II. VISIONS.

L’étude des temporalités narratives dans The Hound of the Baskervilles nous a donc conduits à voir dans ce roman l’accentuation d’un schéma typique du récit impossible, à travers l’utilisation d’analepses plus nombreuses, conséquences d’une organisation différente de l’histoire dont la narration doit rendre compte. La durée narrative et la fréquence s’avèrent moins significatives et mettent en valeur, d’une part, la dramatisation de l’enquête criminelle, et d’autre part un certain désir d’objectivité exprimé par Watson.

Précisément, c’est à Watson que nous allons maintenant nous intéresser, Watson en tant que point focal du récit, personnage par lequel transite toute la vision que le lecteur peut avoir de l’histoire. Sa prétention à l’objectivité est patente, tout autant que la focalisation interne du récit par son personnage, sa vision, ce qui ne va pas sans contradictions. C’est Sherlock Holmes lui-même qui, lors du départ de son ami pour le Devonshire, lui recommande à la fois l’exhaustivité et l’objectivité dans les rapports qu’il lui fera parvenir : ‘« “I will not bias your mind by suggesting theories or suspicions, Watson,” said he; “I wish you simply to report facts in the fullest possible manner to me, and you can leave me to do the theorizing.” »’ (chapitre 6, p. 698). Cette demande, Watson s’efforcera tout au long de ses rapports à Holmes de la satisfaire,236 et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, au chapitre 12, il s’insurge devant la supercherie de Holmes qui a fait croire à son absence du Devonshire tout en demandant à Watson de lui fournir des rapports circonstanciés concernant la situation sur les lieux crime : ‘« “Then my reports have all been wasted!—My voice trembled as I recalled the pains and the pride with which I had composed them. »’ (p. 741). Il est vrai que les comptes-rendus du docteur Watson, alternant, dans le roman, narration « classique », lettres adressées à Holmes (chapitres 8 et 9) et extraits de son propre journal (chapitre 10) participent bien d’un désir d’objectivité et d’exhaustivité. Ainsi se sent-il obligé de justifier, par exemple dans ses lettres à Holmes, la fréquence de ses comptes-rendus :

‘If you have not had any report within the last few days it is because up to to-day there was nothing of importance to relate. (p. 713)’ ‘If I was compelled to leave you without much news during the early days of my mission you must acknowledge that I am making up for lost time, and that events are now crowding thick and fast upon us. (p. 716)’

C’est ainsi, également, que Watson cherche à justifier son récit des événements, par souci de ne rien oublier, dans son récit, ce qui pourrait compromettre les futures déductions de Holmes :

‘Much of what I tell you is no doubt quite irrelevant, but still I feel that it is best that I should let you have all the facts and leave you to select for yourself those which will be of most service to you in helping you to your conclusions. (p. 726, chapitre 9)’ ‘The incidents of the next few days are indelibly graven upon my recollection, and I can tell them without referring to the notes made at the time. (p. 732, chapitre 11).’

Cependant, il est bien évident que certains éléments échappent à Watson, tout simplement parce que nous n’avons pas affaire ici à un « narrateur omniscient », ce qui correspondrait à une non-focalisation, mais à un personnage, point focal du récit, dont la vision s’avère forcément limitée. Ainsi, nous avons déjà vu que Watson n’a pas accès à la conscience de Holmes, à ses déductions et à ses raisonnements :

‘One of Sherlock Holmes’s defects—if, indeed, one may call it a defect—was that he was exceedingly loath to communicate his full plans to any other person until the instant of their fulfilment. Partly it came no doubt from his own masterful nature, which loved to dominate and surprise those who were around him. Partly also from his professional caution, which urged him never to take any chances. The result, however, was very trying for those who were acting as his assistants. (p. 754)’

Le lecteur comprend bien ici Watson qui à demi-mots dévoile sa frustration de ne pas « en savoir plus », du fait de sa position de narrateur homodiégétique, et du refus de Holmes de révéler ses conclusions ; le lecteur, d’ailleurs, comprend Watson d’autant mieux qu’il se trouve lui-même dans la même position envers Holmes, détenteur supposé de la vérité finale.Le détective est ici responsable d’une certaine dramatisation du récit, et cette dramatisation provoque chez le narrateur une certaine tension, tension qui constitue également un indice du vif intérêt avec lequel le narrateur poursuit sa quête de la vérité. Mais d’autres traces apparaissent de cette limitation du récit watsonien, elles sont même plus importantes quant à leur impact sur la suite de l’enquête. Ainsi, lors de sa toute première rencontre avec Stapleton, le narrateur s’avère incapable de prendre en compte certains indices de l’intérêt de Stapleton envers sir Henry, indices qu’il est facile, a posteriori, d’interpréter comme suspects chez l’entomologiste :

‘“[...] Sir Henry has, I suppose, no superstitious fears in the matter?” (p. 706)’ ‘“It is extraordinary how credulous the peasants are about here!  Any number of them are ready to swear that they have seen such a creature upon the moor.” He spoke with a smile, but I seemed to read in his eyes that he took the matter more seriously. “The story took a great hold upon the imagination of Sir Charles, and I have no doubt that it led to his tragic end.” (ibid.)’ ‘“Have you any better explanation?”
“I have not come to any conclusion.”
“Has Mr. Sherlock Holmes?” (ibid.)’

