour qu'il espère que cet Autre lui renverra.

A ce point de notre développement, il faut de nouveau se poser la question du statut de l'Autre. A travers l'analyse de l'attitude masochiste des personnages, dérivée de l'opposition victime/coupable, c'est encore le désir oedipien qui est en cause, un désir exprimé indirectement mais avec force. Or, ce désir reste refoulé chez l'individu, du fait du sentiment de culpabilité qui l'accompagne (voir supra, la dernière citation de Freud). On peut donc dire qu'à ce niveau les personnages entretiennent avec l'Autre des relations qui ont pour but de se concilier ces désirs inconscients pour plus de plaisir. Mais le masochisme n'est pas la seule manière d'arriver à ce but, car il cache lui-même un autre désir, dont il découle, comme le montre Freud dans son article déjà cité. Freud analyse la genèse de la perversion masochiste féminine de la manière suivante : la petite fille fantasme d'abord qu'un enfant est battu par le père, puis elle se fantasme elle-même en train d'être battue par son père. Dans la première phase, l'amour oedipien qu’elle porte à son père la conduit à éprouver un plaisir sadique devant le spectacle d'un enfant qu’il bat, qu’il n’aime donc pas, et qui n’est pas elle ; dans la deuxième phase, le sentiment de culpabilité de la petite fille produit un fantasme de type masochiste qui réalise également le désir sur un mode régressif.192 A l'origine du masochisme, on trouve donc le sadisme.

Nous allons donc nous demander si cette genèse du masochisme trouve une expression dans les deux romans que nous étudions et qui font partie d'un genre, le policier, réputé (parfois à tort) pour sa violence et justement son sadisme.193 On ne peut s'empêcher de répondre par l'affirmative, devant les nombreux exemples qui viennent à l'esprit en rapport avec le sadisme. Chez Collins, les personnages masochistes sont tous sadiques par surcroît : ceci est valable pour Rachel, Franklin, Godfrey, et même Miss Clack. Rachel et Franklin, dans leur entretien le plus important, passent chacun de la soumission à l'insulte, au plaisir de voir souffrir :

‘She answered in a low tone, with a sullen submission of manner which was quite new in my experience of her. [...]
The apology was more unendurable than the insult. The most degraded man living would have felt humiliated by it. (p. 391)’

De même, Franklin quitte Rachel sans lui répondre alors qu'elle le conjure de lui pardonner (p. 403). Godfrey également, par sa demande en mariage à Rachel, demande intéressée, ainsi que par le fait qu'il a en personne administré l'opium à Franklin le soir du vol (voir p. 508), se rattache à ce désir sadique. Enfin, Miss Clack elle-même est impliquée dans ces souffrances infligées, en, ce qui la concerne, à Mr Bruff, à qui elle annonce crânement que Rachel a innocenté Godfrey :

‘I enjoyed the triumph—the unholy triumph, I fear, I must admit—of seeing Mr Bruff utterly confounded and overthrown by a few plain words from Me. He started to his feet, and stared at me in silence. (p. 263)’

Dans The Moonstone, sadisme et masochisme coïncident donc chez les mêmes personnages. Mais dans Bleak House, en revanche, la situation est plus complexe, et c’est dans le récit du narrateur anonyme que l'on trouve la plupart des éléments agressifs faisant réponse au masochisme d'Esther. Le narrateur lui-même, par ses remarques sarcastiques sur la société aristocratique de Chesney Wold, s'attaque aux conventions auxquelles Esther, de son côté, se soumet, et plus encore il semble se délecter de l'agonie de cette société,194 représentée par le lord Chancellor et son grotesque homologue, Krook :

‘The Lord Chancellor of that Court, true to his title in his last act, has died the death of all Lord Chancellors in all Courts, and of all authorities in all places under all names soever, where false pretences are made, and where injustice is done. (p. 511)’

Les personnages centraux du récit anonyme font aussi preuve d'un goût prononcé pour la souffrance d'autrui. Tulkinghorn prend plaisir à torturer lady Dedlock en refusant de lui dire quand il révèlera son secret à sir Leicester, alors que l'événement qui causera cette révélation195 peut sembler anodin, par la suite :

‘“I am to drag my present life on, holding its pains at your pleasure, day by day?” she asks, still looking at the distant sky.
“Yes, I am afraid so, Lady Dedlock.” (p. 637)’

De nombreux exemples peuvent se rattacher à celui-ci, telle la soudaine mise en demeure de régler ses dettes faite par le grand-père Smallweed à George Rouncewell, à l'instigation de Tulkinghorn,196 ou les relations clairement sadiques qu'entretient le grand-père Smallweed avec sa femme. Enfin, même Miss Flite entre dans ce jeu de la souffrance, comme en témoignent les oiseaux qu'elle retient prisonniers jusqu'à leur mort, ce qu'elle qualifie de « ve-ry mortifying » (p. 104), inconsciente peut-être du mal qu'elle commet.

