I. TEMPORALITÉS.

A. Ordre.

La première catégorie narratologique qui va nous intéresser dans The Hound of the Baskervilles est celle du temps, et d’abord dans son aspect anachronique, c’est-à-dire à travers la présence, désormais habituelle à nos yeux dans le roman policier, d’analepses. Ces analepses prennent place dans le roman de façon assez particulière, et l’on peut distinguer deux types de retours en arrière. Tout d’abord, les analepses incluses dans le roman avant le dernier chapitre ne portent que sur une partie de l’action ; ces analepses complétives226 restituent, par exemple, la teneur des réflexions de Holmes et les raisons de ses actions au cours du roman, comme par exemple les motifs qui l’ont poussé à se cacher dans la lande et à rôder autour de Baskerville Hall, ce qui amena Watson à le prendre pour un hypothétique « Man on the Tor », un homme debout sur un pic, sur la lande.227 D’autre part, l’analepse explicative finale se trouve tout entière dans le dernier chapitre, justement intitulé « A Retrospection », et retrace l’ensemble des solutions apportées par le détective à l’énigme criminelle. La présence de ces deux types d’analepses pourrait sembler anodine, mais il n’en est rien, car elle est révélatrice d’une évolution du genre qui se marque dans la structure même des textes. En effet, si les analepses complétives sont bien plus courantes chez Doyle que, par exemple, chez Poe, c’est que la structure du récit de l’enquête n’est pas la même chez les deux auteurs. Chez Poe, l’enquête arrive à son terme et se déroule sans encombres jusqu’à ce que le détective (apparemment) triomphe, et apporte la solution de l’énigme ; au contraire, chez Doyle, cette solution ne voit le jour qu’après de nombreuses péripéties qui constituent autant de nouvelles « histoires » intégrées au coeur du récit de l’énigme et dont Holmes rend compte à travers ces analepses complétives. En somme, nous passons d’un « armchair detective », parfaitement incarné par Dupin, à un investigateur présenté de façon plus nuancée dans un récit, qui ne vient pas se clore abruptement par ses explications sans appel. Ainsi, au cours du roman, Sherlock Holmes va revenir à l’envi sur sa propre méthode et sa manière d’analyser les événements et l’intrigue criminelle ; c’est même souvent sur sa propre conduite que porteront ses explications, comme lorsqu’il justifie devant Watson le mensonge qui lui permit de se rendre sur place, dans le Devonshire, tout en faisant croire aux différents protagonistes qu’il lui fallait rester à Londres (pp. 740-742) :

‘“But why keep me in the dark?”
“For you to know could not have helped us and might possibly have led to my discovery. You would have wished to tell me something, or in your kindness you would have brought me out some comfort or other, and so an unnecessary risk would be run. I brought Cartwright down with me—you remember the little chap at the express office—and he has seen after my simple wants: a loaf of bread and a clean collar. What does man want more? He has given me an extra pair of eyes upon a very active pair of feet, and both have been invaluable.” (p. 741)’

La présence d’analepses complétives se remarque également lorsque Holmes, par exemple, revient sur son intérêt manifeste devant le portrait de Hugo Baskerville pour expliquer à Watson que Stapleton est certainement un descendant de cet homme :

‘Holmes said little more, but the picture of the old roysterer seemed to have a fascination for him, and his eyes were continually fixed upon it during supper. It was not until later, when Sir Henry had gone to his room, that I was able to follow the trend of his thoughts. He led me back into the banqueting-hall, his bedroom candle in his hand, and he held it up against the time-stained portrait on the wall. (p. 750)’

L’analepse prend place, dans ce cas, peu de temps après l’événement qu’elle explicite, mais il faut surtout remarquer que cette analepse porte sur un événement particulier, c’est-à-dire l’expression de l’intérêt de Holmes pour le tableau et surtout les réflexions qu’il en tire. Ce type d’analepses complétives est donc particulier en ce qu’il porte sur un événement mental, une réflexion de Holmes, mais une réflexion qui se remarque toujours dans le récit de Watson avant que Holmes n’en donne la teneur. Ainsi, lorsque Holmes examine la lettre anonyme expédiée par Beryl Stapleton à Sir Henry, il hume le parfum d’une femme, et cet indice, qui trouve son écho dans le récit chronologique des événements par Watson, ne sera explicité par Holmes, avec toutes ses conséquences, qu’au dernier chapitre :

‘“[...] Halloa! Halloa! What’s this?”
He was carefully examining the foolscap, upon which the words were pasted, holding it only an inch or two from his eyes.
“Well?”
“Nothing,” said he, throwing it down. “It is a blank half-sheet of paper, without even a water-mark upon it. [...]” (p. 688)’ ‘“[...] It may possibly recur to your memory that when I examined the paper upon which the printed words were fastened I made a close inspection for the water-mark. In doing so I held it within a few inches of my eyes, and was conscious of a faint smell of a scent known as white jessamine. There are seventy-five perfumes, which it is very necessary that a criminal expert should be able to distinguish from each other, and cases have more than once within my own experience depended upon their prompt recognition. The scent suggested the presence of a lady, and already my thoughts began to turn towards the Stapletons. [...]” (p. 765)’

