I. LES RÉSONANCES FANTASMATIQUES DE L’INTRIGUE CHEZ WATSON.

A. Le régime de la fusion.

S’il nous faut aborder de nouveau le récit de Watson, à travers cette fois les fantasmes qu’il développe sans cesse, il est aisé de trouver l’origine de ces représentations. En effet, nous avons vu (supra, pp. 262 sq.), que la Légende des Baskerville amène Watson à considérer la lande, puis le personnage de Selden, prisonnier évadé et traqué par la police, comme représentatifs d’une sauvagerie primitive : ‘« Foul with mire, with a bristling beard, and hung with matted hair, it [Selden’s face] might well have belonged to one of those savages who dwelt in the burrows on the hillsides. »’ (p. 725). Il est néanmoins manifeste que cette représentation recouvre un élément diégétique antérieur qui inspira à Watson de telles considérations quant à la sauvagerie du lieu et de (certains de) ses habitants. Cette primitivité inquiétante provient, nous l’avons dit, de la Légende des Baskerville, et aussi du compte-rendu de la mort de sir Charles par le Devon County Chronicle qui, juxtaposés, avec le témoignage du Dr Mortimer, semblent beaucoup choquer Watson : ‘« I confess that at these words a shudder passed through me »’ (chapitre 3, p. 679). C’est en fait, à travers la Légende, une peur de nature primitive qui s’empare de Watson et qui va influencer son récit tout au long du texte : cette peur, c’est celle d’être dévoré. La Légende est assez claire sur ce point :

‘But it was not the sight of her body, nor yet was it that of the body of Hugo Baskerville lying near her, which raised the hair upon the heads of these three dare-devil roisterers, but it was that, standing over Hugo, and plucking at his throat, there stood a foul thing, a great, black beast, shaped like a hound yet larger than any hound that ever mortal eye has rested upon. And even as they looked the thing tore the throat out of Hugo Baskerville, on which, as it turned its blazing eyes and dripping jaws, upon them, the three shrieked with fear and rode for dear life, still screaming, across the moor. (chapitre 2, p. 675).’

La peur du retour aux origines primitives se lit donc à travers une peur de la mort sous la forme de la dévoration, et nous allons pouvoir lire de nombreux passages du texte dans cette perspective.

Tout d’abord, remarquons que le thème de la dévoration, qui apparaît de manière fantasmatique dans le discours du narrateur, n’est pas le fait de ce seul narrateur — c’est-à-dire que Holmes lui-même se fait l’écho de ces obsessions chez Watson. Ainsi, parlant de Stapleton qu’il pense bientôt pouvoir mettre hors d’état de nuire, Holmes s’écrie :

‘“[...] We have him, Watson, we have him, and I dare swear that before tomorrow night he will be fluttering in our net as helpless as one of his own butterflies. A pin, a cork, a card, and we add him to the Baker Street collection!” (p. 750)’

Holmes fait ici allusion à la qualité d’entomologiste de Stapleton, et il l’assimile de façon moqueuse à l’un des insectes que Stapleton lui-même ne cesse de traquer à travers la lande pour les épingler dans sa collection : retournement, et manière de dévorer celui qui lui-même passe son temps à piéger d’autres insectes — et aussi les divers protagonistes de l’intrigue. Mais ce thème de la dévoration apparaît aussi dans la qualification de Stapleton par Watson sous le terme de « brochet » :

‘Already I seemed to see our nets drawing close round that lean-jawed pike. (p. 752). ’ ‘The nets are all in place, and the drag is about to begin. We’ll know before the day is out whether we have caught our big, lean-jawed pike, or whether he has got through the meshes.” (p. 750). ’

Le criminel entomologiste se voit ainsi appliquer une métaphore tout à fait appropriée, dans la mesure où il s’agit d’un poisson qui dévore d’autres poissons aussi bien que des insectes, ce qui correspond bien à une situation criminelle où un homme tue un autre homme. Tue et dévore, même, faisant ainsi basculer la thématique de la dévoration vers celle du cannibalisme, où l’on franchit un pas de plus dans l’horreur criminelle. Ainsi, lors de sa première rencontre avec Stapleton (chapitre 7), Watson décrit ce dernier lorsqu’il se lance à la poursuite d’un insecte à travers le marécage qu’il est seul à connaître, et cette description confirme nos propos : ‘« His grey clothes and jerky, zigzag, irregular progress made him not unlike some huge moth himself »’ (p. 709). Ce cannibalisme « potentiel » trouvera une illustration particulièrement frappante à la fin du roman, lorsque le lecteur découvrira, avec Holmes et Watson, que le chien de Stapleton a dévoré l’épagneul du Dr Mortimer, avec lequel Watson jouait, de façon quelque peu puérile, dans le train qui les menait à Baskerville Hall :

