IV. CONCLUSION.

A ce point de notre développement, il serait souhaitable de présenter une vision synthétique de nos différentes conclusions afin d’aboutir à une idée plus précise quant à l’évolution qu’Arthur Conan Doyle fait subir aux structures du roman policier décrites auparavant chez Poe, Dickens et Collins. Notre analyse de la temporalité et du système de focalisation conduit à remarquer que la structure du récit impossible s’ancre toujours plus dans le roman, à travers notamment la présence d’analepses complétives qui ne cessent de relater une histoire continuant à se dérouler durant l’enquête. La focalisation du récit par un narrateur tel que Watson amène également à la perception d’une faille toujours présente entre récit et histoire du crime : c’est ce que Uri Eisenzweig appelle « la vacance narratrice fondamentale ».250 Le récit impossible, c’est aussi, par exemple, le recours par Holmes à des indices extérieurs à la situation initiale, afin de résoudre l’énigme qui, sinon, resterait insondable. Ainsi, la révélation du mariage entre les Stapleton constitue une rupture par rapport aux données de départ de l’intrigue, qui est révélatrice d’un impossible de la narration en dehors de la tricherie avec l’histoire : ‘«  “I am giving you some information, now, in return for all that you have given to me. The lady who has passed here as Miss Stapleton is in reality his wife.” »’ (p. 742). Notre étude de l’énonciation a confirmé le statut du narrateur watsonien — toujours en-deçà de l’histoire et toujours pourtant trop impliqué dans ce qu’il relate — tout en signalant la présence de métatextes caractéristiques de l’énigme dans son aspect fantastique, selon la définition de Todorov, c’est-à-dire une hésitation constante entre l’explication surnaturelle et l’explication rationnelle que l’on peut donner à un événement.251

Une autre particularité du récit watsonien a également attiré notre attention, outre l’omniprésence d’une narration véritablement défaillante. Il s’agit du statut de Holmes, tel qu’on peut le lire dans les références récurrentes du docteur parsemant son récit, et dans le changement effectué dans le mode de narration dès que le détective réapparaît. Diégétiquement, bien sûr, le mystère qui entoure Holmes naît d’une erreur de Watson qui prend le détective pour un mystérieux « Man on the Tor » auquel il ne sait attribuer aucun dessein précis mais qu’il soupçonne vaguement de jouer un rôle important dans l’intrigue, rôle dont on ignore, d’ailleurs, si c’est celui d’un justicier ou d’un criminel. Néanmoins, Holmes, même lorsqu’il n’apparaît pas sous l’aspect de cette silhouette mystérieuse dans le récit, se voit toujours investi d’une toute-puissance qui, aux yeux de Watson, en fait l’ultime recours de la justice et justifie ses fréquentes allusions au détective.252 C’est donc ce caractère secret et mystérieux de Holmes — qui, rappelons-le, refuse de donner ses explications à Watson avant le dénouement de l’intrigue et le tout dernier chapitre — qui vont nous intéresser, en rapport avec le récit impossible tel que nous l’avons décrit dans The Hound of the Baskervilles. Ce récit est impossible, avant tout du fait de la narration watsonienne, et cette narration se trouve d’autant plus dépourvue devant l’histoire que l’absence de Holmes sur le terrain aux côtés du narrateur (chapitres 6 à 11) prive ce dernier des lumières que le détective aurait pu lui apporter. Sans Holmes, Watson risque non seulement de ne rien comprendre du tout aux événements qui vont se produire, mais également il risque de livrer au lecteur une narration bien terne et décousue, sans point d’ancrage auquel l’imaginaire du lecteur pourrait s’attacher. C’est pourquoi la figure de ce mystérieux inconnu vient à point nommé offrir au récit de Watson un pôle bienvenu pour relancer les spéculations du narrateur et l’intérêt du lecteur.

Mais ce fonctionnement de l’intrigue dans The Hound of the Baskervilles ne tient pas uniquement à la position — exceptionnelle — de Watson en tant que narrateur-enquêteur. En effet, l’affaiblissement du pouvoir narratif est une constante dans les « Sherlock Holmes stories », de sorte que la narration watsonienne est toujours défaillante et ne peut apporter au lecteur les éclaircissements nécessaires à la compréhension de l’énigme principale, même lorsque Holmes est présent. C’est ainsi qu’un lien peut s’établir entre la narration watsonienne, caractéristique du récit impossible, et le mystère qui s’attache, généralement, au personnage de Sherlock Holmes, dans la mesure où ce mystère du personnage concentre sur lui le mystère, indicible par Watson, de l’histoire. Telle est en effet l’interprétation proposée par Jean-Pierre Naugrette :

Sous le regard de Watson, Holmes est à la fois énigme et devin. Comme dit Claudel, Oedipe « avec ses yeux arrachés » est aussi « le devineur d’énigmes, » et Watson témoin aveugle se transforme en interprète du sphinx Sherlock Holmes, en détective du détective. Ce transfert de l’énigme sur le personnage de Holmes permet ainsi à Conan Doyle de compenser la suspension du savoir dans ce qu’elle a d’inquiétant pour le lecteur. L’énigme principale échappant à Watson, il fallait lui procurer une autre forme d’énigme, plus accessible, moins abstraite, une énigme faite homme. Dès lors, les rapports de Holmes avec Watson, et donc ceux du lecteur avec le savoir, seront moins d’ordre « policier » que d’ordre irrationnel et merveilleux. (p. 450)253

