C. Fusion et Oedipe.

Pour résumer nos analyses, nous sommes donc confrontés à une vision ambivalente de la féminité, à laquelle répond, chez les hommes, une attitude à tout le moins embarrassée — c’est le cas chez Watson — ou bien, chez Stapleton, une manipulation et une répression de la sexualité féminine. D’autre part, sir Henry, l’un des personnages principaux du roman, et le seul à tomber amoureux d’une femme au cours de l’intrigue, présente des caractéristiques qui le rapprochent de l’enfant et de la position filiale. Tous ces éléments nous permettent d’avancer une hypothèse qui va éclairer et prolonger notre commentaire sur ce que nous avons appelé le régime de la fusion. En effet, la situation de sir Henry par rapport au couple des Stapleton présente une ressemblance frappante avec la situation oedipienne, dans laquelle l’enfant éprouve pour le parent de sexe opposé un désir d’ordre sexuel, que le parent de même sexe réprouve. Ainsi, Stapleton intervient pour empêcher sir Henry de faire sa cour à Beryl, ce que sir Henry ne peut comprendre, étant donné qu’il ne sait pas que c’est précisément le désir sexuel que Stapleton ne peut accepter entre lui et Beryl — ainsi, sir Henry, parlant de Stapleton, s’exclame :

‘“He can’t object to my worldly position, so it must be myself that he has this down on. What has he against me? I never hurt man or woman in my life that I know of. And yet he would not so much as let me touch the tip of her fingers.” (p. 719)257

L’aveuglement de sir Henry, dans cette situation, ainsi que son caractère entier et sa hâte de voir ses désirs se réaliser immédiatement, évoquent immanquablement l’attitude du fils dans le conflit oedipien qui l’oppose au père. De même, la répression et le contrôle qu’exerce Stapleton sur la sexualité de sa femme apparaissent, dans ce contexte, comme le pendant du désir du fils et reflètent son point de vue quant à la position du père qui pose l’interdit de l’inceste. D’où une vision ambivalente de la féminité, à la fois offerte, soumise, et refusée en raison de l’opposition d’un tiers — une féminité à la fois, aussi, attirante et effrayante de par le danger qu’elle représente. Ce schéma oedipien répète en fait celui qu’avait connu sir Charles lorsque Stapleton avait empêché Laura Lyons, amoureuse elle aussi de Stapleton, de se rendre au rendez-vous fixé avec lui :

‘“And then after you had sent the letter he dissuaded you from keeping the appointment?” [...]
“He appears to be a very consistent character. [...]” (p. 753)’

La remarque ironique prononcée par Sherlock Holmes — Stapleton s’étant montré ici particulièrement contradictoire puisqu’il favorise puis interdit l’entrevue entre le fils, sir Charles, et Laura Lyons, qui joue le même rôle que celui que Beryl joue pour sir Henry, c’est-à-dire le rôle de la mère — cette remarque s’avère également caractéristique de l’ambivalence de la vision du père lors du conflit oedipien, où l’enfant construit les images opposées du « bon » et du  « mauvais » père.

Il reste à déterminer la relation de cet ensemble thématique avec le régime de la fusion auquel se rattache la peur de la mort par dévoration qui imprègne tout le texte. Il semble que l’on peut associer Stapleton à ce régime, puisqu’il est à l’origine de cette peur de la dévoration qui, s’il prétend la maîtriser, va causer sa perte à travers l’inquiétant symbole du Great Grimpen Mire. Cependant, sir Henry lui aussi a partie liée à cette pulsion fusionnelle, dès lors que son désir oedipien pour la mère est de l’ordre d’un désir de fusion avec une femme sur laquelle pèse l’interdit du père. Ainsi, ses sentiments à l’égard de Beryl Stapleton apparaissent subits et peut-être quelque peu excessifs, dans la mesure où son attachement à l’épouse de Jack Stapleton prend parfois un aspect obsessionnel :

‘From the first moment that he saw her he appeared to be strongly attracted by her, and I am much mistaken if the feeling was not mutual. (p. 714)’ ‘I have seldom seen a man more infatuated with a woman than he is with our beautiful neighbour, Miss Stapleton. (p. 717)’ ‘“[...] I tell you, Watson, I’ve only known her these few weeks, but from the first I just felt that she was made for me, and she, too—she was happy when she was with me, and that I’ll swear. There’s a light in a woman’s eyes that speaks louder than words. [...]” (p. 719)’

Cet attachement exclusif, et presque fusionnel, à la personne de Beryl révèle bien chez sir Henry une configuration de type oedipien, car c’est également un désir fusionnel qui est contrarié dans la crise oedipienne, contrarié afin de permettre à l’enfant de construire sa propre identité (notamment son identité sexuelle) en dehors (et à partir) du couple parental.