‘[...] A skeleton with a tangle of brown hair adhering to it lay among the debris.
“A dog!” said Holmes. “By Jove, a curly-haired spaniel. Poor mortimer will never see his pet again. [...]” (p. 760)’

Nous pouvons désormais récapituler nos analyses de la manière suivante : le récit de Watson se caractérise par une représentation de la mort, influencée par la lecture de la Légende, sous la forme de la dévoration, voire de la dévoration cannibale. Ceci amène à de nombreuses « animalisations » des personnages principaux ou même mineurs — voir la description de Lestrade, policier de Scotland Yard appelé en renfort par Holmes au dernier moment : ‘« a small, wiry bulldog of a man »’ (p. 764) ; il s’agit également d’un homme qui, symboliquement, vit de la capture des autres, qui peuvent être considérés comme des proies pour lui. Enfin, un élément central de la diégèse contribue à cette thématique de la dévoration développée à partir de la Légende : c’est bien sûr le marécage, « the great Grimpen Mire », qui dévore ses victimes (dont, peut-être, Stapleton lui-même) à la manière d’un animal monstrueux — c’est en fait l’exemple typique de ce que nous appellerons dans le roman « l’instance de dévoration ». Ainsi, la description de la mort d’un poney dans ce marécage est tout à fait emblématique de cette peur d’être dévoré vivant qui traverse tout le roman, notamment à travers le vocabulaire employé par Stapleton, sans doute à dessein, pour effrayer Watson :

‘Only yesterday I saw one of the moor ponies wander into it. He never came out. I saw his head for a long time craning out of the bog-hole, but it sucked him down at last. (p. 707, nous soulignons)’

Bien que Stapleton se targue de maîtriser cette angoissante instance de dévoration, il mourra sans doute lui aussi au fond de ce marécage.

Il ne nous faut pas perdre de vue, dans ce parcours thématique, que nous sommes confrontés à des représentations ancrées dans la narration watsonienne, et qui donc reflètent une vision qui nous est donnée par ce personnage-narrateur, hormis lorsque ce dernier rapporte au discours direct les paroles des divers protagonistes. Mais nous sommes en tout cas au coeur de la problématique posée par la narration du roman, telle que nous l’avons étudiée dans notre chapitre précédent : il s’agit bien des rapports du récit avec l’histoire et de l’appréhension difficile de la réalité de l’histoire, toujours en train de se dérouler, par une narration peu fiable. Les tenants et les aboutissants de cette situation résident dans les fantasmes que Watson projette dans son récit, sur la réalité de l’enquête, et tout d’abord le fantasme du cannibalisme ou, plus largement, le fantasme lié à la représentation de pulsions primitives de survie, où il s’agit « de manger ou d’être mangé » :

‘On all sides of you as you walk are the houses of these forgotten folk, with their graves and the huge monoliths which are supposed to have marked their temples. As you look at their grey stone huts against the scarred hillsides you leave your own age behind you, and if you were to see a skin-clad, hairy man crawl out from the low door, fitting a flint-tipped arrow on to the string of his bow, you would feel that his presence there was more natural than your own. The strange thing is that they should have lived so thickly on what must always have been most unfruitful soil. I am no antiquarian, but I could imagine that they were some unwarlike and harried race who were forced to accept that which none other would occupy. (p. 712-713)’

La part d’animalité en l’homme lui commande de dévorer les autres pour survivre et échapper lui-même à d’autres instances de dévoration. Mais que nous disent ces représentations de pulsions primitives quant aux mécanismes narratifs et psychiques qui leur sont liés ? Remarquons tout d’abord que le cannibalisme ressortit à un mode d’appréhension du réel dans lequel l’Autre est « assimilé » intégralement, dans son entier, par la dévoration, c’est-à-dire que lorsque le sujet dévorant appréhende un objet, il ne distingue plus son sujet de la réalité de l’objet désiré et dévoré. En d’autres termes, nous sommes alors dans une situation de fusion entre sujet et objet, dans laquelle les points de repère, les limites subjectives se brouillent, s’estompent peu à peu pour finalement disparaître. C’est bien ce qui se dégage de la description du marécage « Grimpen Mire », élément essentiel de l’atmosphère inquiétante de la diégèse, tel qu’il est abordé par Watson :