Il est évident que ce type d’analepses tient à la propension de Holmes à tenir secrètes ses réflexions avant la conclusion de l’enquête,228 et également à la construction dramatique de l’oeuvre, qui doit tenir son lecteur en haleine jusqu’au dénouement. Enfin, on peut formuler une dernière remarque sur les analepses dans The Hound of the Baskervilles : si l’on considère que les analepses formulées par Holmes portent souvent sur ses propres réflexions qu’il a cachées à Watson, comme lorsqu’il découvre le parfum sur la lettre anonyme adressée à sir Henry, alors de nombreux passages entrent dans cette catégorie, comme par exemple le début du premier chapitre, dans lequel Holmes reprend devant Watson le cours de ses pensées, qui l’ont amené à déduire le sens des lettres « CCH » gravées sur la canne du Docteur Mortimer. Bien sûr, il s’agit là de cas extrêmes que l’on peut hésiter à qualifier d’analepses, car Holmes énonce un raisonnement dont la conclusion, en fait, n’a pas été donnée au lecteur auparavant, bien que, selon toute probabilité, Holmes soit parvenu à cette conclusion avant même le début du dialogue avec Watson. Mais ces analepses reviennent si souvent dans les récits de Doyle dont Holmes est le héros, qu’elles méritent également de retenir notre attention.

Si nous reprenons nos conclusions, nous pouvons ainsi distinguer plusieurs types d’analepses dans The Hound of the Baskervilles : l’analepse explicative globale qui recouvre tout le chapitre 15, et les analepses ne portant que sur une partie de l’histoire, que celle-ci se rapporte aux événements passés ou bien aux déductions — plus ou moins éloignées dans le temps — effectuées par Holmes et cachées par lui à son ami le narrateur Watson, du moins pendant un certain temps. Le tout dernier type d’analepses que nous avons défini constitue, nous l’avons dit, un cas extrême, car il s’agit souvent d’expliquer comment Holmes est — déjà — parvenu à une conclusion qui, si elle est annoncée d’emblée (ce qui n’est pas toujours le cas) provoque souvent la stupeur de Watson.229 Ainsi, lors de la toute première rencontre entre Holmes et Watson, dans A Study in Scarlet, voici comment se déroulent les présentations, qui semblent ici superflues, entre les deux personnages :

‘“Dr. Watson, Mr. Sherlock Holmes,” said Stamford, introducing us.
“How are you?” he said cordially, gripping my hand with a strength for which I should hardly have given him credit. “You have been in Afghanistan, I perceive.”
“How on earth did you know that?” I asked in astonishment. (pp. 17-18)’

De même, un peu plus loin, dans la même oeuvre :

‘“There has been murder done, and the murderer was a man. He was more than six feet high, was in the prime of life, had small feet for his height, wore coarse, square-toed boots and smoked a Trichinopoly cigar. He came here with his victim in a four-wheeled cab, which was drawn by a horse with three old shoes and one new one on his off fore-leg. In all probability the murderer had a florid face, and the finger-nails of his right hand were remarkably long. These are only a few indications, but they may assist you.” (p. 32)’

Ce que l’on peut retenir de ces constatations quand à l’usage des analepses chez Arthur Conan Doyle, et notamment dans The Hound of the Baskervilles, c’est que les éclaircissements apportés par Holmes sur le passé portent moins souvent sur l’ensemble de l’énigme — excepté dans le dernier chapitre — que sur des actions ou des événements connexes survenus au cours de l’enquête, tels que la réception d’une lettre anonyme par sir Henry, ou la mort de Selden, au chapitre 12. En d’autres termes, le schéma « classique », proposé par Poe, d’un détective tout-puissant venant résoudre une énigme initiale qui ne subira aucune modification au cours du récit, ce schéma, déjà trompeur en ce qu’il cache le recours par le détective à des indices extérieurs à la situation de départ, ne correspond pas à l’organisation temporelle de la narration dans The Hound of the Baskervilles. En effet, les diverses interventions analeptiques de Holmes signifient que le détective doit expliquer des événements survenus dans le cours de l’intrigue, et cela aboutit à renforcer la perception d’un récit impossible, car le récit — les récits analeptiques de Holmes — semble s’épuiser à tenter de retracer une histoire qui n’est plus « contenue » dans une énigme de départ apparemment immuable, comme le problème de la chambre close, devenu depuis un classique du genre et exemplifié pour la première fois dans The Murders in the Rue Morgue.230 La conclusion principale que l’on peut tirer de nos analyses est la suivante : le récit impossible, dans The Hound of the Baskervilles, se lit clairement dans le fait que la narration de l’enquête par Watson, retranscrivant parfois les métarécits analeptiques de Sherlock Holmes, n’a plus l’apparente efficacité des textes de Poe, dans lesquels un point final unique vient conclure l’énoncé d’une énigme présentée dans sa globalité. Chez Doyle, les métarécits analeptiques successifs, narrés par Holmes, s’ils affichent bien en général une certaine prétention à l’exhaustivité, n’en doivent pas moins retranscrire une histoire qui ne s’achève pas à l’énoncé de l’énigme criminelle, et se développe tout au long du texte, ce qui constitue un obstacle à la toute-puissance narrative du détective.231