Dans cette perspective, le roman propose sa vision d’une résolution du conflit oedipien à travers le couple des Stapleton et le personnage de sir Henry. En effet, sir Henry va devoir renoncer à son désir pour Beryl de manière à pouvoir accéder à une certaine maturité, à un comportement et à des sentiments plus « adultes ». Ainsi, il devra admettre avoir été trompé par Beryl, et cela va le faire évoluer, sa manière d’aborder les événements va changer :

‘The two of them [Sir Henry and Dr Mortimer] were destined to travel together round the world before sir Henry had become once more the hale, hearty man that he had been before he became master of that ill-omened estate. (p. 759)’ ‘A long journey may enable our friend to recover not only from his shattered nerves but also from his wounded feelings. His love for the lady was deep and sincere, and to him the saddest part of all this black business was that he should have been deceived by her. (p. 765)’

Ce voyage avec le docteur Mortimer n’est qu’une prolongation du rite initiatique qui, au cours de l’intrigue, aura conduit sir Henry à changer, à abandonner un attachement fusionnel à une femme qui, à travers l’image qu’il en a, présente des caractéristiques ambivalentes typiques de la situation oedipienne. Il faut noter, également, que ce détachement d’un amour oedipien peut avoir un lien avec l’histoire personnelle particulièrement douloureuse de Laura Lyons, telle qu’elle est racontée à Watson par le docteur Mortimer :

‘“Exactly. She married an artist named Lyons, who came sketching on the moor. He proved to be a blackguard and deserted her. The fault, from what I hear, may not have been entirely on one side. Her father refused to have anything to do with her, because she had married without her consent, and perhaps for one or two other reasons as well. So, between the old sinner and the young one the girl has had a pretty bad time.” (pp. 730-731)’

La formulation employée par Mortimer suggère que, malgré son apparente insoumission au père lors de son mariage, Laura Lyons a épousé un homme assez semblable à Mr Frankland, puisqu’ils sont tous deux définis par le même terme — « sinner ». Ainsi, ce mariage malheureux apparaît comme le signe, avant que sir Henry n’en fasse la cruelle expérience, qu’un attachement oedipien — épouser un homme semblable à son père — ne s’avère pas viable et ne peut faire le bonheur de celle (ou de celui) qui le ressent.

Il faut remarquer ici que, dans le contexte d’un imaginaire fusionnel véhiculé par la thématique de la dévoration, la configuration oedipienne qui se dessine dans le roman intervient, en tant que telle, non comme le prolongement mais comme l’arrêt du régime de la fusion. En effet, avant même qu’elle ne trouve sa solution, la crise constitue en elle-même un désengagement qui permet au sujet d’exister, de ne pas sombrer dans l’indifférencié, à travers la reconnaissance de ses propres limites et de la castration symbolique qui le fait advenir en tant que sujet clivé, notamment, nous le verrons au chapitre suivant, par le langage. Pour l’heure, c’est principalement au niveau d’une reconnaissance d’une frustration que se joue la castration symbolique qui va permettre à sir Henry de devenir plus adulte, plus mature, et cette castration apparaît en filigranes dans certains termes du texte relatifs à l’expérience vécue par le baronnet : ‘« A long journey may enable our friend to recover not only from his shattered nerves, but also from his wounded feelings. »’ (p. 765, nous soulignons).

Cependant, il reste bien un élément inassimilable par ce rite initiatique, et qui va concentrer toute la problématique liée à la fusion au terme de l’évolution que connaît le personnage de sir Henry. En effet, le Great Grimpen Mire, qui se retourne contre celui qui a tenté de l’utiliser, c’est-à-dire Stapleton qui cacha le chien sur des ilôts inaccessibles au-delà du marécage, symbolise comme nous l’avons vu une entité dévorante toujours présente — et active — lors du dénouement. Il s’agit donc d’un résidu d’une thématique jamais totalement dépassée ou intégrée, que l’on peut analyser dans ses ramifications et dans le traitement qu’en font les divers personnages. Il est à remarquer, également, que cette thématique, si elle apparaît bien à travers le discours watsonien et reflète les obsessions d’un narrateur fortement impliqué dans l’histoire qu’il relate, revêt aussi un caractère « objectif » plus général par rapport auquel l’autre « métanarrateur » clé, Sherlock Holmes, va se déterminer. Après la vision de Watson, et d’autres personnages qui lui sont liés, comme sir Henry, nous allons donc à présent aborder la vision holmesienne de l’intrigue et des thématiques, voire des fantasmes, que nous avons dégagés dans un premier temps.

Notes
257.

Sir Henry ne s’est jamais montré violent avec une femme, contrairement à Stapleton, le père auquel sir Henry s’oppose : « Threats and even, I am sorry to say, blows failed to move her. » (p.762).