Et Jean-Pierre Naugrette de montrer que ce mystère relatif au détective est mis en scène par Sherlock Holmes lui-même et vient créer un plaisir nouveau chez le lecteur :254

‘Alors qu’un détective est censé n’utiliser son intelligence qu’aux fins du problème à résoudre, Sherlock Holmes s’en sert de façon réflexive, afin de mettre en valeur ses facultés au moment même où elles fonctionnent. Comme le sphinx, Sherlock Holmes ne parle que par énigmes. Non content de déduire, il veut séduire aussi. (loc. cit., p. 451).’ ‘Une fois impressionné, le lecteur sera prêt à tout accepter, même son ignorance. Ce plaisir du spectacle, qui semble superflu, devient bientôt nécessaire : c’est lui qui invite à une relecture, car le plaisir de lire ne se réduit pas à l’attente d’une solution. (loc. cit., p. 453)’

Nous sommes donc en présence d’une manière de lire le roman policier qui évoque clairement un spectacle dans lequel le lecteur demande à être séduit, étonné, et adhère promptement aux explications données par Holmes, même et surtout lorsqu’elles apparaissent aussi péremptoires que les analepses citées à la page 5.

L’organisation narratologique de The Hound of the Baskervilles permet donc de voir l’évolution du genre policier vers une structure plus élaborée du récit impossible : non seulement l’utilisation d’un récit focalisé par le narrateur watsonien vient renforcer la faille narrative interdisant l’accès à l’histoire ; mais aussi, l’introduction d’une nouvelle dimension dans le personnage du détective — bien que cette dimension soit déjà latente chez le Dupin d’Edgar Allan Poe — crée un nouvel équilibre dans un récit limité par la nature même de son narrateur. En effet, le mystère qui entoure Holmes instaure un pôle médiant entre une histoire inaccessible et une narration trop « incompétente », de manière à procurer au lecteur un « plaisir du spectacle » devant cet homme qui semble résumer à lui seul toutes les intrigues policières qu’il explore. Le statut énigmatiqe du détective peut se lire de deux manières : soit le détective fait lui-même partie du réel (en tant que l’Autre mystérieux), soit il est substitué au réel, c’est-à-dire qu’il est mis en place comme une énigme dans le but d’en occulter une autre, beaucoup plus redoutable, celle du réel précisément, dans ce qu’il a d’inassimilable par le sujet de la parole — ici, Watson. La suite de notre recherche va montrer que c’est plutôt le second élément de cette alternative qui se vérifie dans le texte, étant donné que la figure du détective énigmatique va souvent jouer le rôle d’une euphémisation de l’indicible et de l’ « impossible » du réel : par exemple, la figure de Holmes sous la forme de « the Man on the Tor » va permettre à Watson de projeter ses sentiments sur lui et donnera ainsi un point d’ancrage à ses angoisses. En tout état de cause, ce glissement vers le détective va s’avérer déterminant, dans la mesure où la plupart des éléments de l’univers imaginaire que le récit met en jeu seront ainsi reliés, d’une manière ou d’une autre, au personnage de Holmes, ce qui est naturel puisque c’est bien d’abord le narrateur du récit, Watson, qui est sous l’emprise d’une fascination à l’égard de Sherlock Holmes. Il nous faudra donc explorer cet univers, avec ses faux-semblants et ses chausse-trappes, pour évaluer l’impact des innovations que Doyle apporte au genre, notamment au niveau thématique. Quel est le rôle exact de ce mystérieux détective, et quelle sera sa position par rapport aux différents contenus fantasmatiques dont un texte comme The Hound of the Baskervilles ne manque pas ? L’évolution de ce personnage ne pose-t-elle pas un problème crucial, déjà abordé, sur le plan de l’identité et sur la façon dont le récit véhicule les éléments de l’identité (d’un personnage, d’un groupe de personnages) ? Cela nous amènera également, bien sûr, à interroger notre propre rapport au texte (et au hors-texte), dans la mesure où l’apparition d’un personnage comme Sherlock Holmes, énigme vivante et objet d’un véritable culte par les lecteurs d’Arthur Conan Doyle, peut constituer le point d’appui d’une lecture ouverte du genre, lecture toujours « réflexive », à la recherche constante de ses propres fondements.

Notes
250.

Le Récit impossible, p. 103. Voir aussi pp. 103-104 : « En d’autres termes, l’existence de ce narrateur qui, littéralement, ne sait pas ce qu’il dit (ou écrit) correspond à la particularité paradoxale du récit policier de n’exister que pour raconter l’absence d’un autre récit, l’impossibilité de le narrer. »

251.

Tzvetan TODOROV, Introduction à la littérature fantastique, op. cit.

252.

Holmes lui-même contribue à cette vision de son propre personnage : « I am the last and highest court of appeal in detection. » (The Sign of Four, p. 90).

253.

« Enigme et Spectacle chez Conan Doyle », Etudes Anglaises, vol. 34, numéro 4, 1981, pp. 448-453.

254.

J.-P. Naugrette remarque que cette mise en scène avait déjà été perçue par Pierre Nordon, dans Sir Arthur Conan Doyle, L’Homme et l’Oeuvre (Librairie Marcel Didier, Paris, 1964), à travers l’accent que ce dernier met sur « l’esthétique théâtrale » chez Doyle (voir Naugrette, loc. cit., note 9 p. 450).