III. L’OeUVRE OUVERTE.

Nos développements nous ont donc amené à la conclusion que le texte policier permet l'émergence de l'inconscient du lecteur parce que sa structure est assez ouverte pour une sortie hors du texte réalisée par le lecteur. Il s'agit donc ici d'une ouverture de l’oeuvre, au sens où le langage ne fixe pas totalement la signification et ouvre des possibilités dont la réalisation est laissée au sujet, au lecteur. L'ouverture est définie ainsi par Umberto Eco :

‘En langage simple, [dans l'art contemporain] le poète créé un système linguistique qui n'est plus celui de la langue dans laquelle il s'exprime, mais qui n'est pas non plus celui d'une langue inexistante : il introduit des modules de désordre organisé à l'intérieur d'un système, pour en accroître la possibilité d'information.220

Ce désordre organisé prend la forme de l’indétermination, de l’incertitude qui accroit la possibilité d'information, dans le roman policier, et si les structures répétitives sont une trace de la sortie hors du texte du lecteur, les indices sont les modules de désordre qui permettent l'ouverture du texte. Ils recèlent un monde de significations en devenir, souvent non fixées par l'intrigue même à la fin du roman. Les indices qui poussent Cuff à soupçonner Rosanna, ceux qui guident Bucket et Tulkinghorn dans leur enquête sur l'énigmatique lady Dedlock, restent souvent eux-mêmes énigmatiques. Ainsi, à la fin du chapitre 53, Bucket semble déduire la culpabilité de lady Dedlock dans l'affaire du meurtre de Tulkinghorn, simplement à partir d'une conversation avec un domestique lui confirmant que lady Dedlock est sortie le soir du meurtre :

‘[...] “she went out walking the very night of this business.”
“To be sure she did! I let her into the garden over the way.” (p. 779)’

Mais bien sûr, cette culpabilité reste à prouver à la fin du roman et l'indice restera problématique, non décisif.

L'indice est donc indéterminé dans sa signification, et c'est ce qui permet au contrat de lecture du roman policier d'exister. En effet, ce contrat de lecture est défini par Uri Eisenzweig comme un jeu :

‘Ce jeu, on sait qu'y participent, d'une part, l'auteur, qui présente l'énigme, ou plus exactement le problème, et, d'autre part, le lecteur, qui est invité à parvenir à la solution avant que celle-ci ne soit exposée par le détective. Le principe consistant pour l'un à se baser sur les seules données (les « indices ») distribuées de diverses manières au cours du récit et, pour l'autre, à fournir ces données, justement, tout en rendant leur perception problématique.221

C’est dans cette compétition entre lecteur et auteur que se fonde l'ouverture de l’oeuvre, car tout y est virtuel, le soupçon se répand partout, sur tous les personnages. Le contrat de lecture, par l'indétermination des indices, recèle donc en lui-même la possibilité d'une ouverture du texte vers des interprétations multiples de l'énigme.

Mais il faut aussi s'interroger sur la finalité de cette ouverture du texte, dont on a vu qu'elle découlait de la sortie du lecteur hors du texte et du langage autoritaire, systématique. Cette ouverture permet l'expression relative de l'inconscient du lecteur, mais elle est aussi porteuse d'une esthétique particulière. En tant qu’oeuvre ouverte, le roman policier dit l'échec de la parole face au réel, à travers la multiplicité des solutions envisagées. L'ouverture fait alors entrevoir le chaos qui menace au-delà du langage organisé :

‘Entre la suggestion d'une pluralité de mondes formels et le chaos différencié, qui supprimerait toute possibilité de jouissance esthétique, il n'y a qu'un pas : pour le compositeur d'une oeuvre « ouverte », la solution est dans une dialectique pendulaire.222

C'est cette dialectique que l'on retrouve dans les deux romans lorsque les possibilités d'interprétation de l'énigme se multiplient, comme pour tenter d'explorer toutes les potentialités du Réel, avec toujours le risque de se perdre dans le chaos. Ainsi, les personnages sont presque tous tour à tour suspects dans The Moonstone, pour sérier dans une ronde infernale les possibles d'une situation ; le criminel reste non identifié avec précision dans les deux oeuvres, ce qui jette le soupçon sur de nombreux personnages (et même sur tous ?) ; jusqu'à la mère recherchée par Esther qui meurt peu après sa découverte, manière de remettre en cause la réalité de cette découverte. Dans tous les cas, le récit explore plusieurs possibles, et cela peut être interprété de deux façons. Soit l'ouverture du texte dit le chaos du réel, et surtout l'impossibilité pour le langage d'intégrer ce réel : c'est alors le récit de l'échec de la parole, car finalement les possibilités d'interprétation ouvertes par le texte se situent chez le lecteur qui, on l'a vu, est hors du texte et du langage , dans cette perspective. Soit on adopte une autre vision et cette ouverture du texte sur une pluralité de possibles constitue l'intégration dans le texte d'un désir du lecteur223 ; mais c'est alors d'un nouveau texte qu'il s'agit, un texte qui inclut le lecteur et ses réactions dans sa logique narrative et structurelle.