Nous pouvons donc rapprocher cette lecture des analepses chez Doyle d’un affleurement plus manifeste de la problématique du récit impossible dans le texte, et peut-être aussi, par là-même, d’une installation du genre plus visible dans des structures génériques spécifiques.En effet, non seulement l’analepse explicative finale du chapitre 15 introduit de nouveaux éléments extérieurs à la présentation initiale de l’énigme criminelle, comme chez Poe, mais également, les analepses « complétives » relatent l’occurrence de nouveaux événements dans l’histoire, au cours de l’enquête, durant laquelle le criminel poursuit son action. Il est également possible de lier cette remarque à une particularité touchant aux analepses présentes dans les trois autres « courts romans » écrits par Doyle où Sherlock Holmes apparaît : par ordre chronologique, il s’agit de A Study in Scarlet (1887), The Sign of Four (1890) et The Valley of Fear (1914-1915). Ces romans présentent une utilisation particulière des analepses car ils sont organisés de façon très dichotomique : durant la première moitié du roman, Holmes résout une énigme criminelle « classique », pourrait-on dire, tandis que la seconde moitié voit un narrateur anonyme — il ne s’agit plus de Watson — retracer la vie passée du criminel pour nous éclairer un peu plus sur les motivations de son acte. Grand amateur de romans historiques (il en écrivit lui-même plusieurs), Arthur Conan Doyle situe toujours cette seconde moitié du texte dans un cadre très éloigné de celui de l’Angleterre victorienne ou édouardienne, cadre dont « l’exotisme » est sans doute pour beaucoup dans le succès de ces romans dont une bonne part apparaît digressive à un lecteur moderne. L’intérêt de cette structure réside néanmoins dans le fait que nous avons ici affaire à de volumineuses analepses concernant le passé du criminel, analepses qui prennent une telle importance dans le roman qu’elles ne peuvent que conduire à une conclusion similaire à nos analyses précédentes, à savoir que le récit s’épuise à tenter de retranscrire une histoire qui lui échappe, soit que celle-ci prenne des dimensions trop importantes, soit — ce qui est assez proche — qu’elle présente des ramifications insoupçonnées, comme dans The Hound of the Baskervilles.

Notes
226.

Gérard Genette parle d’ « analepses complétives ou « renvois », [...] qui viennent combler après-coup une lacune antérieure du récit, lequel s’organise ainsi par omissions provisoires et réparations plus ou moins tardives, selon une logique narrative partiellement indépendante de l’écoulement du temps (« Discours du récit », Figures III, Seuil, collection Poétique, 1972, p. 92)

227.

« The Man on the Tor », l’homme sur le pic rocheux tel qu’il est décrit par Watson, apparaît au chapitre 9, p. 726. En ce qui concerne l’analepse «complétive» au cours de laquelle Holmes fait au Docteur Watson un compte-rendu détaillé des différentes investigations qu’il a menées tout en se cachant sur la lande, voir le chapitre 12, pp. 740-743.

228.

Voir les propos de Watson au chapitre 14, p. 754 : « One of Sherlock Holmes’s defects—if, indeed, one may call it a defect—was that he was exceedingly loath to communicate his full plans to any other person until the instant of their fulfilment. »

229.

Il est possible de rapprocher ce type de démonstrations données par Holmes de ses facultés logiques du passage, déjà étudié, dans lequel Dupin devine les pensées de son ami le narrateur anonyme à propos de l’acteur Chantilly, dans The Murders in the Rue Morgue (voir supra, page 111 sq.).

230.

Sans doute cette évolution était-elle déjà perceptible chez Wilkie Collins, dans The Moonstone, à travers les différentes péripéties qui surviennent au cours de l’enquête, comme les menées des différents personnages, notamment les Indiens, qui cherchent à récupérer la pierre de lune, par exemple. Mais l’énigme principale reste bien, dans The Moonstone, celle d’un vol commis dans un local clos, et les événements connexes qui s’y rattachent sont très proches de la problématique poesque, selon laquelle le problème policier est posé dans son entièreté lors de l’accomplissement du crime ou du délit. Au contraire, chez Doyle, cette limitation spatio-temporelle s’efface devant une histoire du crime toujours en progression au moment de l’enquête.

231.

Nous pouvons remarquer que ce sont les indices et faits passés découverts par Holmes au cours des différentes « histoires » successives à l’énoncé de l’énigme qui vont lui permettre de résoudre celle-ci, comme par exemple la relation de Laura Lyons avec Stapleton et sir Charles. C’est ici encore la marque du récit impossible, comparable à l’indice extérieur à l’énoncé initial du problème — comme la découverte que la fenêtre n’était pas hermétiquement close — qui, dans The Murders in the Rue Morgue, permet à Dupin de résoudre le mystère.