‘Life has become like that Grimpen Mire, with little green patches everywhere into which one may sink, and with no guide to point the track. (p. 711)’

Cette approche de la fusion nous rappelle le rôle que jouait le cannibalisme chez les tribus primitives et que Freud a analysé dans Totem et tabou :255

‘La motivation la plus élevée du cannibalisme des primitifs repose sur une déduction analogue. En absorbant par l’acte de manger des parties du corps d’une personne, on s’approprie également les qualités qui ont appartenu à cette personne. (p. 198)’ ‘En nous fondant sur la cérémonie du repas totémique, nous pouvons apporter une réponse à ces questions : un jour, les frères qui avaient été chassés se coalisèrent, tuèrent et mangèrent le père, mettant ainsi fin à la horde paternelle. Unis, ils osèrent entreprendre et réalisèrent ce qu’il leur aurait peut-être été impossible de faire isolément. (Peut-être qu’un progrès de la civilisation, l’usage d’une arme nouvelle leur avait donné le sentiment de leur supériorité). Qu’ils aient également mangé le cadavre va de soi pour le sauvage cannibale. Le père originaire tyrannique avait certainement été le modèle envié et redouté de chacun des membres de la troupe des frères. Dès lors, dans l’acte de le manger, ils parvenaient à réaliser l’identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la commémoration de ce geste criminel mémorable qui a été au commencement de tant de choses, organisations sociales, restrictions morales et religions. (p. 289-290)’

Les peuplades primitives pensaient donc en mangeant le corps de leurs ennemis s’approprier leur puissance et leurs qualités, ce qui dénote une attitude mentale qui confond les registres de l’avoir (incorporer en soi le corps de son ennemi) et de l’être (acquérir ses qualités). C’est-à-dire que, dans ce cas, la distinction entre le sujet et l’objet n’est plus pertinente, ce qui est le propre d’une relation fusionnelle.

Il est temps à présent de nous interroger sur les manifestations dans le roman de ce régime de la fusion, notamment dans ses contaminations profondes de la vision de certains personnages, et en premier lieu, bien sûr, Watson. L’indistinction caractéristique de la fusion touche ainsi souvent à la capacité de Watson à déterminer la véritable identité de ses interlocuteurs, d’où nombre de malentendus et quiproquos. Ces erreurs commises sur l’identité sont tout d’abord le fruit d’un mauvais tour que Stapleton joue à Holmes et à Watson, lorsque, à Londres, il prétend à dessein porter lui-même le nom du fameux détective afin de se moquer du véritable Holmes, dont il sait qu’il va interroger le conducteur du fiacre qui l’a conduit :

‘“[...] Only just as he was leaving he turned round and said: “It might interest you to know that you have been driving Mr Sherlock Holmes.” That’s how I came to know the name.” (p. 698)’

Cette tromperie volontaire sur l’identité de Stapleton va ensuite créer, par contamination, un climat propice à la multiplication des malentendus, que l’on peut citer rapidement. Lors de sa première rencontre avec Watson, Beryl Stapleton le prend pour sir Henry et tente de le prévenir du danger qui le menace, mais Watson semble ne pas se rendre compte de ce quiproquo, ni de la peur qu’éprouve Beryl envers son mari, ce qui l’empêche, faute de temps, de se montrer plus explicite avec celui qu’elle prend pour l’héritier des Baskerville (chapitre 7, pp. 709-710). Plus tard, bien sûr, nous découvrirons aussi que Watson s’avère incapable de reconnaître la silhouette de Sherlock Holmes qui se découpe sur la lande et qu’il confond avec celle d’un mystérieux « Man on the Tor » qu’il rend responsable de tous les événements inexplicables qui l’entourent (voir p. 726). Holmes lui-même n’est pas à l’abri de ce type d’erreurs et au chapitre 12 (p. 744-745), il confond, avec Watson, le cadavre de Selden et celui de sir Henry, pour la raison que Selden, qui a été effrayé par le chien et s’est jeté du haut d’un rocher, porte les habits de sir Henry,256 ce qui d’ailleurs a trompé le chien, et peut-être également Stapleton par la même occasion : ‘« Stapleton turned a ghastly face upon us, but by a supreme effort he had overcome his amazement and his disappointment »’ (p. 746). Enfin, et de façon assez dramatique, nous trouvons un dernier exemple de ce type de malentendus lorsque Beryl Stapleton, lors de la poursuite du chien au cours de laquelle sir Henry aura servi en quelque sorte d’ « appât », s’enquiert de l’état de sir Henry alors que tous ceux qui sont présents pensent qu’elle s’inquiète du sort de son mari, Stapleton : ‘«  No, no, I did not mean my husband. Sir Henry? Is he safe? »’ (p. 758). Nous sommes donc confrontés dans ce roman à un régime de la fusion, initié par Stapleton lors de la poursuite en fiacre, à Londres, au chapitre 4, et dont la maîtrise revient apparemment à Stapleton également, dans la mesure où le symbole essentiel de ce régime de la fusion, le marécage de Grimpen, est « contrôlé » par l’entomologiste avant le dénouement qui voit le marécage dévorer son maître : ‘« And yet I can find my way to the very heart of it and return alive »’ (p. 707). A la manière de Stapleton, nous allons tenter à notre tour d’explorer plus avant cet univers sombre et mortifère, sans toutefois nous y perdre, afin de déceler les mécanismes qui le sous-tendent.