Dans cette perspective, il est possible d'attribuer au temps présent utilisé dans tout le récit du narrateur anonyme une valeur différente de celle à laquelle notre étude narratologique a conclu. Si le désir sadique inconscient d'Esther masochiste est projeté dans ce récit anonyme, c'est parce que celui-ci a valeur de fantasme du sujet, de production inconsciente, latente, à laquelle l'analyse du masochisme peut conduire. On a affaire ici à un « présent fantasmatique », c'est-à-dire un présent qui, comme la phrase « On bat un enfant », exprime un fantasme, la réalisation d'un désir profond du sujet. Mais ce fantasme reste refoulé dans l'inconscient comme il est refoulé dans le récit anonyme, à travers un présent intemporel : comme le Ça ne fait pas de distinctions temporelles entre passé, présent ou futur, le narrateur anonyme exprime un désir sadique en dehors de toute catégorie temporelle. Cet aspect irréaliste, intemporel, du récit anonyme est aussi ce qui contribue à définir le fantasme sadique comme production inconsciente étrangère au moi conscient.

L'exploration plus poussée que nous avons faite des relations à l'Autre-objet du désir déterminant l'identité des personnages se heurte maintenant à un problème sérieux. Le masochisme de ces personnages nous a conduit à analyser leur attitude comme une demande d'amour du sujet qui se nie lui-même et veut se voir à travers l'amour de l'Autre. De ce point de vue, on reste dans une définition oedipienne du sujet selon des relations interpersonnelles. Mais voilà que surgit une motivation sadique à l'origine du masochisme, qui se différencie de lui chez les mêmes personnages (dans The Moonstone) ou à travers des personnages différents (dans Bleak House). Alors que, dans notre première analyse, le sujet parvenait à exprimer son identité dans une relation à l'Autre sur un mode masochiste, l'identité des personnages est, avec le sadisme, soit scindée en pulsions contraires (chez Collins), soit inapte à intégrer des pulsions exprimées chez d'autres personnages et même dans un autre récit. C'est donc ce lien problématique avec le sadisme que l'on va à présent tenter d'élucider.

Notes
187.

Jacques DUBOIS, op. cit., pp. 92-94.

188.

Jacques DUBOIS, op. cit., p. 153.

189.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que nos conclusions sur l’Oedipe en tant que processus identificatoire deviennent irrecevables. Elles se situent à un premier niveau de réflexion qui reste valable mais peut être précisé, dépassé.

190.

FREUD Sigmund, « A Child is Being Beaten », The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, London, Hogarth, 1962, volume 17 [1917-1919], pp. 179-204.

191.

Voir Dickens p. 64 : « I was in a kind of fright beyond my grief; and I caught hold of her dress, and was kneeling to her » ; Collins p. 393 : « The revelation which burst upon me in those words, the overthrow which they instantly accomplished of the whole view of the case on which Mr Bruff had relied, struck me helpless. Innocent as I was, I stood before her in silence. »

192.

Une troisième phase, similaire à la première, est en fait, selon Freud, un autre avatar du masochisme de l'enfant car l'enfant battu n’y est qu'un subtitut de celui qui fantasme. Voir Freud, loc. cit., p. 191.

193.

Voir en particulier les romans de James Hadley CHASE.

194.

Quelques rares exceptions sont à noter dans le discours du narrateur anonyme sur ce sujet, comme l'exemple — déjà cité dans la première partie de ce travail — de l’aide qu’apporte George Rouncewell à un sir Leicester défait par l'attente et l'angoisse lors de la fuite de lady Dedlock (p. 848).

195.

C'est le consentement de lady Dedlock au mariage de Rosa, sa servante, avec le neveu de George Rouncewell (pp. 714-717).

196.

Voir à ce sujet la remarque de George sur Tulkinghorn : « He is a slow-torturing kind of man » (p. 698).