Bien sûr, cette lecture est conditionnée, dans une certaine mesure, par notre connaissance du dénouement du roman, qui voit la culpabilité de Stapleton éclater au grand jour ; néanmoins cet aveuglement de la part de Watson reste bien caractéristique des conséquences de la focalisation interne sur le récit.

Une autre conséquence de ce système de focalisation réside dans le fait que la narration watsonienne est émaillée de remarques qui, outre l’aveuglement de Watson, révèlent son implication dans l’histoire qu’il relate, au point d’en faire non seulement un narrateur peu perspicace, mais également un personnage enclin à projeter ses propres fantasmes dans son compte-rendu de l’histoire. Il ne s’agit plus ici d’omettre certains éléments de l’histoire, ou bien de n’en saisir qu’imparfaitement le sens, comme lors de la rencontre avec Stapleton, mais bien de laisser aller une plume un peu trop « imaginative » quant aux implications diverses des événements, des personnalités des divers suspects, voire de l’impression que peut laisser un paysage désolé du sud-ouest de l’Angleterre :

‘When you are once out upon its [the moor’s] bosom you have left all traces of modern England behind you, but, on the other hand, you are conscious everywhere of the homes and the work of the prehistoric people. On all sides of you as you walk are the houses of these forgotten folk, with their graves and the huge monoliths which are supposed to have marked their temples. As you look at their grey stone huts against the scarred hillsides you leave your own age behind you, and if you were to see a skin-clad, hairy man crawl out from the low door, fitting a flint-tipped arrow onto the string of his bow, you would feel that his presence there was more natural than your own. (p. 712).’

N’est-ce pas cette description qui va influencer la vision de Selden par Watson, lorsque ce dernier, au chapitre suivant (chapitre 9), observe le visage effaré du prisonnier traqué ?

‘Foul with mire, with a bristling beard, and hung with matted hair, it [Selden’s face] might well have belonged to one of those old savages who dwelt in the burrows on the hillsides. (p. 725)’

Et n’est-ce pas aussi ce qui le pousse à écrire, à la limite de l’adhésion à la légende — et donc presque dupé par Stapleton — : ‘« Suppose that there were really some huge hound loose upon it [the moor], that would go far to explain everything. ’» (p. 727). Remarquons que la vision de Selden par Watson, vision d’un homme primitif, presque bestial, constitue donc non seulement une indice de la subjectivité patente du narrateur, point focal du récit, mais aussi une annonce proleptique de la rencontre avec la Bête, avec le Chien dont il partage tant de caractéristiques, notamment la sauvagerie. Les exemples sont innombrables de cette implication de Watson dans l’histoire, à travers son récit ; ils sont aussi présents dans certains de ses actes, ou de ses centres d’intérêt. Pourquoi, ainsi, chercher à capturer Selden, et faire courir à sir Henry un risque inconsidéré en le laissant sortir sur la lande la nuit, ce que Sherlock Holmes avait formellement défendu ? Et pourquoi cette sollicitude envers les Stapleton, qui, au demeurant, font également, à ce stade de l’enquête, partie des suspects ; sollicitude qui se révèle a posteriori déplacée puisqu’elle concerne en partie le seul qui n’ait rien à craindre du chien, le criminel ?237

‘We are four able-bodied men in this household, so that we could take good care of ourselves, but I confess that I have had uneasy moments when I have thought of the Stapletons. They live miles from any help. There are one maid, an old manservant, the sister, and the brother, the latter not a very strong man. They would be helpless in the hands of a desperate fellow like this Notting Hill criminal if he could once effect an entrance. Both Sir Henry and I were concerned at their situation, and it was suggested that Perkins the groom should go over to sleep there, but Stapleton would not hear of it. (p. 713)’

Ici se lit également l’ironie d’une situation où le narrateur-enquêteur soupçonne le détective représentant de l’ordre (Sherlock Holmes sous la forme de « the Man on the Tor ») et se soucie du bien-être du criminel. Ainsi, au chapitre 10, les questions que (se) pose Watson sont révélatrices de son aveuglement :

‘And always, apart from the hound, there is the fact of the human agency in London, the man in the cab, and the letter which warned Sir Henry against the moor. This at least was real, but it might have been the work of a protecting friend as easily as of an enemy. Where is that friend or enemy now? Has he remained in London, or has he followed us down here? Could he—could he be the stranger whom I saw upon the tor? (p. 727).’