Dans cette perspective, nous pouvons déjà proposer une interprétation plus poussée des motivations qui animent les personnages dont les actes et les paroles sont représentatifs de ce régime de la fusion. L’angoisse de la dévoration, principale manifestation des pulsions fusionnelles dans le roman, représente en réalité la transformation d’un désir de jouissance fusionnelle devenu angoisse sous l’effet de la Loi et du refoulement. En effet, selon Freud, dans son analyse du fantasme de l’enterré vivant évoqué dans « L’inquiétante étrangeté », ce qui était au départ jouissance se voit transformé en source d’angoisse par le jeu du refoulement :

‘C’est ici le lieu d’avancer deux remarques dans lesquelles je voudrais déposer l’essentiel du contenu de cette petite investigation. Premièrement, si la théorie psychanalytique a raison quand elle affirme que tout affect qui s’attache à un mouvement émotionnel, de quelque nature qu’il soit, est transformé par le refoulement en angoisse, alors, il faut que se détache parmi les cas de l’angoissant un groupe dont on puisse démontrer que cet angoissant-là est quelque chose de refoulé qui fait retour. Cette espèce de l’angoissant serait justement l’étrangement inquiétant, et dans ce cas, il doit être indifférent qu’il ait été lui-même angoissant à l’origine ou qu’il ait été porté par un autre affect. Deuxièmement, si là est réellement la nature secrète [geheim] de l’étrangement inquiétant, nous comprenons que l’usage linguistique fasse passer le Heimlich en son contraire, le Unheimlich [...], puisque ce Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. La mise en relation avec le refoulement éclaire aussi maintenant pour nous la définition de Schelling selon laquelle l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. (p. 245-246)’ ‘Nombre de personnes décerneraient le prix de l’étrangement inquiétant à l’idée d’être enterré en état de léthargie. Simplement, la psychanalyse nous a enseigné que ce fantasme effrayant n’est que la transmutation d’un autre qui n’avait à l’origine rien d’effrayant, mais se soutenait au contraire d’une certaine volupté, à savoir le fantasme de vivre dans le sein maternel. (p. 250)’

Nous pouvons donc rattacher cette analyse de la pulsion fusionnelle à l’idée du tabou et du refoulement portant sur une jouissance et un désir primitifs, comme le cannibalisme et l’idéal fusionnel qu’il véhicule, idéal désormais rendu obscène par les interdits moraux. L’articulation et l’échange entre désir et angoisse, le désir devenu angoisse, nous rappelle l’exaltation de Stapleton ainsi que le sentiment d’horreur ressenti par Holmes et Watson devant le cadavre de Selden qu’ils prennent pour celui de sir Henry, au chapitre 12. Cette scène inscrit le désir fusionnel comme pulsion de mort, de fusion avec l’indifférencié, et de régression. Nous allons maintenant tenter de définir plus en détails le désir qui est au coeur de la pulsion fusionnelle génératrice d’angoisse.

Notes
255.

Totem et tabou — Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, Gallimard, 1993.

256.

Barrymore avait en effet donné des vêtements ayant appartenu à sir Henry à Selden, son beau-frère, afin de faciliter la fuite de ce dernier. Voir p. 745 : « I remembered how the baronet had told me that he had handed his old wardrobe to Barrymore. Barrymore had passed it on in order to help Selden in his escape. »