B. Les relations intersubjectives : une manifestation des pulsions fusionnelles.

La situation de (con)fusion, ou d’indistinction, que nous venons de décrire dans le roman révèle donc le coeur des préoccupations du narrateur watsonien, et met au jour l’existence d’un véritable réseau de significations liées par leur appartenance à ce régime. Dès lors, il est possible de se demander si ce régime de la fusion se voit contré, ou renforcé, par d’autres modes de relations intersubjectives représentées dans le texte, et si d’autres représentations viennent prolonger et préciser la signification d’un tel ensemble fantasmatique qui, s’il concerne en priorité le narrateur Watson, reflète également une vision plus large des enjeux essentiels du texte.

Le désir — ou la peur — de la fusion ne s’applique pas uniquement, dans The Hound of the Baskervilles, à la dévoration et à l’image de la mort qu’elle véhicule mais aussi, bien sûr, à des relations intersubjectives peut-être mieux analysables. Or, excepté les relations entre le criminel et ses victimes, ou ceux qu’il dupe — relations que nous avons déjà abordées —, il est clair que le second versant des rapports individuels développés dans le roman se situe au niveau de la relation hommes/femmes. En effet, nul doute que, si Holmes parvient à déjouer les projets de Stapleton, c’est en grande partie grâce à sa découverte du véritable lien, conjugal, qui unit Stapleton et celle qu’il désire faire passer pour sa soeur. Quelle est donc la nature de cette relation hommes/femmes, telle qu’elle est rapportée par le narrateur, toujours ; et comment se situe-t-elle par rapport au régime de la fusion qui est principalement commandé par un homme, Jack Stapleton ?

Une première étape de notre réflexion va consister à analyser la représentation des femmes par un homme, Watson, dans le récit. Il est frappant de constater que la description des femmes est particulièrement ambivalente, à commencer par celle de Mrs/Miss Stapleton. Celle-ci cherche en effet à prévenir Watson, qu’elle prend, au chapitre 7, pour sir Henry, du danger qui le menace, mais sans pourtant dénoncer son mari :

‘“I cannot explain.” She spoke in a low, eager voice, with a curious lisp in her utterance. “But for God’s sake do what I ask you. Go back, and never set foot upon the moor again.” (p. 709)’

De même, lorsqu’à Londres elle envoie une lettre anonyme à sir Henry pour le mettre en garde, son attitude reflète à la fois la soumission à son mari, qui lui inspire une peur certaine, et un désir de rebellion à son encontre. C’est cette ambivalence que note Holmes à la fin du roman : ‘« Stapleton exercised an influence over her which may have been love or may have been fear, or very possibly both, since they are by no means incompatible emotions. »’ (p. 765-766). Beryl Stapleton suit donc un parcours qui la mène de la soumission à la révolte, jusqu’au point où elle abandonne totalement son mari pour aider la police à le capturer : ‘« It helped us to realize the horror of this woman’s life when we saw the eagerness and joy with which she laid us on her husband’s track. »’ (p. 759). Une autre femme est décrite de manière similaire : il s’agit de Laura Lyons. Le portrait qu’en trace Watson lors de leur première entrevue est assez révélateur sur ce point :

‘The first impression left by Mrs Lyon was one of extreme beauty. Her eyes and hair were of the same rich hazel colour, and her cheeks, though considerably freckled, were flushed with the exquisite bloom of the brunette, the dainty pink which lurks at the heart of the sulphur rose. Admiration was, I repeat, the first impression. But the second was criticism. There was something subtly wrong with the face, some coarseness of expression, some hardness, perhaps, of eye, some looseness of lip which marred its perfect beauty. But these, of course, are afterthoughts. At the moment I was simply conscious that I was in the presence of a very handsome woman, and that she was asking me the reasons for my visit. (p. 733)’

Nous pouvons remarquer que le terme « handsome » appliqué à Mrs Lyons, terme d’habitude plus courant pour décrire un homme, évoque l’idée que l’ambivalence de Laura Lyons est aussi d’ordre sexuel, outre les remarques formulées par Watson sur ‘« some coarseness of expression »’. D’autre part, nous avons ici affaire à une femme qui s’est révoltée contre son mari et qui essayait d’obtenir un divorce à l’époque du meurtre de sir Charles, ce qui permit à Stapleton de lui mentir et de l’utiliser pour tendre un piège à sir Charles : ‘« At the time that I wrote this letter to Sir Charles I had learned that there was a prospect of my regaining my freedom if certain expenses were met »’ (p. 735). En d’autres termes, et comme Beryl Stapleton, il s’agit d’une femme révoltée qui ne s’est pourtant pas libérée de l’emprise, maléfique, de Stapleton. Enfin, dernier exemple d’ambivalence féminine, Mrs Barrymore, personnage mineur dans l’intrigue, est néanmoins chargée du même caractère surprenant et duel que les autres femmes dans le roman. Ainsi, Watson s’exclame lorsqu’il apprend qu’elle est la soeur de l’effrayant Selden : ‘« Was it possible that this stolidly respectable person was of the same blood as one of the most notorious criminals in the country ? »’ (p. 722).