La narration watsonienne est donc particulièrement peu fiable à maints égards, et cet affaiblissement du pouvoir narratif procède, il faut le remarquer, d’une évolution du genre. Arthur Conan Doyle reprend bien le schéma narratif, tracé par Poe, d’un détective amateur dont les exploits sont relatés par un compagnon moins doué que lui, mais il force le trait jusqu’à faire de Watson le type même du « personnage-écran » qui bloque l’accès du lecteur à l’histoire et dont le manque de perspicacité est aujourd’hui devenu légendaire. Watson serait peut-être plus proche du Préfet de Police G—, dans The Purloined Letter, que du compagnon de Dupin, narrateur anonyme de ses enquêtes, qui, quand même, sourit des plaisanteries de son ami à l’encontre des algébristes238 et débute The Murders in the Rue Morgue par une introduction, nous l’avons vu,239 riche d’enseignements. Nul doute que cette évolution de l’utilisation de la structure narrative pût être en partie inspirée, par exemple, d’un roman comme The Moonstone, où les témoignages des personnages narrateurs sont eux aussi éminemment sujets à caution. Mais ce qu’il importe surtout de remarquer ici, c’est encore une fois l’ancrage de la structure du récit impossible dans le genre, étant donné que l’utilisation d’un narrateur comme Watson rend l’appréhension de l’histoire par le récit de l’enquête très problématique. Même si Sherlock Holmes vient finalement, au dernier chapitre, expliquer les divers crimes commis, il n’en reste pas moins que le lecteur aura ressenti, tout au long du roman, la difficulté à faire coïncider histoire du crime et narration de l’enquête de façon bien plus aiguë, par exemple, que chez Poe, et que la solution qui lui est livrée n’apparaît que comme un pis-aller, avec ses imperfections, sur lesquelles nous reviendrons, caractéristiques du récit impossible. En somme, alors que la structure de l’inaccessible conciliation entre le monde et la parole, entre l’histoire et le récit, n’apparaissait auparavant (chez Poe, surtout) qu’en filigranes, elle façonne chaque mot du récit de ce narrateur watsonien, et nous rend par là-même plus sensibles à l’enjeu stylistique, sémantique et métaphysique du genre. Cette structure, qui notamment interdit à Watson tout accès à la conscience du Grand Détective, contribue à entourer la personnalité de ce dernier d’un épais mystère, ce qui motive la formule de Uri Eisenzweig, selon laquelle : ‘« [...] ce n’est qu’en parlant de Holmes sans le comprendre qu’on peut le créer. »’ 240 Ainsi, les questions que se pose Watson sur la véritable identité de « the Man on the Tor » renvoient au mystère du personnage de Holmes, à la fois ultime recours du narrateur et énigme vivante, par le secret qui l’entoure, conséquence du schéma du récit impossible et du système de focalisation choisi par Doyle. Ce problème de l’identité mystérieuse de Holmes se manifeste dès le premier roman où Holmes apparaît : c’est dans A Study in Scarlet que Watson, intrigué par son nouveau colocataire, tente en vain de cerner sa personnalité et de deviner sa profession à travers les différentes aptitudes qu’il lui a découvertes :

‘I was on the point of asking him what that work might be, but something in his manner showed me that the question would be an unwelcome one. I pondered over our short conversation, however, and endeavoured to draw my deductions from it. He said that he would acquire no knowledge which did not bear upon his object. Therefore all the knowledge which he possessed was such as would be useful to him. I enumerated in my own mind all the various points upon which he had shown me that he was exceptionally well informed. I even took a pencil and jotted them down. I could not help smiling at the document when I had completed it. It ran in this way : [...]
When I had got so far in my list I threw it into the fire in despair. “If I can only find what the fellow is driving at by reconciling all these accomplishments, and discovering a calling which needs them all,” I said to myself, “I may as well give up the attempt at once.” (pp. 21-22)’
Notes
236.

C’est-à-dire dans les chapitres 6 à 11.

237.

L’intérêt que montre Watson à suivre l’idylle naissante entre sir Henry et Mrs Stapleton témoigne également de motifs peut-être moins avouables, tels que le voyeurisme, qui poussent le docteur à espionner les deux personnages, malgré ses dénégations et sa référence à la mission confiée par Holmes :

 But when I came to think the matter over my conscience reproached me bitterly for having on any pretext allowed him to go out of my sight. I imagined what my feelings would be if I had to return to you and to confess that some misfortune had occurred through my disregard for your instructions ? I assure you my cheeks flushed at the very thought. It might not even now be too late to overtake him, so I set off at once in the direction of Merripit House. (p. 718)

Watson n’aurait-il pas pu se montrer plus ferme avec sir Henry dès le départ et chercher les mots justes pour le convaincre ? Son attitude n’est pas très claire sur ce point, car il n’a pas la présence d’esprit — ou la volonté ? — d’ajouter quelques mots avant le départ de ce dernier : « I was at a loss what to say or what to do, and before I had made up my mind he picked up his cane and was gone. » (p. 718). C’est pourquoi, lorsqu’il exprime ses remords de manière assez risible (« my cheeks flushed at the very thought »), le lecteur serait tenté de mettre en doute sa bonne foi, ou tout au moins son appréciation de la situation.

238.

Voir The Purloined Letter, p. 218 : « “I mean to say,” continued Dupin, while I merely laughed at his last observations [...]. »

239.

Supra, pp. 156-157.

240.

Le Récit impossible, p. 6.