C'est plutôt la seconde hypothèse qu'il faut favoriser, d'après les preuves textuelles que l'on peut recueillir. En effet, les traces d'un rôle primordial accordé au lecteur sont là pour montrer que, dans les structures du texte, une place est aménagée pour le lecteur et pour l'ouverture qui permet l'intégration de son désir. On a déjà vu que certaines structures répétitives vont dans le sens d'une sortie du lecteur hors du texte, mais ces structures sont aussi la marque d'une fonction attribuée au lecteur par le texte. Ainsi, les nombreuses digressions (répétitives, donc) de Betteredge et de Miss Clack s'accompagnent souvent de commentaires adressés au lecteur pour s'excuser ou justifier ces répétitions :

‘We will take a new sheet of paper, if you please, and begin over again, with my best respects to you. (p. 41)’ ‘I beg a thousand pardons. I have fallen insensibly into my Sunday-school style. Most inappropriate in such a record as this. (p. 238)’

Et chez Dickens, les innombrables auto-dépréciations d'Esther (par exemple, page 62, « I know I am not clever ») jouent un rôle similaire en reconnaissant l'aspect répétitif et un peu larmoyant de son récit, c'est-à-dire en reconnaissant l'espace laissé au lecteur pour sortir du texte. Dans la mesure où cet espace est aménagé, assez clairement, par le texte lui-même, on peut soutenir que l'ouverture constitue ici une stratégie délibérée.

Enfin, parallèle frappant, ces romans ont tous deux une fin « ouverte », au sens usuel, qu'il s'agisse du récit d'Esther interrompu brutalement ou de Murthwaite imaginant, dans sa dernière lettre, que l'histoire n'est pas encore achevée :

‘they can very well do without much beauty in me—even supposing— (Bleak House, p. 935)’ ‘So the years pass, and repeat each other; so the same events revolve in the cycles of time. What will be the next adventures of the Moonstone? Who can tell! (The Moonstone, p. 526)’

Le point d'exclamation utilisé par Murthwaite à la fin de sa lettre pourrait bien résumer notre propos sur l'ouverture des deux oeuvres. En effet, par ce point d'exclamation occupant la place d'un point d'interrogation, le récit s'inverse, et ce qui paraissait dévoiler un langage impuissant devant un réel énigmatique exprime en fait la jouissance d'une multitude de potentialités suggérées et aménagées par le récit et par la lecture qui peut en être faite.

Notre réflexion sur une jouissance iconoclaste du texte par le lecteur se fondait d'abord sur une sortie hors des limites du système de la langue et du texte, mais nous sommes allés plus loin. Partant de cette idée, nous avons constaté que les textes favorisent et même aménagent cette sortie, et nous en avons conclu que l'ouverture du texte consiste dans une tentative d'inclure dans le texte (à travers la place faite au lecteur et à ses réactions) une pluralité de possibles, afin que le texte puisse finalement exprimer le désir du lecteur. C'est ce qu'il était incapable de faire dans la perspective de ce que Uri Eisenzweig appelle le récit impossible, c'est-à-dire la tentative du détective de faire coïncider récit de l'enquête et histoire du crime (tentative vaine car le langage était alors systématique, inapte à intégrer la pluralité). C'est donc par l'ouverture sur une multiplicité de solutions, sur l'indécidabilité d'une situation, que les deux romans policiers parviennent à leur fin — à leur but, et aussi à leur véritable clôture en tant qu'instruments à dire le désir, et non plus objets de frustration par l'avènement d'une conclusion autoritaire —. Dans cette ouverture, il est aussi possible de voir une version du poétique tel qu'il a été défini par Roman Jakobson.224 Selon cet auteur, le poétique réside dans une projection du principe d'équivalence de l'axe du paradigme sur l'axe du syntagme, c'est-à-dire dans une opacification des structures du texte, dont le langage devient alors palpable et lisible dans son signifiant. Il est évident qu'un tel rapprochement du genre policier225 avec la définition jakobsonienne de la poétique mériterait une étude plus serrée du genre pour être confirmé. Là n’est pas encore notre propos, et nous souhaitons simplement attirer l'attention sur cette similitude en tant qu'elle nous semble emblématique des liens qui se tissent entre le genre policier dès ses débuts et notre modernité, exprimée en partie par Jakobson, qui voit dans le texte littéraire et poétique un objet polysémique ayant pour vocation d'interroger le lecteur dans ses rapports avec la langue. En ce sens, le genre policier naissant semble bien être à l'origine de tout un pan de notre évolution culturelle.

Notes
220.

ECO Umberto, L’Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p. 88.

221.

Le Récit impossible, p. 38.

222.

Umberto ECO, op. cit., p. 92.

223.

En effet, si une certaine pluralité est volontairement mise en scène dans le texte, le lecteur peut s'y reconnaître et y reconnaître des désirs personnels, parfois inconscients, auquel le texte donne ainsi libre cours. Dans ce rapport entre le texte et le lecteur, la multiplicité des possibles ouvre sur les multiples formes du désir inconscient, et au-delà, sur un réel multiforme dont la voie d'accès serait constituée par l'inconscient. Mais ce dernier développement doit être énoncé avec prudence, car les voies de connaissance du réel par le sujet sont souvent trompeuses, et l'on sait bien que, pour Lacan, « le réel, c’est l’impossible ». Cette relation entre désir et réel dans le texte policier pourrait donc faire l’objet d’une étude plus poussée afin d’en préciser les mécanismes.

224.

Roman JAKOBSON, « Closing Statement: Linguistics and Poetics », in T.A. SEBEOK, dir., Style in Language, New York, 1960.

225.

Le genre policier met lui aussi l'accent sur la structure du texte, dans la mesure où il fait entendre diverses solutions dans la même énigme. Le langage apparaît ainsi comme une structure sans sens prédéterminé et qui ne signifie de façon univoque qu'elle-même.