Cette ambivalence féminine dans le récit watsonien suscite des réactions pour le moins embarrassées de la part des hommes qui sont confrontés à ces situations, et notamment Watson lui-même. Ainsi, il ne comprend pas l’attitude de Beryl Stapleton qui, au chapitre 7 (pp. 709-710), cherche à le prévenir sans trahir son mari. De même, il sort dépité et perplexe de son entrevue avec Mrs Lyons : ‘« I came away baffled and disheartened. Once again I had reached that dead wall which seemed to be built across every path by which I tried to get at the object of my mission. »’ (p. 735). D’autre part, la réaction de révolte totale, voire de trahison à l’encontre de son mari, qui est celle de Beryl à la fin du texte, semble également embarrasser les hommes présents dans cette scène, puisqu’ils se tiennent cois, sans doute mal à l’aise devant ses propos excessifs :

‘She laughed and clapped her hands. Her eyes and teeth gleamed with fierce merriment.
“He may find his way in, but never out,” she cried. “How can he see the guiding wands to-night? We planted them together, he and I, to mark the pathway through the Mire. Oh, if I could only have plucked them out to-day! Then indeed you would have had him at you mercy.” (p. 759)’

Mais la réaction de Stapleton envers les deux femmes emblématiques du roman — Beryl Stapleton et Laura Lyons — s’avère plus répressive dans la mesure où il refuse de reconnaître leur liberté, et surtout leur liberté sexuelle, et cherche à garder le contrôle de leur féminité pour parvenir à ses propres fins. Ces deux femmes lui servent d’appât pour attirer sir Charles, puis sir Henry, dans son piège, mais il veille scrupuleusement à ce que le jeu de la séduction ne dépasse pas les strictes limites qu’il a fixées. Ainsi, il interdit à Laura Lyons de se rendre au rendez-vous qu’il lui a pourtant demandé d’arranger avec sir Charles, et il intervient pour empêcher la relation entre Beryl et sir Henry d’aller trop loin :

‘“And then after you had sent the letter he dissuaded you from keeping the appointment? ”
“He told me that it would hurt his self-respect that any other man should find the money for such an object, and that though he was a poor man himself he would devote his last penny to removing the obstacles which divided us.” (p. 753)’ ‘[...] Next moment I saw them spring apart and turn hurriedly round. Stapleton was the cause of the interruption. He was running wildly towards them, his absurd net dangling behind him. (p. 718-719)’

Cette répression de la sexualité féminine, qui se double d’une utilisation malveillante de la personne des femmes, s’accompagne aussi du refus d’accorder la parole à Beryl lorsque, par exemple, Stapleton présente leur couple au Docteur Watson :

‘“Queer spot to choose, is it not?” said he, as if in answer to my thought. “And yet we manage to make ourselves fairly happy, do we not , Beryl?”
“Quite happy,” said she, but there was no ring of conviction in her words. (p. 710)’

Il est clair que Stapleton parle ici à la place de sa femme, voire qu’il va à l’encontre des véritables pensées de son épouse.

L’attitude des hommes dans leurs relations avec une féminité ambivalente peut aussi se lire à travers les caractéristiques que ces hommes affichent en général. Ainsi, l’ensemble thématique que nous avons dégagé se révèlera peut-être plus clair si nous constatons qu’une certaine figure masculine essentielle dans le roman, sir Henry, apparaît souvent comme un enfant, et en outre comme un enfant capricieux et colérique. Dès le début de l’intrigue, il réclame la vérité au sujet de son héritage, et veut connaître le contenu de la Légende, mais ses paroles résonnent comme celles d’un enfant qui réclame un peu d’attention de la part des adultes :

‘“It seems to me that all you gentlemen know a great deal more than I do about my own affairs.” (p. 686)’ ‘“[...] It is time that you kept your promise, and gave me a full account of what we are all driving at.” (p. 688)’

D’autre part, lors du départ pour le Devonshire, Holmes demande à Watson de veiller sur l’héritier des Baskerville comme on le ferait pour un enfant, et en somme de jouer les « chaperons » avec cet homme, rôle que le docteur s’efforcera de tenir notamment lorsque sir Henry partira sur la lande, seul, afin de rejoindre Beryl Stapleton :

‘“Well, you know what my instructions are. I am sorry to intrude, but you heard how earnestly Holmes insisted that I should not leave you, and especially that you should not go alone upon the moor.” (p. 718)’

Enfin, héritier des Baskerville, sir Henry se trouve symboliquement dans la position du fils, et non plus simplement d’un enfant, puisqu’il doit hériter, précisément, de la propriété de ses aïeux — c’est même cette qualité qui définit principalement son rôle sur le plan diégétique, dans l’intrigue criminelle à proprement parler. Ce fils a un caractère assez difficile, si l’on se réfère à ses réactions de colère devant des incidents mineurs comme le vol de l’une de ses bottes dans son hôtel londonien : semblable à un « enfant gâté », il supporte mal les contrariétés et parle en maître des lieux dans ce contexte, ce qui ne le rend pas, d’ailleurs, des plus sympathiques aux yeux de Holmes :

‘As we came round the top of the stairs we had run up against Sir Henry Baskerville himself. His face was flushed with anger, and he held an old and dusty boot in one of his hands. So furious was he that he was hardly articulate, and when he did speak it was in a much broader and more Western dialect than any which we had heard from him in the morning.
“Seems to me they are playing me for a sucker in this hotel,” he cried. “They’ll find they’ve started in to monkey with the wrong man unless they are careful. By thunder, if that chap can’t find my missing boot there will be trouble. I can take a joke with the best, Mr Holmes, but they’ve got a bit over the mark this time.” (p. 693)’

Enfin, il est également intéressant de noter la description de Selden par sa soeur, Mrs Barrymore, sous les traits d’un enfant gâté qui est devenu par la suite un sybarite : ‘« We humoured him too much when he was a lad, and gave him his own way in everything, until he came to think the world was made for his pleasure, and that he could do what he liked in it. »’ (p. 722-723).